Les facteurs appartiennent au quotidien de chacun de nous. À nos imaginaires aussi (Tati bien sûr et d’autres images de films). Mais comment a évolué leur travail ? Comment est-il organisé (ou inorganisé) ? Nicolas Jounin a enquêté pour son livre Le Caché de la Poste.
C’est l’histoire d’une réorganisation, d’une « réorg’ » comme on dit à La Poste. Tous les deux ans, immanquablement, l’organisation du travail des facteurs est remise en cause. Des rues passent d’une tournée à une autre. Les raisons invoquées sont multiples. Le nombre de lettres distribuées diminue, des quartiers se transforment, « il faut adapter les moyens à la charge, réduire le nombre de tournées, dégraisser l’effectif de facteurs ».
Nicolas Jounin mène l’enquête. Il se fait embaucher comme facteur dans un centre de distribution. Ce samedi matin là, ils sont sept intérimaires ou en contrat à durée déterminée, soit près du quart de l’effectif. Le Caché de La Poste est le récit de cette immersion, mêlant le témoignage sur ce que vivent ceux qui sont ainsi « réorganisés » et une réflexion documentée sur les conceptions du travail et de son organisation qui président à ces « réorg’ ».
Chaque métier produit son idiome. « Aviser » par exemple. Pour un facteur, ça consiste à glisser un avis de passage dans la boîte à lettres d’un destinataire absent. De plus en plus souvent ça consiste à éviter de sonner, monter jusqu’à l’appartement ou attendre afin de remettre la lettre recommandée contre signature. Dans ce cas le facteur « avise » d’emblée. Le client se présentera au bureau d’instance, il expliquera qu’il était bien présent ce jour-là, qu’il ne comprend pas, il râlera sans obtenir pour autant un quelconque effet en retour. Aucun facteur n’aime « aviser » directement, tous évitent de le faire autant que possible, mais comment faire autrement quand sa tournée est « enfoncée », qu’on a échoué la veille à la « nettoyer » ou que le collègue affecté à cette tournée a laissé quantité de « restes », des courriers non distribués faute de temps ou parce qu’il n’a pas trouvé le nom du destinataire au milieu d’une batterie de boîtes à lettres en mauvais état dans un immeuble qu’il ne connaît pas, sans pour autant en faire des « rebuts » que l’on « tue » en le renvoyant à l’expéditeur.
Fini-parti
Cette fois la réorganisation s’attaque à un pilier du métier. Elle stipule que le travail de distribution et le travail de tri individuel au cours duquel chaque facteur prépare sa tournée du jour face à son casier seront effectués par des personnes différentes. Finies les façons de faire pour classer selon une logique toute personnelle l’ordre des liasses dans les sacoches de son vélo (enfin du vélo affecté à la tournée, pas toujours en bon état, et après avoir récupéré, quelquefois difficilement, les clés en espérant que la batterie a été correctement chargée pendant la nuit…). Finie également la distribution de l’ensemble du courrier d’une tournée. Désormais certains distribueront les lettres ordinaires, d’autres les recommandés ou les lettres suivies, d’autres les petits paquets et colis. Selon l’affectation, les horaires de travail varient. Pour beaucoup l’habituelle journée continue commencée à 6 h 30 est remplacée par une journée classique, commencée à 8 h 30 avec pause à midi de 45 min. Bonjour les embouteillages, les gardes d’enfants à revoir. Guillaume doit abandonner les parties de foot entre collègues au retour des tournées vers 13 h 30, 14 h. Six mois après la « réorg’ », après avoir enchaîné les arrêts maladie, il part en obtenant une rupture conventionnelle.
Il ne s’agit pas d’un soudain engouement pour la rationalisation du travail grâce à sa division en tâches de plus en plus spécialisées. La question est ailleurs. La direction veut mettre fin au « fini-parti », cette pratique traditionnelle qui « permet de partir plus tôt les jours où il y a moins d’activité, mais qui implique symétriquement de quitter plus tard lorsqu’il y en a davantage ».
Pour comprendre les raisons de la remise en cause de cet « arrangement », il faut se rappeler le changement de statut des facteurs. Depuis 20 ans La Poste ne recrute plus que des salariés de droit privé. Depuis 2010, ils sont majoritaires et bientôt il n’y aura plus aucun fonctionnaire. Ce nouveau statut accorde une place primordiale à la question du temps effectif de travail alors que celui de fonctionnaire admet qu’il peut varier en fonction du service à accomplir et de « l’intérêt général ». Des salariés ont logiquement réclamé le paiement d’heures supplémentaires, des inspecteurs du travail pointilleux ont réclamé des pointages. Dans le bureau où travaille (temporairement) Nicolas Jounin, un de ces inspecteurs s’invite et pointe l’heure de retour de chaque facteur faute d’avoir obtenu un relevé des horaires réels. Afin d’obtenir la tolérance des autorités et éviter les réclamations des salariés, La Poste brandit la menace d’un contrôle de l’exécution de chaque tournée par GPS… et accepte de payer certaines heures supplémentaires tout en espérant que les facteurs ne les réclament pas. C’est la confusion. Tout à leur idée de « se débarrasser de fonctionnaires qu’ils jugeaient insuffisamment malléables et trop prompts à invoquer l’idéologie du service public », les dirigeants qui ont choisi de privatiser n’imaginaient certainement pas ces conséquences. En attendant, on réorganise…
L’outil et le diagnostic
Nicolas Jounin ne s’oppose pas par principe à ces « réorg’ ». Il essaie d’en comprendre les motivations et la logique. La question qu’il pose est autant épistémologique que managériale. Quels moyens La Poste mobilise-t-elle pour connaître son activité et régler « scientifiquement » l’activité des facteurs ? L’écart qu’il constate entre leur travail réel et la description qui préside à son organisation est abyssal. Un « organisateur » circule de bureau en bureau pour faire des « diagnostics ». Il doit « peser la charge de travail ». Les chronométrages ont été abandonnés. Un « outil » formaté à l’échelle nationale est « supposé représenter le calcul réel du temps réel qu’il faut au facteur pour aller distribuer ». Le logiciel attribue un temps moyen à chaque catégorie d’actes d’une tournée et effectue les multiplications et les additions…
Dans la rue des Sauterelles, il faut 8 min 29 s pour circuler du 19 au 27, au 102 avenue Victor Hugo, il faut 1 min 8 s de tri et 4 min 3 s de distribution, etc. Tant d’adresses, tant de boîtes à lettres, tant de courriers, tant de recommandés, tant de kms, etc. Résultat : « Trois heures, 43 minutes et 59 secondes, c’est la charge de la tournée 21 » que Nicolas Jounin peine à effectuer dans la durée de travail réglementaire. Il est inexpérimenté, direz-vous. Ludivine, factrice depuis 10 ans, ne peut admettre que sa tournée « pèse » 5 h 25, elle proteste. En vain : « progressivement elle se résigne. L’écho de ses plaintes s’étouffant, Dominique et Stéphane pourront penser que c’est le signe que tout va mieux. À défaut d’emporter son acquiescement aux durées prescrites, ils obtiennent sa démobilisation ». Elle n’est pas la seule. Tant pis pour la qualité du travail et la satisfaction des usagers.
La réorganisation n’est pas discutée. Elle ne peut pas l’être, elle est fondée sur un « diagnostic » et un « outil ». La suppression de plusieurs tournées et l’attribution de nouvelles rues à celles qui subsistent sont présentées comme une obligation. Les facteurs devront s’adapter. On tolérera qu’ils « avisent », qu’il y ait des « restes » à la fin de la tournée ou qu’ils roulent à vélo sur les trottoirs alors que le règlement l’interdit. Peu importe que les rues soient en pente, que des travaux obstruent la voie, que les boîtes à lettres soient dégradées, que la tournée soit plutôt « horizontale » avec une seule boîte par adresse ou « verticale » avec des tours aux cages d’escalier multiples abritant des batteries d’une cinquantaine de boîtes ou plus.
Même la justification suprême, sans cesse répétée, mériterait d’être discutée. La tendance irréversible à la baisse du trafic est en trompe-l’œil. Seul celui des lettres ordinaires diminue, le nombre de paquets, de lettres recommandées ou suivies augmente.
Vous avez dit scientifique ?
Au final c’est une critique « qui s’espère rationnelle, de l’irrationalité du modèle imposé par les ingénieurs de La Poste ». Même Taylor, qui revendique la paternité de ces organisations « scientifiques », et que Nicolas Jounin convoque à plusieurs reprises pour qu’il s’explique, ne s’y retrouve pas. Il lègue pourtant deux poisons aux « organisateurs » : « l’abolition de l’incertitude et celle de la politique, relatives aux méthodes et au rythme de travail ». Les vitesses et durées standard ne se présentent plus comme une description approximative, mais deviennent une prescription impérative. Les « normes et cadences » valent solde de tout compte dans le rapport entre les agents et leur employeur. L’outil, la science et son représentant de passage, « l’organisateur », sont là et c’en est fini des échanges et de la conflictualité, mais également « des modes de résolution toujours provisoires, des accommodements à inventer ».
En conclusion, Nicolas Jounin insiste sur la complexité des enjeux multiples auxquels est confrontée La Poste. Parmi eux, « il y a la concurrence qui rôde, s’invitant sur les segments lucratifs, délaissant les autres que La Poste est contrainte d’entretenir au nom du service public universel ». Pour affronter ces évolutions aussi rapides que radicales, « il ne faut pas contraindre les ingénieurs à revoir leur copie, mais à la mettre en commun ». C’est cette question qui est éclipsée, celle de « l’élargissement de l’intervention des travailleuses et travailleurs sur les conditions de leur activité, au-delà du cercle des dirigeants et de leurs ingénieurs ». La question du pouvoir de décider « de qui s’en saisit, de qui en est exclu » est bannie. Le « caché » de La Poste n’est pas seulement le sociologue en immersion, ce sont aussi les modalités qui président à la définition de l’organisation du travail.
Pourtant La Poste, comme toutes les entreprises, a tout à perdre en méprisant les contre-pouvoirs et la représentation du personnel. Dans le cas de la distribution du courrier, une démocratisation de la prise de décision ne peut se passer du débat avec les facteurs et tous ceux qui ne se résignent pas « à n’être que les supports inertes d’une prescription ».
Nicolas Jounin Le Caché de la Poste. Enquête sur l’organisation du travail des facteurs. La Découverte. 2021
Laisser un commentaire