Assurance maladie et complémentaires santé sont les deux piliers fondamentaux de notre système de santé. Le projet de « grande Sécu », que d’aucuns réclament aujourd’hui, vise à les concentrer sous la seule responsabilité de l’Assurance maladie, opérant ainsi une quasi-nationalisation des mutuelles. Percevoir les conséquences de ce projet nécessite de se poser une question : de quoi sont morts les dinosaures ? Les paléontologues ont apporté trois réponses : le manque d’agilité, le changement climatique et le rétrécissement du cerveau.
Depuis l’extinction des dinosaures, il y a 66 millions d’années, notre système de santé et de protection sociale a un peu changé. Au travers du projet « grande Sécu », Emmanuel Macron et le ministre de la Santé, Olivier Véran, souhaitent reporter le rôle aujourd’hui tenu par les mutuelles et assurances complémentaires santé vers la Sécurité sociale, autrement dit transférer la prise en charge de 30 milliards de dépenses de soins des complémentaires santé à l’Assurance maladie.
Le projet de « grande Sécu » affaiblirait notre système de santé et favoriserait une médecine à deux vitesses, et ce pour trois raisons : 1) Cela favoriserait la concentration du système de santé dans une organisation bureaucratique et l’émergence d’un système privatisé auquel seuls les plus aisés auraient accès ; 2) Les Français se verraient imposer une couverture santé unique là où les mutuelles permettent aujourd’hui une couverture adaptée aux besoins de chacun ; 3) L’innovation serait en grande partie étouffée et les dépassements d’honoraires n’étant plus pris en charge, certaines spécialités médicales pourraient disparaître et rendre plus difficile l’accès à certains soins.
1 — Le manque d’agilité : une bureaucratie accrue
Incapables de composer avec la rapidité et l’agilité réclamées par leur environnement, les dinosaures ont fini par crouler sous leur propre poids. De même, le projet de « grande Sécu » favoriserait la concentration du système de santé dans une organisation bureaucratique et l’émergence d’un système privé auquel seuls les plus aisés auraient accès. Pour Gaby Bonnand, militant mutualiste et ancien président de l’Unédic, auteur d’une tribune dans Le Monde, « l’idée de “grande Sécu” repose sur une conception de la démocratie structurée autour d’un État omniprésent et centralisé. Le système actuel, avec sa multiplicité d’acteurs, est considéré comme inefficient et générateur d’inégalités. L’objectif serait de redonner à une Sécurité sociale sous contrôle étatique la responsabilité d’organiser la solidarité entre citoyens, car l’État serait le seul légitime à le faire ». Dans ce projet, les complémentaires santé sont perçues comme des usines à gaz qu’il faudrait réintégrer dans la Sécurité sociale.
Dans l’Express du 10 novembre 2021, Stéphanie Benz décrit le scénario « grande Sécu » comme un système dans lequel la quasi-totalité des dépenses seraient prises en charge par l’assurance maladie, au détriment des mutuelles. Elle explique que le sujet était déjà inscrit de longue date au programme du Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) et que mutuelles et assureurs avaient validé cet axe de travail, auquel ils s’opposent maintenant que le dossier a été politisé. Elle prévoit qu’Emmanuel Macron en fera un axe majeur de son programme électoral, avec le plaisir sans doute « de mettre dans l’embarras ces complémentaires si peu coopératives à son égard ces dernières années ». De fait, le HCAAM vient de dessiner (le 18 novembre), quatre scénarios pour une meilleure articulation entre Sécurité sociale et assurances complémentaires dans le remboursement des soins, qui aident à s’extraire du « tout ou rien » sous-tendu par le projet « grande Sécu ».
Les tenants de la « grande Sécu » ont raison de souligner l’attachement des Français à l’élargissement de l’accès aux soins par la baisse des coûts. Savez-vous quelle est la réforme conduite durant le quinquennat d’Emmanuel Macron qui a été la plus appréciée par les Français ? Réponse : le reste à charge zéro, sécurité sociale et mutuelles (sondage sur les réformes les plus appréciées par les Français, publié par Challenges du 18 novembre 2021, p.23).
Le projet de « grande Sécu » se fonde sur le potentiel d’économie que représenterait l’absorption de l’activité des complémentaires santé dont les frais de gestion seraient notoirement supérieurs à ceux de la Sécurité sociale. Mais les différentiels de coûts sont biaisés par le fait que les mutuelles encaissent directement leurs cotisations alors que l’Urssaf s’en charge pour la Sécurité sociale. Par ailleurs, elles remboursent des prestations personnalisées et non standardisées et massifiées comme c’est le cas pour l’Assurance maladie. Les frais de gestion des mutuelles comportent des services pour les entreprises, les assurés et les branches professionnelles en matière de prévention, de réduction du reste à charge et d’accompagnement social individualisé. Les complémentaires santé accompagnent les entreprises et les partenaires sociaux dans le choix et l’évolution de leurs garanties, pour en faire un levier d’engagement, de rétention ou d’attraction de talents… et donc de performance sociale.
Rapportés au nombre de bénéficiaires, les coûts de gestion des mutuelles représentent environ 120 €/personne contre 130 € pour l’Assurance maladie. En 2019, selon le rapport de la DREES 2020 (« La situation financière des organismes complémentaires assurant une couverture santé ») les frais de gestion ont représenté en moyenne 20 % des cotisations collectées hors taxe.
- Pour les sociétés d’assurance, ils se sont élevés en moyenne à 22 % des cotisations.
- Pour les mutuelles, ils se sont élevés en moyenne à 21 % des cotisations.
- Pour les institutions de prévoyance, ils se sont élevés en moyenne à 16 % des cotisations.
Bien entendu, les complémentaires santé ressentent l’effet de l’augmentation des dépenses de santé (12 % du PIB contre moins de 8 % au début des années 2000), sous le triple effet du vieillissement de la population, de l’augmentation des affections de longue durée et de la technicisation de la médecine. Mais ce qui compte pour les assurés, c’est le reste à charge. Or, le système de double payeur nous permet aujourd’hui de bénéficier du reste à charge le plus bas d’Europe. Les mutuelles participent d’ailleurs activement à la réduction tendancielle du reste à charge observée depuis 10 ans (avec par exemple en 2020 la mise en œuvre du 100 % Santé, en particulier sur les dépenses en soins dentaires et en audiologie). En France, le reste à la charge pour les patients n’est que de 9 %, le taux le plus faible de l’UE et de l’OCDE (la moyenne UE est à 16 %). De ce fait, la participation des ménages au financement des dépenses de santé représente une dépense de 13,6 milliards d’euros en 2020, ce qui est, en proportion, la dépense totale la plus faible des pays de l’OCDE, avec une part des ménages qui se réduit progressivement de 8,9 % en 2011, à 7,2 % en 2019 et 6,5 % en 2020.
D’après l’étude réalisée par Elabe pour Malakoff Humanis auprès de 3 000 personnes, intitulée « Les Français et le système de santé », 74 % des personnes interrogées estiment que le modèle actuel garantit aux patients un reste à charge faible, ce qui permet à chacun de pouvoir se soigner, quelle que soit sa situation financière.
À l’inverse, le projet « grande Sécu » créerait, au travers de la quasi-nationalisation des complémentaires santé et de la fiscalisation des dépenses (par le biais de la CSG), un choc sur les finances publiques et une amplification du creusement de la dette. En 2020 le déficit de l’assurance maladie a atteint 38,7 milliards d’euros. « Est-ce le moment de charger davantage la barque ? », interroge fort justement Pierre-Yves Geoffard, économiste et Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Libération, 16 novembre 2021, page 21, « À fond les caisses »). Alors que ce déficit a atteint des sommets (près de 1,5 fois supérieur à celui enregistré durant la crise financière de 2008 avec 28,0 milliards d’euros), que le Gouvernement prévoit qu’il atteigne 34,6 milliards d’euros en 2021, et qu’il demeure à un niveau élevé au cours des années à venir (13,3 milliards d’euros à l’horizon 2025), l’indispensable assainissement ne passe pas par un élargissement brutal de son périmètre.
La volonté de réduire les coûts pourrait s’orienter vers des gisements plus productifs. Par exemple, Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière insiste sur le fait que notre système hospitalier génère 30 % d’actes inutiles (Le Journal du Dimanche, 7 novembre 2021).
Les mutuelles sont soumises à des exigences réglementaires très strictes en matière d’absence de déficit, contrairement à l’Assurance maladie. Leur modèle d’affaires est lui aussi réglementé et est basé sur une lucrativité limitée : une mutuelle est une société de personnes à but non lucratif ; elle ne verse pas de dividendes et l’intégralité de ses bénéfices est investie en faveur de ses adhérents. Régie par le code de la Mutualité, présidée par des militants mutualistes élus, elle est un acteur essentiel des solidarités professionnelles et territoriales.
La complémentarité entre les mutuelles et l’Assurance maladie est-elle contestée par ses bénéficiaires et jugée inefficace ? L’étude réalisée par Elabe pour Malakoff Humanis montre que 90 % des Français se disent attachés au système de santé français (dont 42 % « très attachés »). Plus des trois quarts des Français (78 % au total, et 83 % des 65 ans et plus) déclarent que notre système de santé fonctionne bien. Ils soulignent la qualité des soins (pour 88 % des personnes interrogées) et l’efficacité et la rapidité de la prise en charge (82 %). De même, 68 % pensent que les soins et traitements sont bien remboursés. Si les Français sont inquiets de la pérennité de leur système de santé, c’est plutôt du côté de l’Assurance maladie que se tournent leurs préoccupations : seuls 39 % des Français déclarent que le système est bien géré par cette dernière, contre 62 % pour les complémentaires santé. La moitié des Français pensent que le mode de financement actuel pourrait mettre en danger la pérennité du système, et ne permettra pas de faire face aux nombreux défis à venir : santé environnementale, vieillissement de la population, pandémies, obésité, troubles psychologiques…
Déjà en 2017, François Fillon avait proposé de revoir le partage entre la sécurité sociale et les mutuelles ou autres assurances complémentaires en confiant les « gros risques » à la première, et les « petits risques » aux secondes. Le projet de « grande Sécu » conduirait les complémentaires à se repositionner sur la couverture des dépassements d’honoraires, des éléments de confort à l’hôpital, comme la chambre individuelle, des médecines douces, et des biens d’optique, de dentaire et d’audioprothèse plus onéreux que ceux offerts dans le cadre du panier de soins couvert par l’Assurance maladie. Mais il ne nous dit rien de l’avenir du secteur des complémentaires santé, avec ses 100 000 emplois à la clef. Or l’impact social serait majeur. D’après le rapport du HCAAM, le scénario « grande Sécu » amènerait l’assurance maladie à reprendre 19 milliards d’euros de soins remboursés par les organismes complémentaires, qui verraient leur chiffre d’affaires chuter de 70 % !
2 — Le changement climatique : la nécessité de vrais changements occultée
Face aux changements qui ont affecté son environnement, le dinosaure a perdu ses capacités d’adaptation. Avec le projet « grande Sécu », les Français se verraient imposer une couverture santé unique et centralisée là où les mutuelles permettent aujourd’hui une couverture adaptée aux besoins de chacun.
Bien sûr, les mutuelles ne sont pas irréprochables. Mais même Daniel Rosenweg, ex-journaliste spécialiste de la santé au Parisien et auteur du Livre (très) noir des mutuelles (Albin Michel, 270 pages), qui s’est fait une spécialité de tirer à boulets rouges sur les mutuelles santé, reconnaît qu’elles s’adaptent. Sous la pression persistante des associations de consommateurs et celle (beaucoup plus tardive…) du ministère de la Santé, les fédérations de complémentaires santé ont pris l’engagement, le 14 février 2019, de rendre leurs contrats plus lisibles et comparables en standardisant la présentation et en donnant des exemples concrets, en euros (voir : Challenges, 2 décembre 2021, page 136, « Le flou bien calculé de nos mutuelles »). En matière de maîtrise des coûts, elles ont su se restructurer en se regroupant, passant ainsi de 6 000 à 350 mutuelles.
Sur un sujet comme la RSE (responsabilité sociétale et environnementale), les mutuelles ont su engager les changements avant l’État et le secteur privé. J’ai été invité par Miroir Social en janvier 2013 à un débat sur la RSE avec Thierry Beaudet, alors président de la MGEN (et futur président de la Mutualité). À l’époque, la MGEN avait déjà construit un référentiel RSE qui s’encapsulait dans la stratégie de la mutuelle en mettant en perspective les enjeux liés aux métiers du groupe, les enjeux liés à son identité mutualiste et enfin ceux liés à son fonctionnement interne d’entreprise. Le tout était charpenté par soixante indicateurs, qui composaient le référentiel (voir : « Quand la RSE se fond dans la stratégie », Miroir Social, février 2013).
Quelques années plus tard, j’ai fait partie de ceux qui ont poussé pour que la loi Pacte s’applique aussi aux sociétés relevant du code de la Mutualité, ce qui n’était pas acquis au départ. Cela a contribué à enrichir leur réflexion sur leur utilité sociale et leur finalité : bon nombre d’entre elles ont travaillé à l’expression de leur raison d’être ; certaines ont engagé leur transformation en société à mission. Cela a contribué aussi à démocratiser leur gouvernance déjà plus ouverte que celle du secteur privé. On aimerait que ce type de changement s’applique à la Sécurité sociale…
Aujourd’hui, faut-il changer « quoi qu’il en coûte » ? L’étude réalisée par Elabe pour Malakoff Humanis montre que pour une grande majorité des Français (61 %), le bon fonctionnement du système de santé repose avant tout sur la complémentarité entre l’Assurance maladie et les complémentaires santé. Et les trois quarts des personnes interrogées estiment que chacun des deux acteurs remplit bien son rôle et est à la hauteur de ses missions, de manière indifférenciée. Face aux possibles évolutions du système de santé (privatisation ou nationalisation), le maintien du système actuel est le scénario jugé le plus souhaitable par une large majorité des Français (pour 68 % des personnes interrogées, dont 77 % des 65 ans et plus). Ce système a fait ses preuves et rassure, notamment en temps de crise, et ses deux piliers apparaissent indispensables. Une « nationalisation » semble contre-productive et fait craindre une santé à deux vitesses, une augmentation du coût de la santé et une prise en charge dégradée (pour 78 % des personnes interrogées).
Mais entre le « 100 % État » et le « 100 % privé », qui tous deux posent problème, il y a toute une palette d’améliorations possibles. D’après l’étude réalisée par Elabe pour Malakoff Humanis, celles plébiscitées par les Français sont les suivantes : réduction des fractures territoriales (prioritaire pour 75 % des personnes interrogées), proposition de tarifs plus accessibles aux seniors retraités (62 %) et aux jeunes en recherche d’emploi (58 %), responsabilisation des assurés à travers une information claire et systématique sur le coût réel des soins (53 %, et 60 % des 65 ans et plus), amélioration de la transparence et de la lisibilité (50 %), et développement de la prévention santé (47 %, 58 % des 65 ans et plus) qui, pour 57 % des Français n’occupe pas une place suffisante dans notre système de santé.
Le projet « grande Sécu » consistant à concentrer les efforts sur l’organisation interne plutôt que sur une meilleure réponse aux besoins de santé, il se traduira par des déconvenues. Car il faut aussi lutter contre les déserts médicaux qui ne cessent de s’étendre, promouvoir les nouvelles technologies comme la télémédecine, éviter l’engorgement des urgences, revaloriser les carrières de certains professionnels de santé (aides-soignants, infirmiers…), retrouver une plus grande attractivité en matière de recherche et de ressources humaines, garantir l’accès aux complémentaires pour les plus jeunes, aider les retraités face aux coûts de leur complémentaire santé, préparer notre système de santé à faire face à de nouvelles crises sanitaires, qui ne manqueront pas d’arriver. Bon nombre de ces améliorations nécessitent une collaboration plus subtile entre l’Assurance maladie et les mutuelles… plutôt qu’une réponse étatique fondée sur l’absorption des secondes par la première.
Parce qu’elles sont négociées par les entreprises, les complémentaires santé se trouvent plus onéreuses pour les assurés hors entreprise : ce sont les chômeurs, les étudiants, les retraités, les inactifs, pour qui l’acquisition d’une complémentaire pèse le plus lourd. C’est à ce problème qu’il faut s’attaquer en priorité.
3 — Le rétrécissement du cerveau : l’innovation étouffée
Les dinosaures ont fini par disparaître de la surface de la Terre parce que le poids (et l’efficacité) de leur cerveau s’est réduit en proportion de leur corps. La diminution d’intensité en intelligence conduit à l’extinction…
Les systèmes de protection sociale modernes ne peuvent être seulement l’émanation d’un État providence omnipotent, mais passent au contraire, par une participation citoyenne active dans l’organisation de ce pilier de la démocratie sociale. Depuis ses origines, le mutualisme a toujours su ancrer la solidarité dans la diversité des professions et des territoires. Comme l’écrit Gaby Bonnand dans sa tribune, l’enjeu est de « redonner des espaces de responsabilité collective aux citoyens dans l’organisation d’initiatives de solidarités civiles de proximité ».
L’existence des mutuelles permet d’introduire de la souplesse et du choix dans notre système de santé : les Français sont attachés à leur mutuelle, qu’ils ont choisie eux-mêmes. Elles sont un facteur d’innovation. Ce sont elles qui ont inventé le tiers payant ou la téléconsultation. Elles sont actives sur un grand nombre d’enjeux déterminants, qui sont aussi ceux de la Société : fin de vie, perte d’autonomie, maintien à domicile, santé mentale, discrimination par l’âge, solidarité intergénérationnelle, soutien des aidants, éthique de soin, parcours de soins personnalisés, Big data de santé, médecine à distance, santé environnementale…
À l’inverse, avec la « grande Sécu », l’innovation serait tuée dans l’œuf pour une large part… et ne comptons pas sur les ARS (agences régionales de santé) pour y remédier ! Les dépenses publiques seraient focalisées sur un socle de protections minimales, en laissant le secteur privé prospérer à ses marges. Les dépassements d’honoraires n’étant plus pris en charge, certaines spécialités médicales pourraient disparaître et rendre plus difficile l’accès à certains soins. Nous risquerions de perdre un des points forts de notre système actuel : il permet à 95 % de la population d’avoir une couverture complémentaire et il limite les renoncements aux soins (deux fois plus fréquents chez ceux qui ne disposent pas d’une complémentaire que chez les autres assurés sociaux).
Ce serait aussi l’appauvrissement du dialogue social dans les entreprises. Syndicats et patronat savent que la santé est un thème fort de la négociation collective sur les remboursements des soins des salariés et de leur famille, sur les services mis à leur disposition, sur les actions de prévention. Avec un remboursement unique par un système étatisé, comment s’adapter à la réalité de chaque entreprise ?
La santé mentale devient un enjeu de plus en plus important au fur et à mesure des mutations de notre économie de l’ère industrielle vers la société de la connaissance. En France, la santé mentale est le premier poste de dépense de l’Assurance maladie (23,4 milliards d’euros en 2018). Une personne sur cinq est touchée chaque année par un trouble psychique, soit 13 millions de personnes. Le taux de suicide en France (13,2 pour 100 000 habitants) est l’un des plus élevés en Europe (10,5 en moyenne). Entre 2020 et 2021, « on observe en France une augmentation de 1,9 M des prescriptions d’antidépresseurs, de 440 000 d’antipsychotiques et de 3,4 M de tranquillisants par rapport aux niveaux pré-pandémie » (rapport Epi-phare de mai 2021). Sur ce front, la Sécu, grande ou petite, est en retrait ; ce sont les mutuelles qui ont innové en prenant en charge les consultations chez le psychologue.
L’un des points faibles du système de santé français est la part trop modeste allouée à la prévention, qui ne représente que moins de 2 % des dépenses générales de santé en France contre 3 % pour la moyenne de l’UE, d’après l’OCDE. Or, face aux inerties de l’Assurance maladie, les mutuelles donnent le ton dans ce domaine. Elles sont le premier acteur privé de prévention santé avec plus de 8 000 actions déployées chaque année dans toutes les régions. Comme l’a déclaré Éric Chenut, président de la Mutualité française (Interview à AEF, 4 octobre 2021), « cette crise sanitaire a montré combien la santé devait être appréhendée de manière holistique, dans une approche “one health”. Notre système privilégie trop le “cure” au détriment du “care”. Nous, en tant que mutualistes, dans nos capacités à personnaliser les accompagnements, nous pouvons être apporteurs de solutions pour autant que l’on nous associe, que l’on nous octroie les marges de manœuvre pour innover comme nous l’avons fait tout au long de notre histoire ».
Les mutuelles, à la fois financeurs et acteurs de la santé, sont capables de déployer une démarche holistique de la santé et du social : établissements hospitaliers, services dédiés à la petite enfance et crèches, centres dentaires, centres spécialisés en audition et optique, structures et services tournés vers les personnes en situation de handicap ou les personnes âgées. Leur avenir réside dans leur capacité à devenir un acteur du bien être global, suivant une définition large de la santé (OMS, charte d’Ottawa, « One Health »), hybridant l’assurance, la prévention, le soin, les services, et cela « de la crèche à la maison de retraite ».
L’étude Elabe pour Malakoff Humanis montre que les Français apprécient l’adaptabilité du système de protection maladie dont ils disposent. Ce système, héritage d’un modèle social, fait toujours leur fierté, notamment lorsqu’il est comparé aux modèles anglo-saxons. 84 % des personnes interrogées estiment que le système français est bon, contre 33 % pour le système britannique, essentiellement géré par l’État avec des parcours de soins imposés, et 11 % pour le modèle américain, essentiellement géré par des assurances privées. Pour 77 % des Français, le système actuel de santé est synonyme de solidarité et de justice sociale, tout en offrant liberté, souplesse et adaptation aux besoins de chacun.
Le mouvement mutualiste a su à la fois mobiliser un grand nombre de bénévoles attentifs aux besoins de protection sociale, créer une culture d’entrepreneurs sociaux et développer un maillage territorial et professionnel étroit, qui lui permet de déceler les tendances, de capter les demandes du terrain, de développer des services pertinents, de proposer des réponses collectives, mais adaptées aux besoins émergents ou spécifiques. Contrairement à la Sécurité sociale, une mutuelle est capable d’accompagner chaque personne dans toutes les étapes de sa vie, car c’est une entreprise de personnes, en contact avec des êtres humains et qui connaît ses adhérents. La mutualité marche sur les deux jambes ; elle n’est pas qu’un financeur et assureur ; elle est aussi un opérateur de services de soin (SSAM, « services de soins et d’accompagnement mutualistes »), capable d’entretenir une boucle vertueuse entre les deux. Parce qu’elle offre aussi des soins, la mutuelle a de l’avance dans la compréhension de la formation des coûts de santé.
À l’opposé, la « grande Sécu » porte le risque de mise en place d’un système similaire à la NHS anglaise où le patient n’aurait plus la liberté de choix de son médecin, de ses accompagnements pour pouvoir être pris en charge. Comme le dit Éric Chenut, « dans la relation de confiance que nous entretenons avec les personnes que nous protégeons, je pense que nous pouvons jouer le rôle de facilitateurs pour faire émerger de bons usages, de bonnes pratiques en matière de numérique en santé » (Interview à AEF, 28 juin 2021). Face à une Assurance maladie monolithique, le mouvement mutualiste est une chance pour accompagner la décentralisation (cf. la loi 4D, nouvelle étape de décentralisation et de déconcentration) et trouver la meilleure articulation avec les politiques publiques, notamment régionales, départementales ou municipales.
Conclusion
Les déclarations d’Olivier Véran à l’Assemblée fin novembre 2021 semblent montrer que le projet « grande Sécu » s’éloigne un peu. « Il n’y a pas de projet gouvernemental décidé en sous-main », a-t-il assuré devant les députés. « Il y a une réflexion et c’est très sain de réfléchir ». Mais je prends le pari : ce projet pourrait refaire une apparition lors de la campagne électorale, sous couvert de protection du pouvoir d’achat et d’amélioration de la couverture santé. Rappelons-nous que lors de la précédente campagne présidentielle, en 2017, une promesse phare du candidat Emmanuel Macron portait sur le remboursement à 100 % des lunettes et audioprothèses. Début 2019, le candidat devenu président avait fait connaître sa colère face à la hausse des tarifs des complémentaires résultant de cette promesse. En 2020, le gouvernement a estimé que les organismes complémentaires avaient réduit leurs remboursements de soins de près de 2,5 milliards d’euros, du fait du confinement, et décidé de les ponctionner de 1,5 milliard malgré le fait que les dépenses correspondantes étaient plutôt reportées qu’annulées.
L’enjeu d’aujourd’hui est de décider si les dépenses que les Français souhaitent consacrer à la santé doivent dépendre surtout des contraintes budgétaires (la configuration « top-down » de la « grande Sécu ») ou plutôt des besoins des populations (la coloration « bottom-up » des mutuelles complémentaires).
Bien sûr, notre système de santé doit changer. Charles Fourier, l’une des figures historiques du mouvement mutualiste, « aurait adoré ce subit engouement pour la passion du changement. Il appelait joliment cette passion “la papillonne”. La papillonne est le besoin de variété irrésistible chez l’homme » (Alain Bron et Vincent de Gaulejac, La gourmandise du tapir – Utopie, management et informatique, Desclée de Brouwer, 1995).
N’en déplaise à Jupiter, « la papillonne » ne s’épanouit guère dans les grands systèmes bureaucratiques centralisés. Le changement est de moins en moins conduit d’en haut et de plus en plus imposé par le bas. C’est vrai aussi de la réforme. Les institutions qui ont subi le plus de réformes verticales et descendantes sont celles qui ont le moins évolué. Je pense par exemple à l’Éducation nationale, également dénommée par l’un de ses ex-ministres, le « mammouth », animal qui a connu le même sort que le dinosaure.
La réforme doit travailler à la fois sur les organisations (avec une limite : la résistance au changement des individus, les mentalités, la culture) et sur les personnes (avec une limite : les jeux de pouvoir et les pesanteurs organisationnelles). Il faut relire Jean-Paul Bailly (Réformez par le dialogue et la confiance, Éditions Descartes&Cie, septembre 2016). Tiens ! Son livre était préfacé par un ministre de l’Économie, un certain Emmanuel Macron. Il devrait relire son texte (voir dans Management & RSE : « Conduite du changement : Faut-il être Jupiter pour transformer ? », juin 2018, mis à jour en mars 2021).
Pour aller plus loin
– « Les Français et le système de santé », étude réalisée par Elabe pour Malakoff Humanis auprès d’un échantillon de 3 000 personnes, représentatif de la population résidant en France métropolitaine âgée de plus de 18 ans. Enquête menée par Internet du 28 mai au 3 juin 2021.
– Gaby Bonnand, « “Grande Sécu” : Nous devons travailler à une meilleure articulation entre un système public de haut niveau et les mutuelles », Le Monde, 26 novembre 2021
– « Les coulisses de la bataille de la grande Sécu », Challenges, 25 novembre 2021
Laisser un commentaire