Depuis bientôt 20 ans, Metis réfléchit avec ses lecteurs aux mutations du travail. Nous souhaitons que l’attention donnée au travail réel reprenne une place centrale dans la société et dans les entreprises. Nous voulons que la question du travail, souvent esquivée par celle de l’emploi, fasse l’objet entre les experts, les chercheurs et les travailleurs, de débats, et de controverses sur les places publiques. Nous avons donc été particulièrement sensibles à l’initiative « Places du travail », lancée le 15 mai par la CFDT, l’UNSA et un réseau de chercheurs et d’experts au Collège des Bernardins. Son sous-titre résume sa visée : « Le travail au cœur des transformations ».
Le constat : le travail introuvable
Dans son introduction, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT rappelle la spécificité de notre époque caractérisée par une conjonction de plusieurs transitions majeures (écologique et énergétique, numérique, démographique, évolution du rapport au travail) dont les effets interagissent et bouleversent les activités productives.
Or, le travail et la qualité du travail sont des enjeux majeurs pour réussir les transformations à l’œuvre. Marylise Léon met en avant le paradoxe du travail, si riche et pourtant si délaissé, paradoxe déjà présenté dans la tribune collective publiée par La Tribune Dimanche le 2 mars : « Travailler, c’est le quotidien de millions de personnes. Le travail est une composante de la production, de la compétitivité, de l’innovation et de tout changement de modèle économique. C’est un lieu de sociabilité et de création de richesses. C’est aussi un lieu d’épanouissement, de reconnaissance de soi par ce qu’on y réalise. Comme le montrent de nombreuses études, le travail garde une place fondamentale dans la vie des Français. Le travail est incontournable, et pourtant c’est un angle mort des transformations sociétales, écologiques, numériques et démographiques en cours ».
Ce paradoxe n’est pas nouveau. Il y a 20 ans, l’économiste du travail Philippe Askenazy le relevait dans son livre « Les désordres du travail » par cette formule lapidaire mais très juste : « Le travail s’est éclipsé du débat social à mesure que l’emploi l’envahissait ». Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences-Po, renchérit en pointant le fait que cette absence n’est pas seulement criante dans le débat social mais aussi dans le champ politique : « Nous avons un mal fou à mettre le travail dans le débat public et à en faire un thème majeur de campagne électorale. » Si on analyse par exemple les campagnes présidentielles, on constate que le travail y joue le rôle de passager clandestin (voir dans Management & RSE : « Le travail et l’entreprise, passagers clandestins des campagnes présidentielles », mai 2024).
J’ajoute à ce constat ma touche RSE : tant que le travail ne sera pas reconsidéré, c’est-à-dire tant que l’activité productive de la partie prenante la plus consistante des entreprises, à savoir leurs collaborateurs, ne sera pas placée au cœur des transformations, la RSE et le développement durable resteront à l’état de friche.
Bien sûr, plusieurs personnages de la scène politique française d’aujourd’hui ont flairé le filon, mais ils continuent à confondre le travail (activité) avec l’emploi (enveloppe juridique) et à ne mettre en avant que le travail au sens de la production de richesses économiques sans vouloir considérer le travail comme une activité, une confrontation avec le monde, la possibilité de marquer le réel de son empreinte, un élan émancipateur. C’est le cas de François Bayrou avec sa formule obsessionnelle : « les Français ne travaillent pas assez », un énoncé qui annihile toute opportunité de débat sur le travail (voir dans Metis : « Ce que François Bayrou pense du travail », janvier 2025).
Bruno Palier fait remarquer que lorsqu’on parle du travail dans le débat public en France, c’est très systématiquement en association avec le mot ‘coûts’ : le coût du travail, qui expliquerait les maux de la France. C’est l’un des mérites de l’excellent ouvrage collectif qu’il a coordonné, « Que sait-on du travail ? » de mobiliser de multiples auteurs en sciences sociales pour montrer que les réalités du travail sont autrement plus foisonnantes et complexes (voir dans Metis : « Que sait-on du travail ? Une boîte à outil pour agir », novembre 2024).
Un exemple dans le monde des relations sociales : alors qu’Emmanuel Macron a demandé aux partenaires sociaux de reprendre « la discussion sur la qualité du travail et l’évolution des formes du travail », Patrick Martin, président du Medef lui a répondu dans Le Figaro du 16 mai 2025 : « Je dis que notre priorité, c’est la quantité de travail parce qu’elle détermine la production et donc la prospérité collective ». Tout est dit !
Cette omerta sur le travail – et ses conséquences — ont été bien décrites par Pierre-Yves Gomez, professeur émérite à l’EM Lyon et fondateur de l’Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE), dans son livre au titre particulièrement explicite : « Le travail invisible – Enquête sur une disparition ». Il montre comment la gestion par process et le management standardisé ont conduit à la mise en place de procédures de plus en plus détaillées et contraignantes dans les entreprises, entravant l’autonomie et la responsabilité. Le travail réel disparaît aux yeux de ceux qui décident et qui l’organisent : seuls comptent les chiffres sur les tableaux de bord et autres abstractions. Le management n’évoque que rarement la réalité du travail. Au contraire, on parle beaucoup de l’organisation, de la performance, en utilisant des mots abstraits, étrangers à l’activité, ceux de la finance et du contrôle de gestion. Or, « dans la vraie vie, le travail est vivant. (…), il est une triple expérience : expérience subjective valorisée par la reconnaissance, expérience objective par la performance et expérience collective par la solidarité ».
L’objectif : rendre sa centralité au travail
Mettre fin à cette invisibilité, rendre au travail une place centrale dans le fonctionnement et les transformations des entreprises sont donc des objectifs essentiels. Marylise Léon a d’ailleurs rappelé dans son introduction, le rôle qu’ont joué les Assises du travail de 2023 et leurs 17 propositions transcrites dans le rapport co-écrit par Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, « Re-considérer le travail ». Cette démarche ouvrait la voie (voir dans Management & RSE : « Les Assises du Travail : vers une refondation du rapport au travail », décembre 2023).
Marylise Léon est revenue sur les objectifs précis de cette initiative : « Nous avons décidé de créer ce réseau Places du travail avec trois objectifs : premièrement favoriser les échanges sur le travail, en incluant les premiers intéressés (rendre la parole sur le travail à ceux qui le font, les travailleurs, et aménager des espaces de dialogue avec des spécialistes du travail, de l’environnement et du numérique), deuxièmement animer le débat public autour du sujet travail et troisièmement produire et diffuser des recommandations auprès de tous les acteurs ». Selon les termes d’Isabelle Mercier, secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail, « l’idée, c’est de faire de “Places du travail” un laboratoire d’idées et d’expérimentations pour mener à bien ces transformations ».
Mettre en œuvre le dialogue professionnel : pourquoi ça coince ?
Après tout, le dialogue sur le travail était prévu, préparé, codifié par les lois Auroux de 1982… Mais elles n’ont pas véritablement trouvé de généralisation dans les entreprises, à quelques exceptions près, parfois brillantes. Et cela n’empêche pas de nombreuses organisations, de ménager des espaces et des moments où l’on peut parler, aussi librement que possible, de ce qui va et ne va pas dans le travail.
Quels sont les facteurs qui rendent la démarche difficile ? Blanche Segrestin, professeur à l’Ecole des Mines Paristech, insiste sur le haut degré d’exigence du dialogue professionnel recherché. « Les transitions appellent un dialogue sur le travail, et non pas seulement sur l’emploi. Si le travail est vu comme une activité qui mobilise mais aussi qui transforme le potentiel (compétence, réseau, employabilité, …) des individus et des collectifs ; s’il s’agit bien de voir le travail comme un investissement non pas financier, mais comme un investissement pour construire des capacités d’action futures, alors le dialogue doit porter non seulement sur l’activité à date mais aussi sur la manière dont l’activité construit les potentiels désirables pour demain. C’est critique, mais pas évident car cela suppose des capacités d’évaluation nouvelles ».
De son côté, Bruno Palier explique que ce qui a manqué pour que prospèrent les lois Auroux, c’est la confiance. Il met aussi en avant le caractère très structurant du rapport de subordination en droit français, qui évidemment n’encourage pas les prises de risque et les compromis que suppose le dialogue professionnel. Mais il relativise aussi en posant une question essentielle : pourquoi la subordination telle qu’elle est pratiquée en Suède ou en Allemagne n’empêche pas la part de décision donnée aux travailleurs sur la stratégie (codétermination) et sur l’activité alors que ce serait impossible en France ?
Jean Agulhon, directeur des ressources humaines du groupe RATP se concentre sur les risques de dispersion. Fidèle à l’esprit du dialogue professionnel, il estime que la question incontournable est : qu’est-ce que c’est que le travail bien fait ? « Les lois Auroux ont créé un temps de débat sur le travail mais pas sur la façon d’utiliser ce temps. Par conséquent, à l’usage ce temps a en fait été accaparé par le management pour l’utiliser afin de développer le canal de la communication interne ou par les organisations syndicales (OS) pour réaliser des informations syndicales. Il est déterminant de réinstaurer dans les temps de travail effectif, un temps consacré à l’organisation des points de vue sur les conditions de réalisation d’un travail bien fait ».
Mettre en œuvre le dialogue professionnel : les enjeux
Jean Agulhon, qui mène au sein de la RATP une expérimentation sur l’organisation du travail et le dialogue professionnel avec le soutien des équipes de Yves Clot (directeur du centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM) a mis en avant trois enjeux. D’abord celui du lien avec le dialogue social. « Quand nous avons comparé la liste des points issus des espaces de discussion avec la liste qui ressortait du processus traditionnel de dialogue social au travers des CHSCT, nous avons constaté, à notre grande surprise, qu’il n’y avait que 20 % de superposition ».
Un deuxième enjeu est celui des modes de déploiement. Il découle des observations précédentes. « Si l’organisation de la responsabilisation, qui reste un processus top-down dans sa forme d’expression, ne s’articule pas avec la préparation de la capacité du terrain à s’en emparer utilement, elle risque de s’enliser. Il faut articuler responsabilisation et autonomie, pour permettre aux travailleurs de devenir pleinement aptes à parler de leur travail pour AGIR sur leur travail ».
Enfin, le troisième enjeu est celui de l’articulation. « Dans l’organisation du travail que nous testons, le référent (missionné par le collectif auquel il appartient pour porter les questions du travail dans l’organisation) est élu tous les 6 mois », si bien qu’il ne s’agit pas d’une responsabilité qui s’enkyste ; elle doit tourner au sein de l’équipe. « Ce référent doit également trouver les bonnes façons de s’articuler avec le manager de l’équipe et avec le responsable du personnel de proximité ».
Bruno Palier se réfère aux travaux d’Edward Lorenz et Salima Benhamou sur les quatre formes principales d’organisation du travail pour souligner qu’elles « ne se valent pas toutes ». Malheureusement, comparée à ses voisins européens, la France est plutôt marquée par une forte imprégnation des organisations qui prescrivent le travail (tayloriennes) et moins par celles qui valorisent le travail réel, notamment l’organisation apprenante. Cette dernière « favorise le développement en continu des capacités d’apprentissage des travailleurs, leur autonomie et leur participation aux décisions ».
Comme l’ont montré plusieurs expérimentations menées par exemple au sein du groupe Renault ou par Michelin, le dialogue professionnel se situe au cœur de ce que l’on appelle les organisations responsabilisantes (voir dans Management & RSE : « L’organisation responsabilisante : itinéraire de transformation pour dirigeant déboussolé », septembre 2024).
Ces réflexions me confortent dans ma conviction : le dialogue professionnel n’est pas une initiative qui trouve en elle-même l’énergie de son éclosion et de son déploiement. Elle risque l’enlisement si elle n’est pas préparée, outillée et structurée (voir dans Management & RSE : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir », janvier 2023).
Le cas des sociétés à mission
A l’origine – avec Armand Hatchuel et Kevin Levillain – des travaux qui ont donné naissance à la SOSE (société à objet social étendu), et plus tard, dans le cadre de la loi Pacte de 2019, à la société à mission, Blanche Segrestin explique qu’on se dirige alors vers « une rupture assez fondamentale dans l’architecture de la gouvernance » : « Classiquement, on ne discute pas des choix de gestion : l’employeur est censé être compétent et il est seul juge. Les actionnaires ont un droit de contrôle (le droit de nommer et révoquer les dirigeants) mais pas véritablement le droit de contester un choix de gestion. Or avec la mission (opposable et contrôlée), on peut avoir une discussion des choix de gestion par les parties concernées, et notamment par les salariés. Cela permet d’envisager des architectures de gouvernance où on ne partage pas seulement les droits de contrôle mais où on peut aussi avoir des droits de discussion ».
Sur ces bases, on peut poser la question : où en est-on aujourd’hui dans les 2.000 et quelques sociétés à mission enregistrées en France ? Le débat sur les objectifs statutaires, sur leur déclinaison en objectifs opérationnels, leur degré d’atteinte reste le plus souvent cantonné à l’intérieur du Comité de mission et entre la direction et l’OTI (audit externe). C’est le « design » de la loi Pacte. En faire un objet de dialogue professionnel avec les salariés et y intégrer les impacts sur le travail est aujourd’hui une bonne pratique émergente, qui gagnerait à être davantage encouragée.
Travail et démocratie : l’enjeu qui monte, qui monte…
« La CFDT est convaincue que les enjeux du travail sont indissociables des enjeux démocratiques », concluait Marylise Léon, persuadée que, partout où les travailleurs se sentent dépossédés de leur avenir, le vote pour les extrêmes augmente. « Cette approche pluridisciplinaire va aussi nous permettre de réinterroger nos pratiques syndicales et notre capacité à apporter des réponses concrètes aux attentes des travailleurs qui vivent ces mutations ».
Plusieurs intervenants ont insisté sur ce lien entre d’un côté la qualité du dialogue à l’intérieur de l’entreprise, la confiance et le pouvoir d’agir conférés aux salariés et de l’autre côté la vivacité de la démocratie et de l’implication citoyenne. Ces discussions m’ont beaucoup rappelé un rapport que j’avais écrit pour Terra Nova avec Gilles-Laurent Rayssac et Danielle Kaisergruber sur « Délibérer en politique, participer au travail : répondre à la crise démocratique », qui traitait de cette dialectique. Comme l’affirme Sophie Thiéry, co-garante des Assises du travail et Présidente de la commission Travail et Emploi du CESE : « le travail est un enjeu de démocratie ».
Sophie Thiéry est revenue sur l’importance des facteurs qualitatifs dans l’appréhension du travail : « À l’heure des grandes transformations et du retour des difficultés d’emploi, il est vital pour le débat social, sociétal et environnemental, de rappeler qu’il n’y a pas d’emploi durable sans qualité du travail ».
Conclusion (provisoire)
Une économie plus dense en services, caractéristique des évolutions de l’économie française, nous impose de repenser le travail. Mon ami Xavier Baron a écrit un article qui résume tout il y a 10 ans dans Metis, qui aurait pu servir de conclusion au lancement de ces Places du travail :
« Le travail comme ressource productive a muté. Non parce que le travail finalisé sur la production de biens tangibles disparaîtrait. Non parce que l’intelligence n’aurait jamais été exempte du travail manuel et peu qualifié. Mais parce que le travail de l’information, de la communication, de la relation, parce que l’activité servicielle (même modeste) exigent du salarié une expérience publique, politique de la relation, en dissonance avec le caractère « domestique » de la relation de subordination. Elles exigent de réconcilier le travail et le travailleur ».
La thèse de la centralité du travail, développé par Christophe Dejours, attachée à la notion de « travail vivant », conduit à interpréter le travail comme un accomplissement de soi, comme un mode privilégié d’expérimentation du réel, et moyen principal de coopération : travailler, c’est coopérer. (voir dans Management & RSE : « Éloge de la coopération : ce que nous dit Richard Sennett », mars 2023). Et à la fin du séminaire, Yves Clot, qui était resté sagement assis dans l’assistance, demande la parole et résume tout d’une formule adressée aux chefs d’entreprise : « diriger, ce n’est pas dominer »…


Merci à Martin RICHER pour cet article très intéressant et pertinent sur le Dialogue Professionnel essentiel pour une Qualité du Travail et retrouver ainsi toute son efficacité source de santé au travail. L’implication des salariés est au coeur de la performance et de la transformation du travail. Face à cette évidence, les résistances ne manquent pas tant de la part des acteurs employeurs que syndicaux. Alors qu’on aurait tout à gagner à développer les conditions d’un dialogue professionnel, la négociation d’une telle démarche peine à voir le jour. En tant que membre du Groupe Ressources fédéral CFDT de la Métallurgie engagé depuis plus de 10 ans dans ces expérimentations, votre article est éclairant sur les enjeux dans la mise en oeuvre d’un Dialogue Professionnel qui devrait être le centre de gravité de notre syndicalisme.