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Continuité pédagogique : facile à dire ! Un outil centralisé d’enseignement à distance qui tarde à fonctionner et patine, des élèves qui proposent leurs bons outils de gamers, des relations à distance d’une grande proximité ? Un investissement à tout crin pour que ça marche… Elisabeth V, professeur de français dans un lycée parisien raconte avec humour l’aventure de ces deux mois de « télé-enseignement ».

Pendant les deux semaines qui ont précédé le confinement, tout le monde se doutait qu’il n’allait pas tarder à arriver. Le bruit en grondait comme un orage menaçant. Comme beaucoup, je l’avais anticipé en passant un mercredi entier à photocopier tous les textes et cours sur le Rouge et le Noir (eh, oui, l’Annapurna de 680 pages que les élèves ont du mal à gravir, celui-là même). Photocopier, avez-vous bien dit ? Mais ce n’est pas écolo ! Oui, je photocopie beaucoup (et je trie pour me faire pardonner mes péchés), car les manuels dont on nous abreuve par dizaines à chaque rentrée ne servent à rien d’autre qu’à engraisser la mafia éditoriale et, oui, le seul outil vraiment utile au prof de français, du moins en lycée, est la photocopieuse (quand elle n’est pas en panne !), car le bon enseignement c’est IKEA, do it yourself ! On assume, et oui encore, le trou du budget de la photocopieuse, c’est moi et moi seule qui le creuse. Je le confesse, au passage, anonymement, donc très lâchement !

Le jeudi 12 mars au soir, le confinement est enfin officiel. Je me précipite au lycée le lendemain pour distribuer à mes élèves toute la prochaine séquence de cours. Je rassure ceux qui angoissent pour leur Bac — il se joue toujours en leur faveur — tandis que d’autres, la mine réjouie, me souhaitent « bonnes vacances » en toute zénitude adolescente.

Puis, une semaine de stupeur, un peu tétanisée : où courir, où ne pas courir, comme se le demande Figaro ? Réfléchir puisqu’on se doit d’assurer une « continuité pédagogique ». Mais je suis aussi douée en numérique qu’en football américain, plutôt du genre à graver mon menhir, si vous voyez ce que je veux dire… Bon, il va falloir apprendre, c’est l’occasion ou jamais.

Et l’ENT (Espace Numérique de Travail) saturé qui est aux abonnés absents !

Fiat lux ! Appeler les délégués. Je propose de créer un groupe WhatsApp par classe. Communiquer avant tout. En deux temps, c’est fait. Petite erreur au début : les élèves m’ont mise sur leur groupe de classe et m’arrivent alors, le premier jour, tous leurs échanges personnels (Heum ! Heum ! Tiens ! Tiens !…) ainsi que d’énigmatiques schémas dont je ne comprends vaguement le sens que quand… leur prof de physique prend soudain la parole par écrit. Tête déconfite de la prof de lettres ! … On rit un bon coup, ils s’excusent et fabriquent immédiatement un groupe dédié aux seuls échanges entre eux et moi. Pendant toute la durée du confinement, cela restera notre outil N° 1 de communication instantanée et détendue : messages polis, gentils, plein de smileys de toutes sortes qui mettent le ton et remplacent le son et l’image de celui qui parle, conseils pour faire les devoirs au mieux, messages plus comminatoires pour les devoirs à rendre, lieu où je poste les meilleures copies en guise de corrigés et ils en sont tout émus !

Et l’ENT qui rend toujours l’âme…

Les élèves ne mettent pas longtemps à repérer l’oiseau de nuit que je suis et nos échanges tardifs se font de plus en plus sympathiques avec envoi de blagues inventives pour détendre l’atmosphère. Mais aucun n’abuse ni ne dépasse les limites (sauf le jour où j’ai reçu 81 SMS et où j’ai râlé : « Je booooosse !!! Stooooop ! »

Nos échanges prennent un tour informel, tendre, maternant, détendu, comme avant, mais en mieux. Tout le monde dé-stresse, je leur forwarde même l’idée Facebook d’applaudir les soignants au balcon tous les soirs à 20 h.

D’abord perplexes — « on va passer pour des fous ! » —, car cela ne se fait pas encore, ils adhèrent vite malgré tout et comme ça prend, ils se sentent tout fiers d’avoir été parmi les premiers à le faire et me postent des vidéos de leurs quartiers en train d’applaudir : communion générale heureuse.

Ma boîte mail privée sature de devoirs et, pendant ce temps-là, l’ENT boit toujours la tasse et rame désespérément vers une côte quelconque.

Essayer le CNED : « Ma classe à la maison ». Arrgh ! Il faut plein d’identifiants que je n’ai pas ou que j’ai perdus depuis trente ans. Créer un code ? Je les oublie tous ou je perds les papiers. Deux jours de spéléo dans mes papiers pour retrouver mon identifiant académique ? « Non, merci ! », comme dit Cyrano ! Tout ça pour un truc qui va ramer lui aussi… Et re-non et re-non, merci !

Entre temps, j’entends parler de Discord. Banco ! J’en parle au délégué promu Chef de la Technique : « Pas de problème, Madame, j’installe tout ça et vous recontacte demain. » Le lendemain, il me rappelle et au bout de deux minutes de zorglub informatique qui me dépasse, je lui passe mon fils qui assure la traduction simultanée.

« Maman, tu ne vas tout de même pas utiliser un site de gamers… Toi ! »

Et bien si, puisque l’ENT agonise toujours avec des sanglots longs [Verlaine, pour les élèves] ou dans un long sanglot tout chargé d’adieu [Baudelaire, au choix] ! Alors que Discord, lui, en pleine forme, pas covidé du tout, fonctionne à la perfection en quelques minutes et en deux clics. Ah ! Ces Américains ! Toujours bien plus forts et pragmatiques que nous sur la technologie efficace ! En comparaison, les outils officiels que le ministère et nos Directions nous engagent scrupuleusement à utiliser paraissent poussièreusement préhistoriques ou plutôt staliniens de bureaucratie vétuste ! Le type même des sites pas intuitifs conçus par on ne sait quel Ingénieur très calé de la Haute Administration dans toute sa splendeur paperassière ! Tandis que Discord [je n’ai pas d’actions dans la boîte, je le jure !] a été conçu par des jeunes gamers ; et ça se voit ! Deux secondes pour comprendre comment ça marche ! Aucune lenteur ! Aucun bug ! On n’a pas de culture chez les Ricains, mais on a les moyens !…Vive la technologie moderne à laquelle me voilà convertie en prosélyte et en deux minutes [les élèves, attention zeugma !…]

Depuis, les audio cours se déroulent impeccablement [avec relâche pendant les vacances… faut pas plaisanter avec ça !] Il y a même un petit compteur de présents [très malin !] qui permet au pro-fesseur [comme le pense Mme de Rênal quand elle s’attend à ce que le précepteur de ses enfants soit un vieux père Fouettard alors que c’est ce pleurnichard de Julien qui arrive… Humour stendhalien pour initiés] de vérifier qu’il a bien toutes ses ouailles et que tout le monde est au rendez-vous. Avec un peu de retard parfois, certes, surtout le matin, mais qu’importe en ce moment : eux et moi sommes en pyjama, communiant, l’œil vitreux, devant nos ordis, à touiller nos cafés et à finir nos tartines. Scronch ! C’est sympa, Stendhal, pour sortir des brumes, non ? [Ironie ou pas, les élèves ?]

Heureusement que le cours, lui, n’est pas, contrairement au roman selon Stendhal, « un miroir que l’on promène »  le long  des consciences embrumées de nos courtes nuits, puisque le cours se déroule en audio, SANS vidéo ! Prudente la prof qui ne veut pas qu’on la voit, au réveil, dans le grand pull godaillant qui lui sert de pyjama.

Allez maestro, rameuter tout le monde au son de ta cuiller sur la tasse et caler les modalités : cours magistral, avec séances de questions après seulement, pour que ce ne soit pas le Big Bazar en ligne. Tout se déroule parfaitement bien [ou presque]. Ils ont leurs textes [enfin presque tous], leur poly de cours [enfin pour la plupart], suivent, posent quand même quelques questions de temps en temps. Je prends mes deux classes de 1ère ensemble en ligne [70 élèves] puisque le programme est le même : quel gain de temps ! On peut approfondir davantage : juste parfait. Le cours est même enregistré par le DCT [sous-titrage : le Délégué en Chef à la Technique, mais dans l’Éducation nationale on est très fans des acronymes !], pour ceux qui doivent se déconnecter un instant pour répondre à leur mère ou en auraient raté un bout pour aller faire pipi et il les envoie en playlist après ! Si ce n’est pas un délégué moderne de rêve, ça !

Les audio cours se finissent sur des « Merci, Madame, c’était super », très réconfortants ou des « ouf, c’est fini ! » moins plaisants [je t’ai entendu, cancre las !] et des rires de mômes qui prennent congé les uns des autres. « Attention, Paul, tu as oublié de te “muter” : j’ai entendu ce que tu as dit à Olivia… » Rougeur présumée du coupable…

Et, pendant ce temps-là, l’ENT pompait, pompait…

… mais on s’en moque, car, de notre côté, le programme est en passe d’être bouclé. Les élèves ont tous envoyé leurs devoirs à peu près dans les temps. J’ai imprimé leurs copies : cher en temps, surtout quand mon vieil ordinateur fait des siennes, en encre et en papier ; j’aurais même failli tomber en panne sèche si A. ne m’avait pas livré dans ma boîte aux lettres cette denrée rigoureusement de première nécessité pour les profs, mais mes yeux de vieille préfèrent le bon vieux papier et à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas ?

Et je les ai rendues, ces copies, en photos, oui m’sieurs dames, postées à tous sur WhatsApp [les plus brillants sont tout fiers que leurs très bons devoirs servent de corrigés] ou à chacun, personnellement, pour les moins bons [ne pas froisser, surtout, ne pas froisser, surtout quand la continuité c’est pas l’école des fans…] Ai rassuré sur les notes qui comptent sans compter tout en comptant, mais en ne comptant pas vraiment.

Je ne veux pas me déconfiner le 11 mai ! Je veux rester en pyj à la maison ! Avec tous mes p’tits textos sympas plein de smileys de fleurs et d’animaux, même si, au final, c’est deux fois plus de travail, pour rappeler à « kev12batman » [vieille boîte de quand t’avais 12 ans ?] qu’il faut mettre son nom et sa classe sur son devoir, car je ne suis pas Mme Irma ou à « X » [j’sais pas, c’est écrit en idéogrammes] que son encre bleu clair n’est pas lisible en scan…

Oui, je comprends bien qu’il va falloir reprendre un jour la vie « normale » [voire ?)  d’avant, que ça ne se passe pas aussi heureusement partout, que ce n’est pas possible de fonctionner ainsi avec les petits… Mais je garderai un souvenir agréable du confinement, tout en ayant bien conscience que rien ne saurait remplacer le relationnel physique avec les classes, ne serait-ce que pour que mes élèves puissent profiter de la prof dans ses pompes [plutôt dans ses bottes, en l’occurrence], dans ses œuvres et dans ses éternelles grandes robes noires.

Un souvenir heureux… si l’on en excepte la consigne aberrante, parmi d’autres, de n’utiliser que le médium officiel et le choix incompréhensible de maintenir l’épreuve d’oral de français alors que toutes les autres seront en contrôle continu. Why us only, what the hell ?! Les voies du Seigneur nous sont décidément impénétrables !

Continuez à bien vous laver les mains, restez chez vous, les émoticônes de bisous doivent continuer à remplacer les vrais, temporairement… Quelle chance que d’avoir des élèves aussi supers !

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