Franck travaille dans une entreprise de fret maritime. Il est alerté en pleine nuit : un problème grave risque de retarder un cargo. Les denrées transportées sont périssables. L’équipage est en émoi. Il doit décider vite.
Décider vite
Le monde dans lequel Franck agit est pour lui très réel, quotidien, tangible. Il est fait de résultats, de respect des délais, de clients tentés par la concurrence. Au bureau, on sait que Franck ne se défausse pas sur les collègues. Il gère les problèmes. C’est pour ça qu’il a été promu et que la cinquantaine venue, il est un des cadres respectés et sans doute bien rémunérés de l’entreprise, lui le fils de paysan sans diplôme.
Le monde dans lequel le problème doit trouver une solution est lointain, abstrait, presque virtuel. Franck ne voit jamais un bateau, jamais un conteneur. Les ports du monde entier sont des points sur une carte séparés par des jours de navigation sur des océans qu’il ne nomme jamais. Il doit affronter le problème avec Pavel, le capitaine du cargo. Il lui donne des ordres, mais il ne l’a jamais rencontré. Ils se parlent au téléphone dans une langue étrangère à l’un comme à l’autre, un anglais technique qui tient les émotions et les cas de conscience à distance.
Et puis, il y a les circonstances. Sa fille est malade et son épouse pas disponible. Il doit aller la chercher à l’école. L’option la pire, celle qui ne devrait même jamais être envisagée, s’impose. En se faisant criminel (à distance) Franck ne règle pas le problème, il s’en débarrasse et se libère immédiatement des autres options, coûteuses financièrement, en temps à leur consacrer et en réputation pour l’entreprise. Il suffit d’hurler au téléphone, le cargo peut poursuivre sa route et il sera à l’heure pour sa fille. Les choses ne tourneront pas comme il l’imaginait, mais longtemps il reste persuadé qu’il a fait ce qu’il fallait, ce que les autres auraient fait. Ce que nous aurions fait ?
Suivre sa pente
C’est la force du film. Ce que fait Franck est criminel, mais le réalisateur n’en fait pas un salaud, au sens que Jean-Paul Sartre donnait à ce mot. Franck n’a pas de haine. Il ne prend pas cette décision sous couvert de servir une grande cause. Transporter des marchandises pour remplir les rayons des supermarchés est important pour celui qui a connu les privations et le manque. De là à en faire un projet de société justifiant le crime… Plus simplement, il suit sa pente, celle d’une vie entièrement vouée au travail, un travail nécessairement dur, auquel il faut tout sacrifier. Dans son monde « aimer son travail » n’a aucun sens. C’est d’être « dur à la tâche » qui force le respect.
Olivier Gourmet incarne très justement ce personnage qui ne parvient jamais à saisir sa vie, à lui donner une unité, un sens, à vouloir ce qui lui arrive, ou même simplement à trouver les mots pour le dire. Antoine Russbach le présente ainsi : « Il pense qu’avoir un travail et un certain niveau de vie est plus important qu’être heureux. Il ne s’est jamais écouté et s’est dénigré… Franck m’intéresse, car nous sommes tous susceptibles de faire comme lui et d’écouter les sirènes d’un système méritocratique qui promet qu’on obtiendra tout si l’on sacrifie tout ». Il n’en fait pas une victime pour autant. Franck se débat dans des mondes parallèles, son travail et le statut qu’il lui donne, ce sur quoi il porte, ce mouvement des cargos et des marchandises, et sa famille, insouciante et qui ne demande qu’une chose, ne rien voir et acheter le dernier iPhone. Ces mondes ne coïncident pas, ils sont étrangers les uns aux autres. Les rôles que Franck y joue se juxtaposent. Seule Mathilde, la petite dernière —Franck a cinq enfants — curieuse de tout, attentive, aimante, généreuse, libre, semble refuser cette fragmentation et le malheur qui l’accompagne.
Antoine Russbach laisse Franck dans une impasse, et nous avec. Pas de happy end, pas de rédemption, pas de deuxième chance. Il n’y a pas d’issue. La leçon apparente du film est noire : dans le monde tel qu’il va, tout peut s’acheter, y compris les consciences. Ce n’est qu’une question de prix. Cela n’empêche pas d’imaginer d’autres chemins. Ceux qui travaillent a toutes les vertus d’un grand film. Il ne propose pas la solution, ne donne pas de leçon. Il nous interpelle et provoque le débat. Lors d’une projection en avant-première à l’invitation de l’Organisation Internationale du Travail (l’OIT fête ses 100 ans), les questions au réalisateur étaient nombreuses.
Un espoir, malgré tout
Un instant, Franck a envisagé une autre option, le respect de la loi, des règles et des personnes. On comprend qu’elle aurait été très coûteuse et que des concurrents en embuscade et moins scrupuleux en auraient profité. Honnête et légaliste, on est éliminé. Je ne connais pas l’activité de fret maritime, mais admettons.
Franck aurait pu devenir un de ces lanceurs d’alerte qui révèlent l’inacceptable en rompant avec la logique économique et en prenant des risques personnels. Il n’y pense même pas. Dans son monde on se suicide —il l’envisage sérieusement —, mais on ne balance pas. Franck l’affirme, il est pour le secret professionnel. Il n’a pas assez confiance en lui, il ne s’estime pas suffisamment pour se lancer dans ce combat, long et périlleux. Il ne revendique pas d’être un type bien. Juste de faire son travail. Et puis sa famille dépend financièrement de lui. Peut-être n’est-il pas courageux ? Il a confondu pendant trop longtemps abnégation et courage, conformité et responsabilité. Lanceur d’alerte, il lui faudrait parler, s’expliquer, se justifier. Tout ce qu’il déteste.
Au final, Franck est trop seul. Il a des relations, une épouse, des enfants. Personne à qui parler. Depuis longtemps, il ne fait plus entendre sa voix. Il décide seul. On imagine qu’il ne vote pas. Le syndicalisme n’est pas envisageable. Dans son monde on s’en tire seul par le travail. Rien d’autre.
Le constat est sévère. On voudrait soutenir, accompagner Mathilde. Qu’elle voit autre chose, s’arme pour emprunter d’autres chemins. On l’investit de tous nos espoirs au moment où une partie de la jeunesse se mobilise pour le climat, contre les armes, contre le fatalisme et le fanatisme. Un instant, Franck semble le comprendre. Il lui fait visiter les entrepôts, le port, là où les cargos et leurs conteneurs arrivent pour que nous puissions consommer toujours plus… Il l’emmène là où lui n’allait jamais. On ne saura pas si cette visite et les rencontres inhabituelles auxquelles elle donne lieu seront plus qu’une simple parenthèse, vite refermée. On ne peut qu’espérer…
Ceux qui travaillent, un film de Antoine Russbach avec Olivier Gourmet, en salles le 25 septembre 2019.
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