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Les films, expériences vécues individuellement, mais en même temps très collectives, font toujours beaucoup discuter. C’est la force de l’image et de la mise en scène. Voici l’analyse tranchée de Denis Maillard, avant un dossier que Metis va ouvrir sur les métiers du « care » et leur place dans la société.

« Debout les femmes », le dernier documentaire de François Ruffin, se déroule comme une histoire d’amour qui tournerait mal : on est d’abord ému, puis rapidement séduit ; peu à peu on s’agace avant d’en ressortir déçu. Et j’ai fini par me dire que le cinéma du député de la France insoumise n’est décidément pas mon genre !

Commençons donc par l’émotion ; celle, en premier lieu, que l’on ressent devant les images. Car il s’agit avant tout de cinéma (c’est tout le problème, on va y revenir) : tournées essentiellement durant le premier confinement, les scènes du port vide, des villes et des routes désertes, sont assez fascinantes. Mais l’émotion se porte surtout sur ces femmes que l’on voit s’activer en pleine pandémie et qui parlent si franchement de leur travail. Auxiliaires de vie (elles s’occupent de personnes âgées à domicile), accompagnantes d’élèves handicapés (AESH), aides-soignantes, infirmières, femmes de ménage, elles appartiennent à ce monde du « care » (le soin et le prendre soin) que constitue l’ensemble des « métiers du lien social ».

À travers elles, ce que l’on voit à l’écran est alors non seulement séduisant, mais particulièrement convaincant. De ce point de vue, l’apport du film réside dans trois éléments décisifs que l’on connaît bien si l’on s’intéresse aux travailleurs — en l’occurrence, ici, aux travailleuses — du « back office de la société de services » (une expression que j’utilise faute de mieux !), mais qui sautent enfin aux yeux : d’une part, les « métiers du lien social » sont un monde cohérent en soi, dans ses pénibilités et ses contraintes comme dans ses moments de reconnaissance et de plaisir ; on peut et l’on doit les traiter comme tels. C’est ce que fait le film : engagement entier dans le travail, humanité et simplicité des relations, fatigue des horaires, des déplacements et des gestes, salaires plus que modestes, absence de reconnaissance de la hiérarchie ou de la société, mais immense soutien des collègues et de ceux dont elles s’occupent. Toute la réalité de ces métiers est très bien restituée.

Par ailleurs, la parole laissée à ces femmes dans le documentaire, et principalement à l’expression de ce qu’elles mettent en œuvre, fait également apparaître une dimension cachée de ces métiers : l’existence — décisive ici — de compétences, notamment relationnelles, mais parfois aussi techniques, dont elles disposent pour bien faire leur travail ; des compétences rarement acquises dans des formations dignes de ce nom, mais expérimentées au contact des personnes qu’elles servent. Or, la plupart du temps, c’est précisément ce qui leur est dénié — on sait qu’au regard des nomenclatures, elles sont peu ou pas qualifiées —, ce qui les maintient alors dans des revenus faibles, souvent indécents : comment vivre avec 800 euros par mois en cumulant de nombreux déplacements entre plusieurs lieux d’activité. Pas qualifiées ou si peu ? C’est totalement faux ! Le film le montre très bien. Ces métiers permettent au contraire d’acquérir et de mettre en œuvre des compétences rarement reconnues comme telles. Le chantier des compétences réelles est donc immense.

Enfin — mais c’est là que le documentaire commence à prendre une autre tournure —, le dernier apport du film de Ruffin est de montrer qu’une « politique du back-office » est possible et même envisageable : la reconnaissance que ces femmes attendent induit en effet un combat collectif que le documentaire tente de mettre en scène, selon une dramaturgie en trois actes constituant la trame narrative du film. Tout commence avec la mission d’information confiée à François Ruffin et au député LREM Bruno Bonnel ; celle-ci débouche malheureusement sur l’échec du vote d’une loi visant à mieux reconnaître ces femmes, ce qui pousse alors Ruffin à mettre en scène une forme de contre démocratie, à mi-chemin de la conférence citoyenne et d’un parlement des invisibles. Or, aucun de ces actes ne va sans poser problème, ce qui suscite légitimement l’agacement et la déception finale.

On savait François Ruffin franc-tireur, trublion et individualiste. Reconnaissons néanmoins qu’il possède dans ce registre un savoir-faire magistral ; notamment dans la mise en scène de lui-même. Il est omniprésent durant tout le film : qui propose une mission d’information à l’Assemblée nationale ? Lui. Qui décide d’en faire un film ? Encore lui. Et, abandonnant rapidement les dimensions institutionnelles et économiques du problème à traiter, qui décide d’aller dans sa propre circonscription pour « auditionner » face caméra un certain nombre de femmes qu’il connaît ? Toujours lui…

La bonne idée est en effet de donner chair, corps et visages, à toutes ces femmes. Notre propos n’est donc pas de critiquer l’idée de faire d’une mission parlementaire un film — c’est finalement aussi valable qu’un rapport, moins complexe, mais plus efficace — mais plutôt de mettre en question les choix que l’on a sous les yeux et la mise en scène de soi du député qui les porte : en dehors de son bureau à l’Assemblée nationale et de l’appartement de Bruno Bonnel à Lyon, toutes les scènes sont tournées dans la Somme ou le Pas de Calais.

Au bout du compte, qui regarde-t-on ? Un député utilisant les ressources de la comédie pour sensibiliser aux conditions de travail de ces femmes ou une sorte d’acteur-militant jouant au député ?…

Le 27 mai 2020, par exemple, on avait pu être sensible à une colère de François Ruffin en commission parlementaire qui avait été massivement partagée sur les réseaux sociaux. On y découvrait le député s’énervant contre la Présidente qui lui demandait pourquoi il finissait par voter contre la proposition de loi qu’il avait lui-même portée. Le faisant ainsi passer pour incohérent, celui-ci explosait avec sincérité, expliquant, la voix chargée d’émotions, que sa loi avait été vidée de tout son intérêt par les députés En Marche ; il ne s’y reconnaissait plus, votant de facto contre elle. Cela se tenait. Mais là où les choses ne tiennent plus et où le doute s’installe, c’est lorsque cette séquence est incluse dans le montage du film : le spectateur comprend alors qu’en mai 2020 le député tournait déjà son film… Ce que le citoyen ne savait pas à l’époque. Résultat, cette colère est-elle sincère ou surjouée pour les besoins du film ? Les collègues de Ruffin contre lesquels il s’emporte sont-ils des acteurs malgré eux, des faire-valoir de l’acteur-militant ou de réels députés objets d’un documentaire ? Tout cela à la fois sans doute, comme l’est Bruno Bonnel, l’alter ego de Ruffin. Une chose est sûre en revanche : à partir de cette séquence, il devient impossible de regarder le film de manière confiante ; le contrat passé avec le spectateur au départ est définitivement rompu. Et de fait, les séquences ambiguës vont alors se succéder.

Mais là encore, la figure de ce député LREM n’est caricaturée qu’afin de servir de miroir embellissant à Ruffin lui-même : libéral satisfait un peu benêt et souvent béat — on le voit passer son temps à prendre des photos souvenirs et nourrir une passion pour les cathédrales —, Bonnel n’est pas présenté comme un homme pouvant politiquement s’intéresser à toutes ces femmes. C’est impossible ; il doit avoir une autre raison cachée : est-il un cynique commissaire politique envoyé par le groupe En Marche pour torpiller la mission d’information ou bien une sorte de Saint-Paul en chemin vers Damas ? Seul un Ruffin espiègle, sûr de son fait, conscientisé à la cause des femmes, mais, malheureusement pour nous, plus curé que jamais, lui extorquera une sorte de confession avant de l’absoudre. En effet, le député En Marche est lavé de toutes ses turpitudes de patron libéral lorsqu’il confesse qu’il a eu autrefois un fils handicapé — aujourd’hui décédé — et qu’il avait dignement traité l’auxiliaire de vie qui s’occupait de cet enfant. Alors la souffrance personnelle est à la fois rédemptrice et explicative : l’aveu est aux yeux de Ruffin la seule raison possible de l’intérêt du député libéral pour toutes ces travailleuses, il n’y en a pas d’autres.

Revenons, pour finir, à toutes ces femmes à qui Ruffin propose de se mettre debout comme l’y invite le titre du film, reprenant en cela l’hymne du MLF des années 70 — qu’elles entonnent d’ailleurs à la toute fin du documentaire. Pour bien planter le décor et inviter au combat, il met alors en scène une nouvelle opposition : celle de la sincérité, du courage, de la modestie et parfois de la pauvreté de ces femmes en butte à une démocratie représentative quasi exclusivement masculine votant contre tous les amendements qui amélioreraient le sort de ces travailleuses. Ruffin décide alors de rénover le Parlement et de réunir toutes les actrices de son film dans un hémicycle — celui du CESE où s’est tenue la conférence citoyenne pour le climat — et de leur faire jouer le rôle de députées votant, cette fois-ci, dans le sens de sa loi.

Il y a quelque chose de véritablement émouvant à voir ces femmes — telles des gilets jaunes non violentes — se diriger vers Paris, se prendre au jeu du « chères collègues » ou du « Madame la Présidente », avant de voter une loi écrite sur mesure pour elles, puis de chanter l’hymne féministe. Mais il y a aussi quelque chose de pathétique dans cette scène, car on ne peut s’empêcher de penser que Ruffin ne fait pas que leur tendre un micro, il leur tend un piège également. Deus ex machina de la séquence qu’il met en scène, il se déguise en simple huissier pour s’effacer devant ces femmes et se mettre très évangéliquement derrière elles. Mais c’est là paradoxalement qu’on découvre qu’il ne connaît rien à ce dont il s’occupe dans ce film, si ce n’est sa propre personne. En effet, « le continent noir » dont parle l’hymne du MLF qui donne son titre au film, ces femmes « sans passé » et « sans histoire », « seules dans [leur] malheur », divisées et « de [leurs] sœurs séparées », se sont bien toutes les femmes ; peu importe leur classe sociale. Or, ce que montre Ruffin ce ne sont pas toutes les femmes, mais bien celles du bas de l’échelle sociale et appartenant à une partie du back-office de la société : les travailleuses du lien social, du ménage et du soin.

Dans une tribune, publiée le 18 avril 2020 par Le Monde — « Coronavirus : Il faut “revaloriser les emplois et carrières à prédominance féminine” » — des chercheurs en sciences sociales réclamaient, comme François Ruffin, une revalorisation des métiers exercés majoritairement par des femmes. Ces différents métiers, expliquaient-ils, « sont tous marqués par cette féminisation, ce sont des “métiers de femmes”, implicitement pour les femmes. Il s’agit d’éduquer, soigner, assister, nettoyer, conseiller, écouter, coordonner… bref, de faire appel à des “compétences présumées innées”, si “naturelles” quand on est femme… » On reconnaît ici tous les métiers du documentaire et qui sont occupés ultra majoritairement par des femmes. De là découle, selon les auteurs, une situation de dévalorisation sociale et salariale. En effet, métiers de services, ils sont immanquablement ramenés à leur fonction de servilité ou à leur dimension de vocation : la domestique ou la bonne sœur ! Mais ni plus ni moins, après tout, que l’ensemble des métiers du back-office.

C’est précisément ici que réside l’erreur de Ruffin qui revient comme un leitmotiv tout au long de son film. Si ces métiers sont dévalorisés, c’est moins parce que ce sont des « métiers de femmes » que parce qu’ils se tiennent dans l’invisibilité du service rendu et que les tâches du back-office se sont partagées selon le genre : aux femmes le contact, aux hommes la nouvelle condition ouvrière à distance du client final. C’est la place occupée dans la relation de service qui dévalorise, pas seulement l’identité de genre des titulaires de ces métiers. Insister sur les aspects identitaires, c’est ne pas saisir ce qui est à l’œuvre dans l’économie de services. C’est là que le combat féministe dont s’empare Ruffin trouve aussi sa limite dans la fragmentation qu’il opère au sein même du back-office : les femmes de la bourgeoisie ne sont pas solidaires des femmes du lien social et du soin, alors que les hommes du back-office partagent bien avec elles la même position dans l’économie de services.

La déception devant « Debout les femmes » provient finalement de ce défaut d’analyse : incapable de proposer une théorie générale de la société de services au-delà de portraits féminins émouvants, Ruffin s’en tient uniquement à une posture morale, quasiment religieuse. Qu’en ont-elles pensé ?

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Né en 1968, philosophe politique de formation, j’ai poursuivi deux carrières en parallèle : d’un côté, un parcours en entreprise - j’ai été rédacteur en chef des publications de Médecins du Monde (1996), directeur adjoint de la communication (1999), chef du service de presse de l’Unédic (2002), directeur de la communication de l’Unédic (2008) puis directeur de la communication et stratégie de Technologia (2011), un cabinet de prévention des risques professionnels ; de l’autre, un parcours plus intellectuel — j’ai été élève de Marcel Gauchet qui m’a appris à penser ; j’ai créé la Revue Humanitaire et j’ai publié plusieurs essais : L’humanitaire, tragédie de la démocratie (Michalon 2007), Quand la religion s’invite dans l’entreprise (Fayard 2017) et Une colère française, ce qui a rendu possible les gilets jaunes (Observatoire 2019). Enfin, je collabore à Metis, à Télos et à Slate en y écrivant des articles sur l’actualité sociale. Pour unifier ces deux activités, j’ai créé Temps commun, un cabinet de conseil qui aide les entreprises, les institutions publiques et les collectivités à décrypter et faire face aux impacts des transformations sociales sur leurs organisations.