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C’était il y a un an, au sortir de la première vague. Aussitôt après avoir rendu hommage aux soignants pour avoir su faire front, Emmanuel Macron saluait ceux de la « deuxième ligne ». « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal ». D’où, après le « Ségur de la santé » en juillet, l’ouverture par la Conférence du dialogue social d’octobre 2020 de ce second chantier. Chargée avec Sophie Moreau-Follenfant d’éclairer les débats, Christine Erhel fait pour Metis le point sur sa mission.

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C’est à la demande d’Elisabeth Borne, ministre du Travail, que vous avez dressé le portrait des « travailleurs de la deuxième ligne ». Pouvez-vous revenir sur les circonstances et les objectifs de votre mission ?

La première vague de l’épidémie a révélé de profondes inégalités entre travailleurs selon l’exposition au risque de contamination. Fin mars 2020, à peine plus du quart des salariés du privé continuaient en France à travailler sur site, les autres étant en télétravail, en chômage partiel ou dans d’autres formes d’arrêt de travail liées à la crise sanitaire. Mais dans certains métiers, la proportion allait du tiers à plus de la moitié. C’était bien sûr le cas des professions médicales, mais aussi des travailleurs de cette fameuse « deuxième ligne », pour lesquels restait à construire, en écho au Ségur de la santé, une démarche particulière.

La même question s’est posée un peu partout dans le monde. Par exemple aux États-Unis, qui se sont très vite interrogés sur les métiers « essentiels » (ceux où le travail ne peut pas s’arrêter) et « du front » (ceux où la présence physique est requise). D’où l’établissement d’une liste des professions les plus exposées (en particulier les caissières, les chauffeurs, les ouvriers du bâtiment), que l’administration reprendra pour fixer les cibles prioritaires de la campagne de vaccination, au moins à ses débuts. Même préoccupation en Europe, où la Commission a dressé une liste des « travailleurs-clés » (dont l’activité ne peut pas s’arrêter en cas de crise) dans le but de faciliter les mobilités de travail entre États membres.

Avec, en France, cette particularité que c’est le président de la République lui-même qui a posé la distinction entre première et deuxième ligne, en d’autres termes entre les professions médicales (au sens large) et les autres. Comme ces derniers forment un ensemble très hétérogène, nous devions répondre à deux questions distinctes. De quels métiers s’agit-il ? Quels peuvent être dans chaque cas les leviers de revalorisation ? Aussi notre mission prévoit-elle trois étapes :

  1. Définir les métiers de la deuxième ligne en se fondant sur les sources statistiques, mais aussi sur le dialogue avec les organisations patronales et syndicales sous l’égide du ministère du Travail
  2. Décrire les conditions de travail et d’emploi propres à ces métiers à partir des sources statistiques disponibles
  3. Dans les branches où les « deuxième ligne » sont les plus nombreux, appuyer les discussions et les négociations à venir pour revaloriser leurs métiers.

Un cahier des charges qui explique que nous ayons été missionnées en binôme, Sophie Moreau-Follenfant en raison de son expérience de DRH, moi-même au titre de mes travaux sur la qualité du travail et de l’emploi en France et en Europe.

Pour faire le portrait des « deuxième ligne », vous deviez donc en avoir une définition précise. Sur quels critères l’avez-vous établie ?

Avec la DARES, nous en avons retenu deux :

  1. Exercer un métier qui induit un risque particulier d’exposition potentielle au Covid19. Nous avons pour cela mobilisé l’enquête sur les Conditions de Travail de la DARES, dont par un heureux hasard la dernière édition date de 2019. Nous avons pu ainsi dénombrer, métier par métier, d’une part les salariés que leur travail met régulièrement en contact avec le public ou les collègues, de l’autre ceux qui y sont régulièrement exposés à des risques infectieux.
  2. Avoir été présent sur site durant le premier confinement, en mars-avril 2020. Ici c’est l’enquête ad hoc menée à l’époque par le ministère du Travail qui nous a servi de base (enquête ACEMO-COVID).

En combinant les deux critères, on parvient à 4,6 millions de salariés (près du quart du total) exerçant fin 2017 en deuxième ligne dans le secteur privé, auquel se limitait le champ de la mission. Pour mémoire, ils étaient dans le même temps environ 700 000 dans le secteur public. Ils se répartissent en 17 métiers (au sens de la nomenclature statistique des « familles professionnelles »), dont 13 répondent strictement aux deux critères précédents ; nous leur en avons adjoint 4 autres (ouvriers de la manutention ou des industries agro-alimentaires, bouchers-charcutiers-boulangers) qui bien que n’étant exposés au risque de contamination que de façon ponctuelle, ont été particulièrement sollicités durant le premier confinement. Nous avons aussi conservé dans le champ tous les métiers de deuxième ligne du bâtiment, bien que ce secteur ait rouvert ses chantiers dès le mois d’avril 2020.

Les métiers ainsi rassemblés sont très variés. Les plus nombreux sont les conducteurs et les agents d’entretien, mais les « deuxième ligne » sont également très présents dans l’agriculture, les IAA et le bâtiment, ainsi que dans quelques métiers de l’industrie ou de la logistique (manutention). Puis viennent les professions de service, dans le commerce alimentaire, les métiers de bouche, le gardiennage, la sécurité, la propreté, l’aide ménagère ou à domicile. C’est dire la grande diversité de la population visée ; en parallèle aux exploitations statistiques, nous avons eu pour mieux la cerner de nombreux échanges avec les partenaires sociaux des branches concernées.

 Il vous était demandé d’identifier et de dénombrer les « deuxième ligne », mais aussi de décrire leurs conditions d’emploi et de travail. À quels constats avez-vous abouti ?

Les travaux que j’ai menés avec d’autres, y compris à l’échelle européenne, pour mesurer la qualité de l’emploi et du travail se sont révélés particulièrement utiles à ce stade de la mission. Après discussions avec les organisations syndicales et patronales, nous avons retenu six dimensions : salaires et rémunérations, conditions d’emploi, conditions de travail et risques professionnels, temps de travail et conciliation vie familiale/vie professionnelle, formation et carrière, représentation et dialogue social. Les enquêtes nous ont permis de marier indicateurs objectifs (salaire ou type de contrat par exemple) et données de perception (sentiment d’insécurité, de satisfaction ou d’utilité sociale au travail…).

La plupart des indicateurs ont été construits par la DARES, et certains par le CEET. En « statique », nous avons mobilisé quatre sources : les DADS, l’enquête emploi en continu, l’enquête conditions de travail et les données de la CNAM sur les accidents de travail et les maladies professionnelles. La même enquête emploi, mais aussi l’enquête formation et qualification professionnelle (FQP) de l’INSEE nous ont permis d’y ajouter une mesure en dynamique des parcours professionnels sur 18 mois à 5 ans. La principale difficulté technique a été de ventiler de façon homogène les données issues des différentes sources entre familles professionnelles. Le savoir-faire accumulé à la DARES, au CEET, à l’INSEE a été précieux pour y parvenir.

Il en ressort un constat majeur : envisagés comme un tout, les salariés de deuxième ligne connaissent des conditions d’emploi et de travail systématiquement plus défavorables que la moyenne des salariés du privé. C’est particulièrement vrai en matière de salaire et de rémunération, d’incidence des contrats courts et du temps partiel. Le désavantage est marqué aussi pour les accidents du travail (avec un risque presque double), les contraintes physiques et les autres risques professionnels. Du point de vue dynamique, les « deuxième ligne » connaissent des parcours plus instables, avec des passages plus fréquents par le chômage, des promotions plus rares à 5 ans et un accès moins fréquent à la formation. Un constat qui se retrouve ailleurs, notamment aux USA.

En revanche, bon nombre d’entre eux expriment à l’égard de leur travail un degré de satisfaction proche, voire nettement supérieur à la moyenne ; c’est le cas en particulier des conducteurs, des ouvriers du bâtiment ou des métiers de bouche ou de l’agriculture. Sans doute cela tient-il pour une part chez eux à de meilleures perspectives de carrière. Autre surprise, les « deuxième ligne » sont un peu moins nombreux que la moyenne à déclarer subir des tensions avec le public, alors qu’ils entretiennent avec lui des contacts plus fréquents. Mais ces données sont rappelons-le tout juste antérieures à la crise sanitaire, qui a pu modifier les perceptions ; l’enquête que prépare le ministère sur les conséquences de l’épidémie dans la vie au travail devrait permettre d’y voir plus clair.

Outre ces traits communs, votre analyse met en évidence une forte diversité de situations et de conditions au sein des deuxièmes lignes ; quels facteurs de différenciation vous paraissent-ils mériter attention ?

Tous les « deuxième ligne » ne sont pas en effet logés à la même enseigne. Certains métiers cumulent les difficultés, et en particulier celui des aides à domicile, des agents de propreté et plus largement des services à la personne. La faiblesse particulière des rémunérations est en effet associée dans ces métiers à un volume de travail insuffisant (avec l’usage généralisé du temps partiel court) et des horaires à la fois fragmentés et décalés. Dans les métiers du bâtiment au contraire, les rémunérations sont meilleures et le temps plein domine, mais ils sont contrebalancés par une très forte prévalence des accidents du travail et des maladies professionnelles. Une situation qui ne date pas de la pandémie, mais que les réflexions en cours sur la revalorisation des métiers de deuxième ligne pourraient remettre à l’ordre du jour.

De façon plus générale d’ailleurs, l’intention de la ministre du Travail est de s’appuyer sur ces réflexions pour encourager des démarches qui, au-delà de la réparation des conséquences directes de la pandémie, visent une revalorisation structurelle. Ce à quoi peut aider notre mission dans sa troisième étape, en produisant des fiches par métier qui offriront une base de discussion aux acteurs sociaux des branches.

Sans préjuger des positions des différents acteurs, quelles pourraient être les modalités et les voies d’une meilleure reconnaissance des travailleurs de deuxième ligne ?

Notre travail de repérage aurait pu dans un premier temps, comme cela a été le cas aux États-Unis, servir à donner aux deuxièmes lignes priorité dans l’accès aux vaccins. Même si le risque objectif de contamination qu’ils encourent peut paraître a priori limité, cela aurait contribué à réduire les appréhensions qu’ils ont pu avoir en étant tenus de travailler sur site. Cette logique a été partiellement retenue dans les extensions récentes de la campagne de vaccination.

Autre mode de reconnaissance, le Premier ministre a annoncé à l’issue de la Conférence sociale de mars dernier la reconduction pour tous les « deuxième ligne » de la « prime Covid », défiscalisée et exonérée à hauteur de 1 000 € (et 2 000 € si elle s’accompagne d’autres mesures de revalorisation), à charge pour les employeurs d’en décider ou d’en négocier l’attribution. Un projet de loi devrait prochainement concrétiser cette annonce.

Plus significatif à long terme est l’appel que le gouvernement lance aux branches pour qu’elles négocient les modalités d’une revalorisation durable des métiers concernés. Il s’agit d’un appel, non d’une obligation. Mais le souci d’améliorer l’attractivité des métiers et de réduire les difficultés de recrutement peut inciter les acteurs sociaux à s’en saisir, particulièrement si la reprise post-pandémie est vigoureuse. Outre les salaires, l’organisation des temps de travail et l’accès à la formation qualifiante ouvrent un large champ aux discussions.

Enfin l’État peut aussi, comme l’y appellent les organisations patronales, prendre sa part en encourageant la revalorisation des conditions de travail et d’emploi au moyen d’une commande publique moins favorable aux prestataires « moins-disants ».

Pour en savoir plus

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.