L’explosion du télétravail survivra-t-elle à la pandémie ? Pour le BIT, la réponse fait si peu de doute qu’il vient de livrer un guide pratique où il dresse l’inventaire des opportunités et des risques du travail à distance et trace un cadre normatif pour en promouvoir un usage équitable et raisonné à travers le monde. Présent au webinaire organisé le 26 janvier par le Bureau de l’OIT pour la France, Metis en rend compte à ses lecteurs.
L’explosion du télétravail marque l’entrée du travail dans une nouvelle ère
Choc passager ou profonde mutation ? Pour le BIT la réponse ne fait guère débat. L’empreinte laissée sur le travail par le Covid-19 est tout sauf passagère ; comme dans d’autres domaines, les transformations dont témoigne le bond récent du télétravail étaient en germe avant le virus, et elles lui survivront. D’où l’intérêt d’outiller employeurs et travailleurs face à un enjeu doublement stratégique : assurer continuité et productivité pour les uns, santé et sécurité pour les autres.
Avant le Covid-19, le télétravail était l’apanage d’une petite minorité d’entreprises et de travailleurs, et souvent associé au travail occasionnel ou à temps partiel. La pandémie change tout : d’un jour à l’autre, les gouvernements se sont mis à presser les employeurs de recourir massivement au travail à distance, au point d’en faire une quasi-obligation. C’était une solution d’urgence ; pourtant, même si les retours au bureau ont été nombreux depuis, le bond en avant du télétravail est parti pour durer. D’où le parti pris du BIT : s’en saisir comme d’une expérience inédite et à grande échelle de ce qui nous attend, plutôt que d’attendre un improbable retour à la norme présentielle.
Un fil conducteur : concilier bien-être au travail et productivité
Le diagnostic posé, l’objectif est clair : dès lors que le travail à distance s’installe comme une modalité normale d’exercice du travail, il faut identifier les principes d’action à même de protéger les travailleurs de ses risques tout en laissant aux entreprises la maîtrise de leurs performances. Plus facile à dire qu’à faire, dans une configuration qui transfère à la personne du travailleur la responsabilité d’organiser son travail et son temps, tout en les conciliant avec les rythmes de sa vie personnelle. Défi redoutable aussi pour les organisations productives et leurs gestionnaires, privés par la distance physique qui les éloigne de leurs salariés des moyens usuels de coordination et de contrôle du travail.
D’où le second parti pris du BIT, cette fois de méthode : le meilleur moyen qu’ont les managers de réguler le travail à distance, c’est la gestion par les résultats. Autrement dit, à eux d’identifier les objectifs, les tâches et les étapes du travail, de manière à fixer aussi clairement que possible les résultats qu’ils attendent de leurs subordonnés. Et de mettre en place un feed-back positif pour valoriser l’atteinte des résultats. Une occasion de plus pour le BIT d’appeler à la coopération et au dialogue social, formel ou informel, pour organiser le travail à distance, particulièrement s’il prend un caractère obligatoire.
Conjurer de multiples risques
Gérer par les résultats ne suffit évidemment pas à garantir le bien-être des télétravailleurs, tant les risques propres au travail à distance sont nombreux, et spécifiques. D’où l’inventaire fouillé qu’en dresse le guide pratique :
- La fracture numérique risque de s’aggraver. L’usage des outils numériques est consubstantiel au télétravail contemporain, qu’il s’agisse des équipements à domicile ou de l’accès à internet, aux applications ou aux réseaux spécialisés. La fracture numérique était certes déjà là, mais la pandémie n’a fait qu’élargir le fossé entre les travailleurs équipés, connectés et formés et les autres. La fracture est patente aussi entre pays, avec de gros écarts à travers le monde. D’où l’urgence d’un effort massif d’investissement dans les technologies numériques et de formation des personnes à leur usage, en veillant à bien identifier les compétences à développer en priorité.
- Le travail à distance provoque des difficultés particulières de communication, souvent plus aiguës que dans le travail présentiel, et qui augmentent avec le temps télétravaillé : difficultés dans les échanges interpersonnels, la compréhension des processus collectifs, le partage des informations.
- D’où le risque d’isolement social, en particulier quand le télétravail est à plein temps, qui appelle de nouvelles normes de communication (volume de messages, temps de connexion) pour ménager aux télétravailleurs des possibilités de connexion informelle, à leur initiative.
- Le télétravail fait peser sur les travailleurs des coûts supplémentaires (équipements, outils et aménagements à domicile, consommation d’énergie) qu’il incombe à leurs entreprises de prendre à leur charge, sans pour autant se montrer intrusives en empiétant sur leur vie personnelle.
- Il comporte de multiples risques en matière de santé et de sécurité au travail, qu’ils soient psycho-sociaux (stress, fatigue, irritabilité, dépression, troubles du sommeil) ou ergonomiques, du fait d’un défaut de mobilité ou d’équipements inadaptés (troubles musculo-squelettiques ou visuels, obésité…).
- Il peut contribuer à l’exclusion des travailleurs handicapés, encore qu’il puisse jouer à l’inverse contre la stigmatisation en ouvrant des possibilités inédites, par exemple aux travailleurs à mobilité réduite.
Réguler le télétravail : vaste programme !
Le guide du BIT a beau être pratique, beaucoup de ses recommandations appellent à adapter les normes législatives ou conventionnelles.
Gestion des absences et des congés, remboursements de frais, réparation des accidents : autant de questions auxquelles le droit du travail apporte de longue date des réponses, mais qui se posent en des termes nouveaux dès lors que le travail ne s’effectue plus dans les locaux ou les chantiers de l’entreprise ; sur tous ces points, une mise à jour du droit s’impose. En bonne logique la règle devrait être que les mêmes dispositions s’appliquent qu’on travaille à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise. Mais le télétravail soulève trop de questions nouvelles pour que l’on s’en contente, qu’il s’agisse de la fiabilité des outils numériques, du périmètre de la responsabilité personnelle, des modalités de vérification du travail, etc.
Le champ de la formation appelle aussi des initiatives spécifiques au télétravail. Le guide préconise d’identifier les compétences numériques et communicationnelles à développer chez les télétravailleurs, mais s’inquiète aussi de celle des télé-encadrants, en recommandant de développer les formations au leadership à distance, à la gestion des temps et à la communication.
Il en va de même de la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle. Pour le BIT, le meilleur levier en la matière est celui de la gestion par les résultats, qui fait l’économie du contrôle des temps en laissant aux travailleurs la faculté de s’auto-organiser, dès lors que les attentes de l’employeur ont été discutées et arrêtées en amont. Mais il ne suffit pas à régler la question cruciale de la frontière à tracer entre les deux vies. C’est le droit à la déconnexion, sans répercussions négatives pour le salarié, qui doit ici jouer le rôle principal ; il importe aussi de faire place aux contraintes particulières des parents et des aidants.
La dimension de genre doit également être prise en considération si l’on ne veut pas que le développement du travail à distance aggrave le partage inégal des tâches domestiques entre femmes et hommes. Le BIT recommande à cette fin que les enquêtes sur le télétravail distinguent systématiquement selon le sexe des répondants ; il appelle aussi les entreprises à prendre en compte les contraintes particulières des télétravailleuses au moment de fixer leurs objectifs, sous peine de les pousser à réduire leur temps de (télé) travail. Il alerte aussi sur le risque d’accroissement des violences à domicile.
Pour finir, le guide du BIT met l’accent sur le « ciment » qui fait tenir ensemble les différents aspects du télétravail : la confiance. Dès lors que le contrôle sur place n’a plus lieu d’être, il s’agit de construire cette confiance de façon proactive, en encourageant l’initiative, en explicitant les attentes, en négociant les objectifs, le tout en s’appuyant sur le dialogue social formel et informel, fût-il lui aussi à distance (télé-pauses café par exemple). Dit autrement, les managers sont appelés à s’interdire le contrôle et la surveillance à distance, et à se concentrer sur les objectifs plutôt que sur les détails.
Aux pouvoirs publics revient de construire, en s’appuyant sur la négociation collective, un environnement propice au télétravail de qualité : recueil d’informations fiables et accessibles sur le travail à distance (notamment en matière de santé et sécurité), aide financière aux entreprises qui s’équipent en outils, soutien aux télétravailleurs par l’édiction de normes en matière de remboursement de frais et de flexibilité du temps de travail.
En bref : comme tout porte à croire qu’après la pandémie le télétravail ne reviendra pas à son point de départ, le moment est venu de penser à large échelle un régime de travail mixte, mi en présence, mi à distance.
On peut regretter que le guide du BIT reste très évasif quant aux modalités de ce dialogue social dont il fait pourtant le passage obligé des transformations qu’il appelle de ses vœux ; c’est particulièrement vrai du dialogue et de la négociation formels, à peine évoqués. À telle enseigne que, du propre aveu de son auteur, les implications du télétravail sur l’implantation et l’action des syndicats (accès aux messageries internes par exemple) ont été délibérément mises de côté. Mais il faut se souvenir que le BIT est une organisation internationale tripartite, tenue à la recherche du consensus entre ses parties prenantes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, son guide n’évoque le rôle des pouvoirs publics qu’en termes généraux et succincts, sans que soit distingué ce qui dans les mesures recommandées devrait relever de la loi, de la négociation collective ou de simples codes de bonne conduite et autres incitations « douces ». Plus généralement, la question du devenir de la subordination salariale en temps de télétravail généralisé, bien qu’omniprésente, demeure sous-jacente : à lire le guide c’est sur les seuls encadrants de proximité que repose la lourde responsabilité d’organiser et d’assumer la mutation. C’est un peu court.
L’initiative du BIT n’en reste pas moins à saluer pour ce qu’elle est : un inventaire rigoureux et fouillé des multiples enjeux socio-professionnels soulevés par la montée en puissance de télétravail à travers le monde ; en quoi il s’acquitte avec succès de la mission de veille et d’alerte qui est la sienne.
Pour en savoir plus :
- « Le télétravail durant la pandémie de Covid-19 et après. Guide pratique », OIT, novembre 2019
- « Remote work and the right to disconnect in Europe », Eurofound, Oscar Vargas Llave, 26 janvier 2021
Félicitations Cher Monsieur Dayan.
Votre article pose bien la situation et les questions.
Je suis dans le télétravail et le travail à distance depuis 1974 (!), et j’ai aidé, accueilli et accompagné un nombre certain de personnes et d’entreprises.
Bonne route, prêt à échanger.