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L’Etat providence aurait fait son temps. Pour certains, il serait « la source de cette immobilité, de ces rigidités qui empêchent la France de s’adapter à son époque et dont les corps intermédiaires sont la plus pure expression ». Il faudrait urgemment détricoter les institutions qui font obstacle à la mobilité d’individus « libres de choisir leur vie » [1]. D’autres, plus ambitieux, souhaitent rendre le social à nouveau « désirable » et confient cette tâche à une « nouvelle génération de moins de 35 ans capable de questionner le modèle et les frontières du social » [2]. Dans Politiques De la vulnérabilité, Marie Garrau contribue en philosophe à cette réflexion.

Constatant le succès récent de l’expression de « populations vulnérables » pour désigner « pêle-mêle les enfants, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap ou les groupes sociaux auparavant dits défavorisés », elle nous invite à « repenser les devoirs qui sont ceux de la collectivité envers chacun de ses membres ».

Chercheuse en philosophie sociale et politique, elle se livre à une lecture attentive et critique d’auteurs contemporains qui comptent : John Rawls, Martha Nussbaum, Joan Tronto, Axel Honneth, Robert Castel, Serge Paugam, Philip Pettit, pour ne citer que ceux auxquels elle consacre le plus de pages. Elle en tire une thèse centrale et des conclusions plus politiques.

Vulnérable et capable

L’intérêt du livre quant aux politiques « sociales » tient aux relations que Marie Garrau établit entre vulnérabilité et autonomie, « l’autonomie et la vulnérabilité sont affaire de degrés et se composent bien davantage qu’elles ne s’excluent pour donner aux vies individuelles leur allure singulière ».

La vulnérabilité est une « dimension ordinaire de la vie humaine », une « structure commune à tous les êtres humains » du simple fait qu’ils sont des êtres sensibles, corporels et relationnels. C’est notre « ouverture au monde » qui nous expose à ce que nous ne maîtrisons pas, aléas, accidents, deuils et « pouvoir d’agir d’autrui ». Elle est « la condition à laquelle nous pouvons agir dans le monde » et tout autant la source de notre vulnérabilité. L’autonomie se développe toujours sur fond de vulnérabilité. Cette anthropologie des besoins et de la vulnérabilité rompt « à la fois avec les anthropologies utilitaristes qui définissent l’être humain comme un être rationnel poursuivant son intérêt propre, et avec les anthropologies libérales classiques qui mettent l’accent sur l’autonomie des individus et tendent à minorer le point auquel ils dépendent des autres et de leur environnement ».

Reprenant les analyses d’Axel Honneth sur la constitution intersubjective de l’identité, Marie Garrau inclut dans les conditions de l’autonomie, les formes de reconnaissance « dont les sujets doivent faire l’objet pour instaurer et maintenir un rapport positif à eux-mêmes ». Nous ne pouvons satisfaire nos besoins corporels et affectifs seuls, notre égale dignité dépend « du respect des autres tels qu’il se concrétise dans la garantie de droits civils, politiques et sociaux », et enfin nous dépendons de l’estime que les autres nous portent lorsqu’ils reconnaissent nos « capacités singulières » et notre contribution à la coopération sociale ou au bien commun.

Une distribution inégalitaire de la vulnérabilité

Réconcilier « capacité » et vulnérabilité », faire de l’une comme de l’autre une caractéristique constitutive de tous les êtres humains ne conduit pas à nier les différences. Marie Garrau distingue ce qu’elle appelle la vulnérabilité fondamentale des vulnérabilités problématiques.

Dans les chapitres consacrés à « la distribution inégalitaire de la vulnérabilité », elle détaille les différences d’intensité dans la vulnérabilité selon le contexte et sous l’effet « d’arrangements sociaux qui affectent inégalement individus et groupes sociaux ». La vulnérabilité doit alors être pensée en lien avec les concepts de désaffiliation, de disqualification sociale, de stigmatisation. Critique à l’égard du RSA, elle y voit la possibilité de légitimer « l’idée qu’une existence oscillant entre aide sociale et travail précaire pouvait constituer un mode d’existence pérenne, en promouvant l’idée selon laquelle le travail pouvait se réduire à une simple activité rétribuée et non constituer le support d’une intégration et d’une protection sociale étendue ».

Elle insiste sur le caractère déterminant de l’expérience subjective des rapports sociaux, l’intégration étant toujours aussi un processus symbolique de reconnaissance. Si le dénuement accroît la vulnérabilité, le risque de son intensification est également omniprésent lorsque les relations d’aide sont fondées sur une « asymétrie de pouvoir entre le pourvoyeur et le destinataire et sur la dépendance du destinataire au pourvoyeur, fût-elle partielle et provisoire ». La thèse centrale du livre, la distinction entre vulnérabilité fondamentale et vulnérabilités problématiques, s’oppose à toutes les formes d’enfermement de citoyens dans des catégories rigides par un « Etat social paternaliste et thérapeutique » qui en ferait « les bases de distribution du care et omettrait de prendre en compte la dimension variable des besoins autant que la voix des destinataires du care ». C’est la condition pour que la vulnérabilité ne fonctionne pas comme un stigmate définissant la personnalité entière.

Faire entendre sa voix

Dans la dernière partie de l’ouvrage, Marie Garrau tire des conclusions plus politiques. Si la vulnérabilité est « l’indice et la trace du rapport que nous entretenons avec le monde naturel et social » et si l’autonomie ne peut se développer indépendamment « des contextes relationnels et sociaux dans lesquels les individus interagissent », il ne peut être question de « libérer » l’individu de toute interférence. Une politique de la vulnérabilité ne peut pas « prendre l’individu et lui seul pour objet principal de préoccupation, mais doit viser la transformation des contextes relationnels et sociaux dans lesquels les individus interagissent. Cette transformation ne peut s’opérer uniquement pas la distribution de droits ou de biens matériels ». Les mesures distributives tout en étant nécessaires seront insuffisantes car certains des biens qu’il s’agit de garantir aux individus sont des « biens relationnels et communs, qui ne peuvent être distribués à la manière de ressources matérielles divisibles et appropriables ».

A la suite de Philip Pettit, Marie Garrau fait de la domination « le problème central auquel la théorie politique doit apporter une réponse ». Une réponse qui vise autant à « protéger les citoyens des formes problématiques de vulnérabilité » qu’à promouvoir les conditions politiques et sociales permettant l’épanouissement d’un « sujet humain » dont « les capacités sont relationnellement constituées et dont le développement et l’exercice dépendent de l’inscription dans un réseau de relations interpersonnelles et sociales ». Le but n’est pas de protéger les citoyens de toute interférence, mais de toute « interférence arbitraire ou domination de la part d’autrui ». La loi, lorsqu’elle n’est pas arbitraire, est constitutive de la liberté, « elle en rend l’exercice possible et en est une composante » alors que le simple fait d’être « exposé à la possibilité d’une interférence arbitraire produit des effets sur l’agent et limite sa liberté ».

Contester et participer

C’est bien un enjeu politique dans la mesure où « le développement et le maintien de l’autonomie n’impliquent pas uniquement le développement de la raison pratique ». Ils supposent « des individus capables de faire entendre leur voix et confiants dans leur légitimité à le faire ». Les normes de la délibération conduisent le plus souvent à privilégier les discours formels et apaisés, qui procèdent « des prémisses aux conclusions de façon ordonnée ». Ce faisant « elles disqualifient implicitement ceux qui font appel aux images, s’ancrent dans l’énoncé d’expériences singulières ou sont empreints d’une forte dimension émotionnelle ». La souffrance, la colère, la honte font partie « des processus sociaux de vulnérabilisation ». Il est essentiel qu’elles puissent s’exprimer. D’où l’importance « des dispositifs participatifs au sein desquels les citoyens pourraient développer leurs capacités de contestation, mais aussi le sentiment de leur légitimité à le faire ».

Il est indispensable pour cela d’articuler contestation et participation, « les institutions politiques républicaines doivent accorder une place plus importante à des dispositifs participatifs engageant les citoyens ordinaires et permettant à la fois d’élargir le cercle des participants à la délibération dans une optique de plus grande inclusion et de favoriser l’acquisition par les citoyens de l’autonomie nécessaire à la pratique de la contestation ». Le développement des « vertus requises chez les citoyens » suppose qu’on mette les individus en position de les exercer. L’illusion populiste « selon laquelle le peuple serait doté d’une volonté une » ne peut être combattue par la seule « autorité épistémique » des experts appelés au secours de la démocratie représentative.

Réciprocité équitable

En posant ensuite un principe de « réciprocité équitable » entre les devoirs des institutions à l’égard des citoyens et « les devoirs des citoyens à l’égard de leurs concitoyens », Marie Garrau propose « une obligation contributive », la contribution de chacun étant « fonction de ses capacités et de ses talents ». Cette obligation contributive se démarque du workfare qui entend conditionner les ressources sociales à la performance économique, indépendamment de la justice des institutions. Le principe de réciprocité équitable suppose la dotation d’un capital de départ : « chaque citoyen pourra l’utiliser pour financer un ensemble d’activités en lien avec sa participation à la production de ressources sociales, telles des études supérieures, une formation professionnelle, la création d’une entreprise, un déménagement pour une recherche d’emploi ou des congés dédiés au soin de personnes dépendantes. Une partie de ce capital pourra être utilisé comme l’individu le souhaite, à la manière d’un complément de revenu ».

Le livre se termine par un appel en faveur « d’une démocratie plus inclusive, qui permette non seulement la contestation par les citoyens des décisions publiques, mais aussi et plus fondamentalement, leur participation et leur engagement dans la définition du bien commun et des moyens de le réaliser ». Reconnaître notre commune et constitutive vulnérabilité ne remet en question « ni la possibilité ni la désirabilité de l’autonomie entendue comme capacité à faire entendre sa voix ». Cela met en évidence « les limites des conceptions rationalistes et individualistes de l’autonomie qui alignent cette dernière sur la maîtrise rationnelle de soi ou la réduisent à une simple liberté d’action » sans voir qu’elle peut être « compromise par certains contextes organisationnels et par certaines représentations sociales ».

En refusant de faire de la vulnérabilité l’apanage de certains groupes ou individus, en faisant de l’autonomie son corrélat nécessaire, le livre de Marie Garrau, primé cette année lors des Rencontres philosophiques de Monaco, permet de mettre au clair ce qui fonde les devoirs de la collectivité envers chacun de ses membres et la nécessité de transformer nos institutions afin qu’elles soient non seulement inclusives, mais des lieux d’apprentissage de vertus républicaines « au premier rang desquelles la vigilance civique, le courage de faire entendre sa voix, l’attention à l’autre et l’humilité morale ». Au moment où s’ouvre la Convention citoyenne pour le climat, et à défaut d’être un programme politique et social « clé en main », il en éclaire les principes et les finalités.

 

Politiques De la vulnérabilité, Marie Garrau. CNRS Editions. 2018. 345 pages.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.