Le travail à distance sera-t-il le révélateur (au sens photographique) des « bullshit jobs » décrits par David Graeber, qui vient de disparaître. Son livre avait frappé par la dénonciation de ces « boulots à la con », mais la lecture très riche qu’en fait Denis Mailllard montre bien d’autres facettes et éclaire de manière saisissante les évolutions du travail en cours avec la crise sanitaire.
David Graeber est anthropologue, militant anarchiste, vétéran de Occupy Wall Street et auteur en 2013 d’un article qui l’a rendu célèbre : « On the Phenomenon of Bullshit Jobs ». Dans ce texte de quelques pages, il évoquait le cas de tous ces salariés de l’industrie des services (ressources humaines, management, finance, droit des affaires, marketing, communication, relations publiques, mais aussi forces armées et administration) nourrissant le sentiment que leur travail est inutile.
Le terme bullshit jobs (en français : « boulots à la con ») est devenu l’un de ces mots qui n’ont plus besoin d’être définis tant ils subsument dès leur prononciation l’ensemble de la réalité qu’ils sont censés décrire : chacun croit y reconnaître tout ou partie de ce qu’il vit ou de ce qu’il craint vivre.
Pourtant, David Graeber vient de prendre la peine de développer – sur près de 400 pages – une véritable théorie des bullshit jobs que Les Liens qui Libèrent traduisent et publient cet automne. Le succès médiatique est une nouvelle fois au rendez-vous, preuve s’il en était que la question du sens au travail est l’une de celles dont on parle le moins bien, mais qui obsède néanmoins la conscience de nos contemporains.
Disons-le d’emblée, l’intérêt du livre de Graeber par rapport à son article initial est assez mince. Cet essai lui permet toutefois de préciser la nature des « jobs à la con » et de chercher les raisons qui entraînent leur développement. Mais paradoxalement, ses précisions reposent avant tout sur des témoignages de lecteurs l’ayant contacté à la suite de son article de 2013. Tout se passe comme si, dépassé par son succès, David Graeber cherchait moins à théoriser sérieusement sa trouvaille qu’à la justifier par une accumulation de preuves et, surtout, à pousser ses idées politiques d’abolition du travail. Pas sûr que les cadres surdiplômés des services, qui avaient cru reconnaître leur quotidien dans son premier article, soient friands de solutions anarchistes et décroissantes ; ils ont voté Macron, pas Proudhon…
La « bullshitisation » du travail humain
Qu’est-ce qu’un boulot à la con ? Selon notre auteur, il s’agit d’une « forme d’emploi rémunéré qui est si totalement inutile, superflue ou néfaste que même le salarié ne parvient pas à justifier son existence, bien qu’il se sente obligé, pour honorer les termes de son contrat, de faire croire qu’il n’en est rien ». Le sentiment d’inutilité ne proviendrait donc pas de l’incapacité des individus à embrasser la totalité des tâches dont ils n’effectueraient qu’une partie (sur le modèle de la chaîne tayloriste), mais bien de l’inutilité réelle de ces métiers qui se feraient de toute façon sans eux, qu’il s’agisse de supervision, de reporting, de contrôle de gestion, etc.
Se demander si l’entreprise, et au-delà la société, seraient différentes si son job n’existait pas était d’ailleurs, dans l’article de 2013, l’un des critères permettant de savoir si l’on exerce un bullshit job. Dans le livre de 2018, la définition est plus détaillée, mais moins opérante : que recouvrent les qualificatifs de « totalement inutile, superflue ou néfaste » s’agissant du travail ? Les trois adjectifs ne sont pas synonymes et élargissent à une immense partie du travail humain ce que nous pourrions nommer « la bullshitisation ».
Graeber s’y perd un peu lui-même puisqu’il est obligé de distinguer ses bullshit jobs de ce qu’il appelle les shit jobs, ces emplois mal payés et peu considérés remplis par des travailleurs du back-office de la société, c’est-à-dire invisibles, contraints, mais nécessaires à la marche de la vie en commun. En effet, si tout ou presque est bullshit jobs, il devient quasiment impossible de définir sérieusement et objectivement ce qu’est vraiment un boulot à la con. Ainsi, seul le travailleur est capable de définir si son travail est utile ou non ; un bullshit job, c’est celui qui est ressenti comme tel.
Féodalisation du travail
À l’appui de sa démonstration, David Graeber mentionne un sondage de Yougov publié en 2015 – 849 actifs britanniques interrogés – dans lequel 37 % estiment que leur travail est socialement inutile. L’auteur affirme donc que les bullshit jobs grignotent peu à peu le labeur humain. Ceux-ci n’auraient rien d’irrationnel et leur existence ne dépendrait pas non plus d’une complexification ou d’une bureaucratisation excessive du capitalisme, comme le croient les libéraux avec qui il rompt quelques lances. Pour Graeber, on serait, en réalité, sorti du capitalisme au profit d’une sorte de néo-féodalisme servant uniquement les intérêts du secteur « Finance, Insurance, Real Estate » (FIRE) qui exerce son empire au détriment de l’humanité tout entière. Il s’agit de féodalisme parce que bon nombre de ces métiers « inutiles, superflus (et) néfastes » n’existeraient en définitive que pour permettre à des puissants de faire valoir leur importance. Dans un monde rendu à la féodalité managériale, on comprendra, comme l’affirme Graeber, que « la plupart des gens haïssent leur travail ».
Au fil des pages, toutefois, on le sent hésiter sur la solution à apporter au problème des bullshit jobs. Partant du principe que la « bullshitisation » de la vie n’est pas supportable, David Graeber oscille entre la restriction du travail à des tâches matériellement utiles ou son abolition définitive. Il balance, pourrait-on dire, entre Matthew Crawford et Benoît Hamon…
Matthew Crawford ou Benoît Hamon ?
Il y a actuellement chez certains auteurs américains radicaux une fascination pour le mode de vie d’avant la révolution industrielle, voire d’avant la modernité. Ces auteurs reprennent plus ou moins les idées avancées dès la première moitié du 19e siècle par ceux qui s’opposaient alors au développement de la société libérale marchande. Thomas Jeffferson, par exemple, rêvait d’une démocratie de fermiers indépendants, en opposition à la société manufacturière. Sans l’affirmer explicitement, les auteurs radicaux du moment invitent à faire un retour vers une époque antérieure à cette « dérive » capitaliste entamée au 19e siècle. Celui qui est allé le plus loin dans cette direction est Matthew Crawford. Véritable plaidoyer pour le travail manuel qui seul permettrait de réconcilier l’homme avec lui-même, son best seller Eloge du carburateur – Essai sur le sens et la valeur du travail, montre comment la logique capitaliste, la division des tâches et le management s’imposent au cœur du travail et « sépare » le travailleur de la réalité de ce qu’il fait.
Les observations de Crawford sont les mêmes que celles de Graeber : sentir que l’on exerce un bullshit job c’est faire l’expérience – en pleine conscience – de la séparation entre le « travail concret » et le « travail abstrait », comme dirait Marx, et cela au sein d’une classe sociale que rien n’avait préparée à cette révélation. Chez tous les témoins cités dans l’ouvrage, « la révolte des premiers de la classe », comme l’a baptisée Jean-Laurent Cassely dans son livre sur le néo-artisanat urbain, est une tentation forte. Ce n’est pourtant pas la solution vers laquelle Graeber incline le plus. Chez lui, force reste à l’anarchisme et aux solutions d’abolition du travail. C’est son côté Benoît Hamon, celui de la campagne électorale de 2017 qui faisait lui aussi le constat qu’il y existait un problème avec le travail et proposait, pour le régler, d’adopter le revenu universel.
Dans tous les cas, la souffrance paraît trop grande pour ne pas voir dans les conditions actuelles des travailleurs une situation de non-assistance à personne en danger. À son tour, Graeber fait du revenu universel une solution aux bullshit jobs ; manière de mettre fin au non-sens.
Déficit d’utilité ou de reconnaissance ?
Alors que la presse s’emparait de l’ouvrage de David Graeber, une étude du sociologue Alain Mergier pour la Fondation Jean-Jaurès en partenariat avec l’IFOP tentait de quantifier le phénomène des bullshit jobs. Or, que constate-t-on à la lecture des résultats ? Là où David Graeber diagnostique une crise de sens, Alain Mergier et son équipe constatent surtout une crise de reconnaissance.
L’étude identifie trois dimensions de l’utilité au travail – individuelle, entrepreneuriale et sociale. Aucune d’entre elles ne semble poser de problème aux salariés français. Au contraire,
« ceux qui ont le sentiment que leur travail est devenu “moins utile” au cours des dernières années sont deux à trois fois moins nombreux que ceux qui ont plutôt le sentiment d’être “plus utiles” qu’il y a quelques années. Ainsi, 11 % se sentent “moins utiles” à leur entreprise, et 15 % “moins utiles” à la collectivité. À l’inverse, 38 % des actifs se sentent “plus utiles” à leur entreprise qu’il y a quelques années, et 29 % “plus utiles” à la société ».
La situation française est donc celle d’un déséquilibre, les salariés jugeant leur travail utile, mais sa reconnaissance insuffisante.
Nous nous trouvons donc face à un paradoxe : si l’on voit bien les limites du concept de bullshit jobs, on peine toujours à expliquer son succès. Comme on s’épuisait il y a quelques années à rendre raison du triomphe du « harcèlement moral » ou du « burn-out ». Pourtant, tout cela relève du même phénomène : un changement d’époque qui n’a pas encore trouvé les mots pour parler du travail autrement que sur le registre de la plainte ; alimentant ainsi des réussites éditoriales fondées sur la seule indignation sans garantie de preuve…
C’est la principale objection que l’on ferra au livre de Graeber : à aucun moment, il ne remet sa trouvaille – car c’en est une – dans une histoire sérieuse et plus ample du travail, si ce n’est sous une forme agonistique chargeant le capitalisme et la bureaucratie de tous les maux. Pourtant, les bullshit jobs ne sont pas tous nés d’hier : pourquoi ce qui pouvait paraître acceptable autrefois ne l’est plus désormais ? Pour le comprendre, nous voudrions proposer quelques réflexions permettant de penser autrement le phénomène que David Graeber met en lumière.
Dans ses deux derniers ouvrages, Lost in management, la vie quotidienne des entreprises et Lost in management 2, la faillite de la pensée managériale, le sociologue François Dupuy a décrit les étapes de la transformation du travail. Il distingue les conditions « de » travail qui n’ont cessé de s’améliorer et les conditions « du » travail qui, en revanche, se dégradent depuis une cinquantaine d’années pour en arriver à ce que l’on peut considérer comme l’impasse actuelle dont l’expression bullshit jobs rend parfaitement compte.
À la différence de Graeber qui attribue à une nature du capitalisme, devenu féodal, la responsabilité des bullshit jobs, François Dupuy impute cette situation à une transformation lente des conditions de production : à partir des années 1970, explique-t-il, ce qu’on a appelé « la crise » – qui correspond en réalité aux prémisses de la mondialisation – a produit une ouverture des marchés offrant peu à peu au client des capacités de choix jusque-là ignorées. Cette « révolution du client » s’est produite dans des organisations que Fr. Dupuy qualifie « d’endogènes », c’est-à-dire tournées vers elles-mêmes et non vers leurs clients ; protégeant, pour ainsi dire, les salariés des clients.
Afin de répondre à cette irruption du client dans la production (sous la forme d’une exacerbation de la concurrence puis de la transition numérique), les entreprises se sont tournées vers l’organisation du travail afin de trouver le moyen de faire accepter aux salariés le report du poids du client sur le travail interne. Coopération, collaboration, transversalité, mode projet… toutes ces expressions, à priori positives, traduisent en réalité un management rendu coercitif et une détérioration des conditions du travail de salariés désengagés qu’il faut en permanence animer, motiver, contrôler. Une pression continue aboutissant à faire des managers des contrôleurs et des producteurs de reporting, premier critère du bullshit job… Dans ces conditions, le phénomène dont parle Graeber n’est pas une propriété du capitalisme, mais le résultat d’un processus et d’une crise terminale du taylorisme. La solution ne se trouve donc pas vers la fuite hors du travail, mais dans une réinvention des organisations.
Si l’on comprend mieux le contexte historique dans lequel s’inscrit l’expression bullshit jobs, son succès auprès de toute une partie de la population salariée (souvent des cadres très diplômés) nous paraît être également un symptôme de ce même moment.
Liberté, égalité, subjectivité
Dans son article, « Bullshit jobs, un hymne à la subjectivité », publié sur Slate.fr le 18 septembre dernier, la sociologue Monique Dagnaud voit dans le succès du livre de David Graeber « une bouffée d’oxygène dans un espace politique pétrifié. Ce qui en fait un livre-thérapie et un manifeste de protestation existentielle ». C’est le point essentiel qui permet de comprendre le large écho dont bénéficie la théorie des bullshit jobs : elle offre au salarié qui s’y reconnaît « un hymne à (une) subjectivité » entravée par l’organisation ; la preuve s’il en fallait que le salarié est et reste un individu libre et autonome devant se ressaisir comme tel. Dans le monde du travail actuel, cette aspiration a un nom : l’indépendance !
En 1937, dans un article demeuré célèbre, « La théorie de la firme », Ronald Coase tentait de répondre à une question devenue classique : pourquoi, dans un univers où le mécanisme des prix est présenté comme le coordinateur par excellence de l’activité économique, préfère-t-on une coordination par le management plutôt qu’une coordination par les prix ? Autrement dit, pourquoi les firmes développent-elles une organisation interne et rémunèrent-elles en salaire ce qu’elles peuvent trouver sur le marché sous forme de contrats commerciaux ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, les salariés qui admettent occuper un bullshit job – et rêvent de s’en échapper – se posent la même question que Coase, mais dans un sens opposé : alors qu’une part du travail n’a aucune utilité, que le mangement est en crise et que les contraintes de l’organisation pèsent sur les individus, pourquoi continuer de développer une organisation interne et rémunérer sous forme de salaire ce que ces mêmes salariés sont prêts à vendre sous forme d’un contrat commercial – une fois montés la start-up, l’activité de conseil ou l’atelier d’artisanat urbain ? À rebours de ce que croit David Graeber, il existe une préférence pour le marché sur le management et c’est précisément le rêve inavouable des bullshit workers.
Cette re-marchandisation du travail fait fond sur un fantasme d’autosuffisance et d’indépendance qui traverse actuellement la société démocratique, relayé efficacement par l’idéologie libérale. Notre société imagine ainsi qu’au droit du travail, rééquilibrant l’inégalité entre travailleurs et employeurs, pourrait se substituer avantageusement une relation plus égalitaire fondée sur le droit commercial. Et tout indique que ces « nouvelles relations sociales » correspondent au désir profond des salariés de se ressaisir comme individus libres et égaux à travers leur activité propre. Ainsi, ils administreraient par leur travail la preuve de leur capacité d’autonomie, d’initiative et la possibilité de se dégager des restes de cette société hiérarchique et inégalitaire que représente l’entreprise.
Si le modèle – on le sait bien – n’est pas généralisable au-delà d’une certaine masse d’individus indépendants, sans doute l’entreprise devra-t-elle se réinventer en tenant compte de ces aspirations. C’est là que la théorie des bullshit jobs a encore quelques secrets à livrer…
Travail, « jouir sans entrave, vivre sans temps mort »
De la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, la société française a connu une longue période que Jean-François Sirinelli a décrite comme étant gouvernée par l’idée d’un « bonheur différé » : dans cette société, dominée par le catholicisme, le communisme puis le gaullisme, tout convergeait pour refréner les désirs, prôner la patience et l’endurance en attendant des lendemains qui chantent. Ce paradigme du « bonheur différé » a été balayé par l’affirmation de l’individu et son aspiration au bonheur immédiat. Ce cadre psychologique nouveau, au sein duquel la demande accrue de reconnaissance et la quête de sens sont devenues premières, a autant déstabilisé l’entreprise que l’irruption du client dont parle François Dupuy. Les bullshit jobs n’évoquent pas seulement les transformations des entreprises où les aspirations secrètes des individus, ils reflètent aussi une certaine économie psychique. Derrière la description des maux dont souffrent nos bullshit workers, se lit en filigrane la vision idéale du travail que partagent ces individus contemporains.
Marx expliquait que le travail nous faisait en le faisant. Or, à travers les témoignages recueillis par Graeber, le travail se présente moins comme cet accomplissement personnel et collectif que, surtout, comme une promesse de jouissance, une satisfaction subjective matérialisée par une condition objective : échapper à l’ennui. Tout ennui dans le travail est dès lors susceptible de dévoiler le boulot à la con ! On pourrait presque résumer cette vision idéale du travail par un slogan de mai 68 : « jouir sans entrave, vivre sans temps mort ! » C’est cela qu’enregistre le phénomène des bullshit jobs. D’où l’insistance actuelle sur la notion de bonheur au travail.
Comment garantir et mesurer ce bonheur ? Bien malin qui peut le dire… Conscientes qu’elles doivent pourtant répondre à cette question, les entreprises les plus avancées se recentrent désormais sur quelques indicateurs pertinents qui, pour l’essentiel, tournent autour de la satisfaction du client et celle du collaborateur. La mesure de la satisfaction collaborateur est d’ailleurs en train d’accéder au rang d’outil de pilotage. La plupart du temps, les entreprises s’engagent dans une réflexion sur la qualité de vie au travail. A minima, cela mène à des services qui soulagent les salariés, du type conciergerie, mais cela peut aller jusqu’à une réelle réorganisation autour de la notion d’expérience. Ce qui n’est pas sans poser problème.
Critique de la raison laborieuse
L’ambiguïté majeure que porte l’idée d’une « expérience collaborateur », c’est que l’entreprise engage ses salariés dans une démarche d’hyper individualisation dont l’horizon serait, pour chacun, de vivre une expérience unique. Alors même qu’il est difficile aux managers et aux DRH de tenir compte, dans la réalité, de la singularité propre à chaque collaborateur. C’est le cas de celles qui ont créé des postes de Chief happiness officer : sous ce nom se cache l’ambition de faire vivre une expérience « sensationnelle » à leurs collaborateurs.
La lecture de Bullshit Jobs en entraîne donc une autre plus subtile : sous les bullshit jobs, le consommateur !… En effet, se dessine, entre les lignes, une sorte d’aspiration au travail comme consommation. On a le sentiment que le salarié pourrait s’engager professionnellement tant qu’il consomme du travail sans s’ennuyer. Sortir des bullshit jobs et piloter l’entreprise au nom de l’expérience reviendrait alors à faire du collaborateur un client interne (le pendant, peut-être, du fameux Travail Du consommateur…). Mais le travail est-il une consommation comme une autre ? Ce client interne peut-il être satisfait ou… remboursé ? Si oui, sous quelles formes ? Une satisfaction de soi, un développement de soi ? La jouissance ou la santé ? Ce qui revient à poser une question plus fondamentale : le travail peut-il être une expérience sensationnelle ? Sans tension, sans ennui, sans temps mort, tissé essentiellement d’émotions et de sensations fortes, sous le mode du gaming ? Rien n’est moins sûr.
On imagine aisément ce que la notion d’expérience peut apporter à l’entreprise : une alliance de toutes ses parties prenantes. Elle permet, en effet, de tenir ensemble les trois composantes de l’entreprise : le capital (actions), le client (satisfaction) et le travail devenu expérience (sensation). Ce capitalisme sensationnel est pour une part le modèle de l’économie numérique. Du point de vue du travail, on peut douter qu’il soit réellement soutenable.
Dans un mode de vie et de production reposant essentiellement sur l’individu et sa capacité à se réaliser, parfois seul, le risque est celui qui touche les métiers de passion et d’engagement : l’épuisement, l’autre face du bullshit job. Un épuisement particulier toutefois qui tient pour une bonne part au sentiment de toute-puissance que ressent un individu créateur de lui-même, de son activité et qui, dans certains cas, peut arriver à lever extrêmement rapidement des centaines de milliers d’euros, voire des millions. L’individu se sent en quelque sorte « hors-limite » : au départ, tout lui renvoie la confirmation qu’il peut plier la réalité à son désir grâce à son seul travail. C’est malheureusement son corps qui va venir lui rappeler qu’il est pris dans un temps et un espace qui possèdent des règles dont la volonté ne peut s’affranchir.
À ce titre, si le conquérant avait été le héros propre à l’affirmation nationale, pliant le monde à sa volonté, le journaliste redresseur de torts celui de l’ère industrielle de masse et l’humanitaire charitable et dépolitisé celui de l’ouverture internationale après la guerre froide, l’entrepreneur est le véritable héros de l’époque contemporaine et de la mondialisation. L’individu total qui par son acte de création de nature presque artistique noue une relation avec l’ensemble des autres individus qui lui ressemblent ou aimeraient l’imiter. Steve Jobs ou Mark Zuckerberg incarnent ce type d’homme à la perfection ; Elon Musk est aujourd’hui en passe de leur ravir la vedette ; l’aveu de son burn-out, il y a peu, est le symptôme d’une réelle difficulté à faire du travail une expérience sensationnelle.
En effet, si le travail est une expérience ce n’est pas celle d’une jouissance permanente, d’un hyper individualisme et d’une capacité démiurgique à soumettre le réel à sa guise. C’est plus prosaïquement celle d’un « commun incarné » : dans le labeur, le travailleur engage non seulement son corps – dans un temps et un espace propres à cela, même si tout concourt aujourd’hui à brouiller ces repères -, mais aussi sa capacité d’altérité, car on ne travaille jamais seul ; l’autre est à la fois celui qui permet mon travail et celui qui le rend moins fluide, le vecteur et l’obstacle de ma satisfaction. L’expérience du collaborateur est donc avant tout celle de la viscosité et de la résistance du réel. Vivre l’expérience collaborateur sans temps mort et en jouir sans entrave est un leurre. On ne sortira pas des bullshit jobs sans se préoccuper de la réalité du travail. Ce pourrait être la leçon paradoxale du livre de David Graeber.
(Article initialement publié dans Metis le 21 octobre 2018)
A lire aussi dans Metis :
– Metis, « Sous le capot, la sagesse » par Danielle Kaisergruber – 23 Août 2010, à propos du livre de Matthieu Crawford, Eloge du carburateur
– Metis, « Le marketing du travail », édito par Danielle Kaisergruber – 16 avril 2018
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