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Depuis le « grand confinement » du printemps 2020, le télétravail a donné lieu à de nombreuses enquêtes. Metis en a souvent rendu compte. Il est plus rare d’entrer dans le quotidien d’une entreprise qui s’est livrée à un retour d’expérience approfondi sur le sujet. Res publica nous a donné l’occasion « d’aller y voir de plus près ».

Res publica est une société de conseil de 18 personnes qui conçoit, organise et anime des dispositifs de concertation publique ou de dialogue collaboratif dans les entreprises et les organisations. Depuis plusieurs années déjà un outil de dialogue collaboratif en ligne a été développé : c’est celui que nous avons utilisé (en partenariat avec la CFDT, Liaisons sociales Magazine, Terra Nova, Management&RSE) pour les deux enquêtes Mon travail à distance J’enparle et Mon retour au travail J’enparle.

L’entreprise (une PME donc) est composée d’une forte proportion de jeunes et située en région parisienne. Les clients sont dans toute la France et comme dans tous les métiers de consultants, habituellement on voyage beaucoup. Avant même la pandémie, quelques salariés habitaient hors Île-de-France. Au dernier trimestre 2020, tous ont répondu à une enquête interne détaillée sur leur vécu personnel, collectif et professionnel, ainsi que sur leurs choix d’organisation du travail depuis le confinement du printemps dernier. S’appuyant sur l’outil de dialogue en ligne développé par leur entreprise, le questionnaire a été élaboré par les deux membres de leur Conseil Social et Economique et ce sont également eux qui en ont fait l’analyse. (Merci à l’entreprise de m’avoir communiqué le document « Le télétravail à Res publica, retours sur l’expérimentation et perspectives », 18 décembre 2020).

Working anytime and anywhere

La philosophie de départ, le « télétravail open bar », a été largement validée par les réponses positives (parfois même super positives !) au questionnaire et d’ailleurs cette organisation (qui n’est pas une absence d’organisation) se poursuit. Ce qui signifie que tous travaillent ou télétravaillent quand ils veulent et où ils veulent du moment que tous sont prévenus, y compris sur l’endroit précis où ils se trouvent.

Selon les moments de la pandémie et le niveau des contraintes sanitaires demandé, des règles se sont imposées : par exemple ne pas être tous en même temps dans les bureaux d’Arcueil, un vaste openspace très agréable, éviter au maximum l’usage des transports en commun, et quand c’est possible « passer » régulièrement au bureau.

Il y a eu en 2020 quelques moments difficiles, mais le courant d’affaires, de contrats et d’appels d’offres gagnés s’est maintenu, grâce à une forte mobilisation de l’équipe et des responsables. De nouvelles embauches ont été faites durant l’année. L’ambiance n’a jamais été à la morosité. Le rapport aux clients n’a pas fondamentalement changé, les préoccupations sont les mêmes qu’avant, mais il faut ajouter les incertitudes sanitaires (par exemple, « nous ne savons pas si nous pourrons faire des réunions en présentiel dans le mois qui vient… »), ce qui a tendance à doubler le travail (préparer une réunion en présentiel, mais aussi en distanciel), voir à refaire plusieurs fois la même chose, mais dans des formats différents.

Sur la forme, il n’y a pratiquement plus de réunions « client » en présentiel, presque tout se fait via des visios. De même, « nous optons directement pour la vidéo pour les concertations avec des mini publics ». D’une façon générale, des habitudes nouvelles se créent, notamment en ce qui concerne la relation client : plus d’échanges et moins de déplacements. Faire un aller et retour Paris Nantes pour un Comité de pilotage de deux heures, c’est fini ! Et il est probable que cela ne reviendra pas !

Le vécu 2020 : autonomie et liberté

Autonomie et liberté : est-ce la même chose ? Les uns et les autres utilisent abondamment les deux mots. L’autonomie concerne le rapport au travail, aux collègues et aux « chefs » : on est en plein dans le vocabulaire de la sociologie du travail. Pour 90 % des répondants au questionnaire, le télétravail a changé « la manière d’organiser son travail » : ce n’est pas simplement faire la même chose et de la même manière ailleurs qu’au bureau.

La liberté renvoie davantage aux multiples possibilités qui s’ouvrent dans l’organisation des séquences de vie professionnelle et de vie personnelle. Le travail au bureau sur site implique une rigidité et une certaine répétitivité de chaque journée : les trajets, les horaires de train, les horaires de l’école pour les enfants, les courses à faire….Avec le travail à la maison, nombreux sont ceux qui ont découvert des tas de combinaisons d’activités, certaines professionnelles et d’autres plus personnelles ou domestiques. Ou juste des respirations différentes : « Le télétravail permet d’être plus concentré, mais aussi de trouver plus facilement une respiration quand c’est nécessaire ». Faudrait-il dire que l’on échappe à la culpabilisation de lever la tête et de rêvasser en regardant les bourgeons éclore joyeusement  tandis que les copains restent accrochés à leur écran ?

La liberté serait donc une histoire de rapport au temps : pouvoir combiner des temps (donc des activités différentes), regagner le temps d’ordinaire « perdu » dans les trajets, mais pour en faire autre chose ? Un verbatim : « Beaucoup plus simple d’organiser et surtout de profiter de sa vie personnelle » exprime le même sentiment que la forte proportion d’avis positifs sur les rapports vie professionnelle/vie personnelle. Encore qu’il faille être nuancé : ce sont plutôt des avis « positifs » que « très positifs » et un petit « 13 % » ont un avis négatif !

Le bonheur d’échapper aux trajets et à la fatigue est l’une des plus fortes raisons pour poursuivre le télétravail : c’est bien sûr un sentiment d’urbains vivant dans de grandes métropoles. Mais peut-être aussi de péri-urbains ou de ruraux ayant de longs trajets en voiture. Il faudra en tirer des leçons sur l’habitat, l’urbanisme, les transports, l’aménagement du territoire, le moment venu. L’expression « diminuer mon empreinte carbone » apparait aussi.

Plus productifs ? On le dit

53,3 % des répondants considèrent que leur temps de travail n’a pas changé et quasiment tous en ont une vision positive quant à leur productivité. « J’ai vu aucune différence en termes d’efficacité entre les missions menées entre nous majoritairement à distance ou majoritairement en présentiel. »

Et avec 46,7 % qui pensent avoir gagné « vraiment beaucoup » en concentration, 26 % « beaucoup » et 26 % qui considèrent qu’ils le sont autant qu’avant, l’entreprise doit vraiment être plus productive ! C’est aussi la conclusion d’un Rapport récent de l’Institut Sapiens qui chiffre (on se demande comment  et avec quelle définition ?) les gains de productivité liés au télétravail à + 22 %…

Par ailleurs, de nombreux observateurs et consultants en entreprise ont constaté que le travail et la continuité dans le travail pendant les confinements représentaient un challenge et avaient entrainé un surcroît de motivation. C’est aussi ce que montre l’enquête de Res publica. Verbatim : « en télétravail, je me sens davantage obligée de “produire” pour montrer que je suis autonome et efficace quand je travaille de chez moi. Je pense que cela me motive. »

Du plus de motivation à l’auto-exploitation, comme on le dit parfois pour les travailleurs indépendants ? Ce sera à voir, mais les équipes de Res publica ne l’ont pas ressenti ainsi.

A distance, qu’a-t-on perdu ?

Sur l’ensemble de l’enquête, les réponses sont très largement positives à la fois sur le télétravail et sur la formule de travail à distance open bar, il faut chercher à la loupe les réponses négatives : toutes concernent le collectif. Non pas le travail collectif à distance sur les missions à conduire qui semble marcher tout aussi bien qu’avant. Non pas le collectif de travail et la qualité des collaborations qui semblent rester solides, il faut dire que tout le monde s’y emploie !

Il y a même des choses qui sont beaucoup mieux : les encadrants sont plus attentifs à donner toutes les informations, à les faire circuler dans les équipes-missions. « On est nécessairement plus autonome à distance, car on est seul, ce qui est positif. On sent de la confiance de la part des managers. La distance oblige aussi à formaliser un compte-rendu régulier de l’avancée de son travail ».

La relation avec les personnes travaillant aux fonctions-support  est restée très bonne : « Les consultants osent moins me déranger/poser des questions sur des problèmes techniques concernant leurs plateformes ». Mais la distance s’est un peu installée : « Peu de liens sont maintenus en dehors du rapport “besoins-demandes = réponses-solutions ». Les échanges restent strictement professionnels : « Le temps très important passé par chacun en réunions diverses ne laisse plus de temps à ces échanges informels autour d’un café, d’un déjeuner ».

Verbatims : « Je n’ai plus les mêmes relations avec mes collègues qu’avant, les temps communs partagés n’existent plus et les discussions informelles ont disparu. »

«  C’est vrai que l’on se voit moins entre collègues, pour autant je n’ai pas encore l’impression que le lien social se délite ».  

«  Au niveau professionnel : si on ne travaille pas en équipe, on peut n’avoir de contact avec personne à part les réunions du matin. Mais en se gardant chaque semaine des journées au bureau, tout baigne ».

Qu’est-ce que ce manque ?

On pourrait considérer que ce qui manque, cet informel des relations, est d’ordre affectif et n’influe pas sur le travail et sur l’entreprise. Ce serait faux : il apparait par exemple plus difficile de faire du brain storming à distance. Comme si la libre expression voire la critique était plus limitée.

En somme, à distance on est de bons professionnels de la profession, tout bien, même parfois mieux que bien, mais il manque ce petit à côté, ce petit grain de folie, ces frottements ou titillements qui font les nouveaux projets, qui permettent les innovations et sont le sel de la vie. Ce que l’on perd c’est toutes ces petites nouveautés incrémentielles qui font l’invention au quotidien.

Disons que l’on fait le job ! Mais « les gens se manquent les uns les autres » dit Gilles-Laurent Rayssac.

Et pour conclure : confiance et image de l’entreprise

Le télétravail open bar de Res publica fait étonnamment penser au « flexiwork » finlandais : travailler anytime and anywhere pour la moitié des 40 heures hebdomadaires, mais dans la confiance et la transparence. Et l’on est bluffé que cela marche aussi bien !

Les équipes sont plutôt heureuses de l’image que ces transformations donnent de l’entreprise : « Vu le contexte de démocratisation totale du télétravail, le fait de pouvoir proposer un cadre souple de télétravail à ses salarié·es semble clairement être un argument non négligeable dans les processus de recrutement. Plus largement, ça semble être un gros plus en termes de RSE pour Res publica ».

Et pour poursuivre une Charte ou un Accord social à venir. Bonne chance à eux tous !

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.