8 minutes de lecture

Dans son premier rapport d’avril 2019, le Conseil National de Productivité propose une analyse approfondie des évolutions et déterminants de la productivité et de la compétitivité en France au sein de la zone euro. Il s’intéresse notamment aux causes de son ralentissement depuis plus de 20 ans. Il a inspiré à Emmanuel Couvreur, membre du Groupe Ressources de la Fédération de la métallurgie CFDT sur la QVT des réflexions sur notre conception française du management, un thème absent du débat national et syndical actuel.

Après un panorama assez large des facteurs communs aux pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economiques), notre propos vise à pointer les éléments spécifiques à la France dans un contexte social et politique qui semble se désintéresser des faiblesses du management actuel des entreprises françaises. La responsabilité du patronat est clairement engagée pour un véritable dialogue social en ce sens avec les partenaires sociaux.

Si le ralentissement de la productivité est plus marqué en France, le rapport met en évidence des compétences de la main d’œuvre plus faibles que dans la moyenne de l’OCDE avec une aggravation liée aux exigences croissantes du fait de l’évolution de la technologie. Les différentes enquêtes européennes pointent une déqualification au fil de la vie active, plus particulièrement chez les salariés les plus précaires. Le World Management Survey souligne le score moyen de la France dans la qualité de son management et des pratiques organisationnelles au sein des entreprises. En clair les entreprises françaises sont moins performantes sur les aspects humains du management que sur les techniques de production. Plus globalement, les performances françaises en matière d’innovation apparaissent nettement inférieures à celles des principaux pays européens du fait d’un système productif moins orienté vers l’industrie que chez nos partenaires.

Certes la France connaît un niveau de productivité horaire élevé qui s’explique en partie par son taux de chômage élevé qui exclut de fait les personnes au chômage ou inactives. Une étude économétrique de 2012 pratiquée sur un panel de 22 pays de l’OCDE montre qu’une hausse du taux d’emploi de 1 % réduit la productivité du travail de 0,5 %. D’autre part, la tertiarisation de l’économie pèse sur l’évolution des gains de productivité, car ceux-ci sont moins élevés dans les services que dans l’industrie qui est passée de 30 % en 1980 à 15 % de part dans l’emploi actuel en France.

Des compétences insuffisantes et inadéquates

Le système d’éducation français pénalise les élèves issus des milieux les plus défavorisés qui ont 4 fois plus de risques d’être parmi les élèves en difficulté (contre 3 fois pour la moyenne OCDE). 100 000 jeunes français quittent le système scolaire sans diplôme chaque année et le niveau des 25/34 ans en France est en dessous de la moyenne des pays avec une massification plus tardive de l’éducation secondaire et supérieure. Ce phénomène est aggravé en cours de carrière par un accès plus faible à la formation continue (32 % des adultes français ont bénéficié d’une formation au cours des 12 derniers mois d’activité contre 60 % dans les pays nordiques). Cette situation est encore plus dramatique pour les personnes à faible niveau de compétences (17 %). La forte proportion de contrats courts accentue encore un peu plus ce déficit de formation professionnelle pour les salariés les plus précaires qui subissent ainsi la double peine : précarité et absence de formation. Les conséquences ne se font pas attendre en matière de :

  • compétences comportementales telles que : confiance en ses propres capacités, estime de soi, gestion de l’anxiété et la persévérance, mais aussi socialement dans la coopération, le respect ou la tolérance qui ont un impact décisif sur les performances économiques et sociales globales. (Voir Enquête PIIAC de 2012)
  • relations hiérarchiques : une organisation des entreprises françaises plus verticale et aussi plus conflictuelle avec un impact déterminant sur la productivité, l’innovation et la croissance, mais aussi sur le niveau de bien-être de salariés vivant sous la contrainte avec un climat de tensions au quotidien.

L’inadéquation des compétences impacte fortement la productivité du travail avec 23 % des salariés sous-qualifiés par rapport au poste occupé, soit un des taux les plus élevés de l’OCDE. Ainsi inadéquation des compétences rime avec une plus faible productivité du fait d’une moindre efficience.

Un déficit de qualité du management

Le rapport pointe de façon très explicite l’insuffisante qualité du management et des pratiques organisationnelles qui correspondent à une part substantielle des écarts de productivité entre pays ou entre entreprises.

«Plusieurs dimensions d’un management efficace sont mises en avant par les études récentes :

  1. capacité à évaluer et à superviser la performance ainsi qu’à améliorer les procédés existants;
  2. capacité à fixer des objectifs adéquats, à les respecter et à modifier la stratégie en cas d’incohérence entre objectifs et résultats;
  3. capacité à décentraliser le processus de décision, à autonomiser les salariés et à les faire travailler en équipe;
  4. capacité à utiliser au mieux les ressources humaines en mettant en place des systèmes d’incitation à la performance et de promotion des talents.» 

L’indicateur synthétique du World Management Survey place la France assez loin derrière les économies anglo-saxonnes, l’Allemagne et les pays nordiques. Les enquêtes de la Fondation de Dublin notamment sur les Conditions de travail et sur les Entreprises établissent un lien fort entre faible autonomie/organisation du travail pauvre et management vertical. Ainsi la France apparaît en 29ème position sur 34 pays enquêtés à la question : «Etes-vous informés, consultés ou concertés en cas d’évolution ou de changement dans l’organisation de votre travail?». France Stratégie dans une étude menée en 2016, démontre des gains de performance de 20 % supérieurs dans les entreprises qui anticipent leur gestion de compétences avec un accès important à la formation et développent un management participatif avec un travail en équipe.

En tant qu’ancien membre du Conseil d’Administration de la Fondation de Dublin au titre des syndicats français de 2010 à 2016, j’ai pu faire le constat que les pays les plus performants en termes d’emploi et de conditions de travail étaient aussi les pays ayant le plus fort dialogue social. Dit autrement, la mauvaise qualité des relations sociales et cette incapacité à se faire confiance réduisent fortement les possibilités de coopération et la mise en œuvre de meilleures pratiques managériales en France.

Pourquoi un tel silence sur la qualité du management de nos entreprises dans le débat actuel?

Au vu des analyses apportées par un tel rapport, la question mérite d’être posée dans la conjoncture sociale actuelle et à l’issue d’un long débat qui semble faire l’économie d’une réflexion et de véritables propositions sur l’amélioration de la performance et le bien-être des salariés dans l’entreprise.

En tant que syndicaliste impliqué depuis plusieurs années avec la Fédération des Métaux CFDT dans une démarche prônant le Dialogue sur la Qualité du Travail avec la mise en place d’espaces de discussions sur le travail, il est clair que l’amélioration socioéconomique du pays ne peut pas dépendre des seules initiatives de l’Etat et que le patronat français porte une large responsabilité dans l’état actuel de la compétitivité du pays.

Le manque de dialogue social est à l’image du management d’un certain nombre d’entreprises qui continuent à privilégier un management vertical, une vision court-termiste et une mise en concurrence des salariés contraints à vivre des tensions et à venir travailler pour certains avec la boule au ventre.

Comment un salarié peut-il être efficace et investi dans son travail, s’il n’est pas associé et impliqué dans les changements qui impactent son poste de travail ? Comment un salarié peut-il être dans la confiance, si sa parole est inutile parce que non écoutée ou non prise en compte ? Comment un salarié peut-il être dans la coopération, si le management joue la carte de la surenchère et de la mise en concurrence entre services ?

Toutes les analyses exprimées par le rapport du CNP démontrent que l’inadéquation des compétences et l’insuffisante qualité du management sont au cœur de nos difficultés économiques et sociales dans notre pays. Pour dire les choses a contrario, on pourrait se dire quel potentiel et quel gisement de productivité existent dans nos entreprises capables de répondre à notre ambition de compétitivité et à un meilleur pouvoir de vivre des salariés.

Quelle efficacité pourrions-nous obtenir si les salariés étaient un peu plus autonomes et à l’initiative dans leur travail ? Les fameuses compétences comportementales évoquées dans le rapport ne sont que très rarement abordées et valorisées en tant que telles comme sources d’efficacité et d’émancipation des personnes. Il en va de même avec les relations hiérarchiques privilégiant le conseil et l’accompagnement des salariés. Il n’est plus possible de passer sous silence cet énorme gâchis organisé qui pénalise le résultat de l’entreprise, mais aussi la santé du salarié pris au sens le plus large de santé physique et mentale, mais aussi individuelle et collective.

Cette insuffisante qualité du management n’est pas étrangère à la crise démocratique que nous vivons depuis plusieurs mois avec les Gilets Jaunes. Ce sentiment de ne pas être écouté, cette frustration de ne pas être pris au sérieux, cette défiance vis-à-vis de toute forme de représentation n’est pas sans écho avec la parole inutile vis-à-vis de la hiérarchie, l’absence de concertation sur les évolutions du travail, la non-reconnaissance des efforts fournis ou de l’expérience effective.

Au moment où il est question de prendre le temps de la négociation des mesures consécutives au débat social dans le pays, la qualité du management de nos entreprises doit être reconsidérée par les syndicats et le patronat pour répondre au besoin de performance et de l’emploi, mais aussi pour redonner aux salariés les perspectives d’un travail efficace et qui fait sens.

Démocratiser le travail, c’est croire que la meilleure performance, la plus durable, passe par le droit d’intervention des salariés pour transformer leur poste de travail en leur reconnaissant une véritable capacité d’agir sur leur travail.

Print Friendly, PDF & Email