7 minutes de lecture

Au sein du groupe Entreprise et Personnel, un dossier intitulé « Accompagner la transformation des métiers à l’ère de l’intelligence artificielle » vient d’être publié (1). Destiné aux directions des ressources humaines, il propose un modèle original d’analyse et d’anticipation des transformations provoquées par l’automatisation, la robotisation et maintenant l’intelligence artificielle, particulièrement dans les emplois de service. L’objectif est de permettre aux DRH de jouer un rôle actif dans la requalification des emplois menacés par ces développements. Cet article est issu d’un échange avec Fanny Barbier et Bernard Masingue, co-auteurs du dossier avec François Pichault. 

Pour les auteurs, la présentation communément utilisée de l’opposition entre hard skills et soft skills est à la fois fausse, car elle ne reflète pas la réalité des changements en cours et des contraintes auxquelles sont soumises les entreprises, mais aussi pernicieuse, car elle risque de favoriser disent-ils — en citant Bernard Thévenet (2)— « la dualisation des emplois entre ceux très qualifiés, recherchés et bien payés d’une part, et les tâches d’exécution d’autre part, ne laissant aux survivants des catégories intermédiaires que la perspective des soft skills pour espérer survivre». Pour autant, les compétences douces telles que la capacité à résoudre des problèmes complexes et à exercer une pensée critique, la créativité, l’intelligence émotionnelle ou la flexibilité cognitive sont essentielles y compris dans les PME mais elles doivent se combiner avec les compétences techniques dont les compétences digitales. Enfin, selon une étude conduite par Marie-Christine Combes (3), « les qualités relationnelles et le savoir-être se révèlent grandement dépendants de l’organisation et de la performance collective » au sein de l’entreprise.

Sur la même question, dans un article récent, Pierre-Yves Gomez (4) analysait le décalage qu’observent les études sur le travail entre le discours positif sur les soft skills personnelles et le désengagement croissant qui s’accompagne à l’égard des activités professionnelles. Pour lui, « la déception est inévitable, sitôt que le collaborateur se heurte à la matérialisation des contraintes matérielles auxquelles les organisations sont soumises ; et l’attention sur les savoir-être individuels devient même contre-productive lorsque ceux-ci ne peuvent s’exprimer du fait de la normalisation des processus de production ». Et plus loin, « Entre l’exacerbation subjective des savoir-être et la sélection pseudo objective sur les savoir-faire, le retour au réalisme s’impose : qu’elles soient personnelles ou collectives, les compétences seront toujours déployées dans des activités de travail réelles qu’il faut préciser, ne serait-ce que pour éviter les déceptions futures ».

D’ores et déjà, une publication du World Economic Forum (5) identifie 12 « compétences professionnelles » indispensables pour réussir : (1) capacité à résoudre des problèmes complexes, (2) faire preuve d’esprit critique, (3) créativité, (4) empathie et intelligence émotionnelle, (5) résilience, (6) coordination, organisation, et flexibilité, (7) compétences en négociation, (8) envie d’apprendre et actualisation de ses compétences, (9) sens commercial et connaissance de l’entreprise, (10) connaissances et facultés à traiter les données, (11) facultés d’expression orales et écrites, et (12) gestion du stress et épanouissement personnel. Il est intéressant de noter la formulation de compétences professionnelles qui marque sans doute un progrès sémantique par rapport aux compétences douces, la liste est longue et riche mais aussi hétérogène et difficile à opérationnaliser dans une politique de développement des ressources humaines.

Ce sont ces défis que les auteurs entendent relever avec l’approche présentée dans le dossier. Il s’agit d’abord de sortir du flou des définitions des soft skills et de bien identifier les compétences nécessaires à une gestion efficace des ressources humaines et à la nécessaire requalification des emplois exigée à l’heure de l’Intelligence artificielle. A cette fin, en lieu et place de la dualité hard skills/soft skills, ils proposent une trichotomie Digital/Métier/Posture. L’axe digital recouvre les expertises techniques et d’exécution principalement dans le domaine de l’informatique ; l’axe métier les expertises spécifiques et les capacités de réparation (connaissance professionnelle, résolution de problèmes complexes, détection des biais et des erreurs, gestion des exceptions, etc…), et l’axe posture les capacités de médiation ou de diagnostic telles que l’intelligence sociale et émotionnelle, l’empathie, la créativité, la pensée critique et l’intégrité. C’est ainsi qu’à côté des compétences techniques, les compétences transverses se retrouvent structurées, comme l’écrivent les auteurs, selon deux catégories, métier et posture, toutes trois contextualisées dans les activités où elles s’exercent.

La grille ainsi définie doit pouvoir faciliter le positionnement des employés, qu’il s’agisse de nouveaux recrutements ou des processus d’évaluation périodique et/ou de développement de carrière et le dossier en donne quelques exemples. Les différences apparues entre le positionnement au moment de l’évaluation et le profil recherché doivent permettre d’identifier les besoins de renforcement des compétences et d’accompagner les itinéraires de formation nécessaires. C’est aussi une façon de (re) mobiliser les entreprises et leurs DRH dans les développements de la formation tout au long de la vie, tout en souhaitant que la gestion des CPF n’entraîne pas des effets d’aubaine.

Mais ces messages valent aussi pour les dispositifs de formation professionnelle et vont au-delà de la question des soft skills. Pour l’ancien Directeur de la Formation de VEOLIA qu’est Bernard Masingue, le terme même de compétences telles qu’elles figurent comme composantes des référentiels de qualification des institutions de formation initiale ou continue (ministère de l’Éducation ou autres) est incorrect et trompeur. En effet, cette appellation laisserait croire que des compétences seraient acquises à l’issue d’un parcours de formation, alors même que les compétences n’existent et ne peuvent être mises à l’épreuve que sur le poste de travail dans l’exercice plein et entier d’un métier. Ainsi cette croyance serait doublement nuisible, d’abord parce qu’elle donne aux diplômés l’illusion qu’ils sont compétents avant même qu’ils aient été confrontés aux réalités du travail, et aussi parce qu’elle entérine la croyance (et la demande) de nombreux employeurs que le système de formation peut lui fournir des employés compétents et prêts à l’emploi sans avoir à faire le moindre effort en matière d’adaptation à cet emploi. On retrouve là les risques de démobilisation et de déception évoqués ci-dessus.

Afin de les éviter, il convient d’insister sur la notion de co-investissement entre l’institution de formation et l’entreprise dans la construction des compétences. Cette orientation semble bien être au cœur des objectifs de la loi « sur la liberté de choisir son avenir professionnel » et de la réforme des lycées professionnels, et on en voit les effets avec les développements des formations en apprentissage et des AFEST (actions de formation en situation de travail). Peut-être n’insiste-t-on pas suffisamment sur l’importance des changements que cela implique et du besoin de vaincre certaines réticences du côté des employeurs comme de celui des formateurs et principalement de l’Éducation nationale ? Et on en avait un témoignage, en entendant récemment (le 6 février dernier sur France Culture) Philippe Mérieu qualifier les progrès de l’apprentissage (dont se vantait le ministre Jean-Michel Blanquer) d’une politique « de sous-traitance de l’échec scolaire au patronat. »

Selon les auteurs, il faudrait distinguer les termes de qualification et de compétence. Le premier correspondant au travail prescrit, celui auquel la formation prépare et qui est défini a priori, tandis que le second serait réservé au travail réel, celui qui s’exerce sur le terrain dans un contexte donné, qu’on constate a posteriori et dont l’appréciation relève principalement du pouvoir de l’employeur. Cependant, aujourd’hui, le terme de qualification a une valeur juridique. Il s’emploie surtout au singulier et se définit, conformément à son référentiel, par l’ensemble des savoirs, savoir-faire et savoir-être — considérés comme des compétences — qui la constituent. La qualification est sanctionnée par un diplôme, un titre professionnel ou un certificat à l’issue d’un parcours de formation ou de VAE. Ainsi, peut-être sous l’effet de la novlangue européenne, qualification est quasiment devenu synonyme de certification et rejoint de ce fait le sens que le mot a en anglais, que nous continuons cependant à traduire par certification (ainsi european qualification framework, EQF, se traduit par cadre européen de certification CEC). Dans ces domaines, la langue anglaise est peut-être plus précise. Elle distingue skills de competencies, où les premières se réfèrent plutôt aux apprentissages et les secondes aux performances en situation de travail dans l’entreprise. Tout ceci pointe bien l’existence d’une certaine confusion dans le vocabulaire administratif, et dont les conséquences ne sont pas négligeables vis-à-vis de l’objectif de ce co-investissement dans la formation professionnelle.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.