Dans Le parlement des invisibles, Pierre Rosanvallon exposait son projet : « Il répond au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne prise en compte ». Le livre Le Quai de Ouistreham publié en 2014 a imposé le thème de l’invisibilité en le liant à l’attente de reconnaissance, professionnelle et personnelle, dont l’absence « redouble la dureté des conditions de vie » et contredit l’aspiration à une société plus juste.
Florence Aubenas n’avait pas attendu le lancement de la collection « Raconter la vie » pour s’immerger dans une réalité, la vie des plus précaires, dont, en tant que journaliste, elle pensait ne pas pouvoir « rendre compte parce qu’elle n’arrivait plus à la saisir ». Son livre Le quai de Ouistreham s’est vendu à 400 000 exemplaires.
Le film
Le film d’Emmanuel Carrère, Ouistreham, (très) librement inspiré de ce livre, contribue à cette entreprise de « retour au réel » et d’attention aux vies singulières, incarnées. En filmant le travail des agents d’entretien, terminologie officielle destinée à éviter de dire femmes de ménage (un temps appelés « techniciens de surface », les ressources de l’euphémisation du monde étant infinies), l’écrivain-cinéaste nous fait partager la souffrance qui marque les corps, les épaules qu’on ne sent plus, les muscles contractés, les bras qui tremblent. La dureté physique du travail est multipliée par la rapidité demandée et par l’absence de certitudes sur ce que sera demain. Les deux troublent le sommeil. Christelle, Marilou, Marianne, Justine, Michèle, ne signent pas pour un travail, un emploi même à temps partiel. Elles recherchent et cumulent des heures. Elles vivent la précarité et l’angoisse des fins de mois. Résultat, Marianne se lève à 4 h 30 et termine sa journée à 23 h. Entretemps elle a lavé, récuré, vidé les poubelles, enlevé les draps, fait les lits. Que ce soit dans un camping ou sur le ferry, le temps est toujours compté. Il faut aller vite, très vite. Ce n’est plus le tapis roulant de la chaîne qui donne le tempo. C’est la voix gueularde de la cheffe d’équipe. Au mépris de toute fatigue.
Emmanuelle Carrère filme très bien l’amitié qui naît entre ces femmes. Elles rient, fêtent le départ de Justine (elle a obtenu un CDI chez Brioche dorée), se souhaitent un bon anniversaire, se retrouvent au bowling. Elles se soutiennent. Un couple un peu mieux installé prête une voiture à Marianne (Florence Aubenas dédiait son livre à cette voiture qu’elle appelle « Le tracteur ») à condition qu’elle s’occupe du contrôle technique. Elle échange un peu de co-voiturage contre une recommandation. Au milieu de conditions indignes, l’imagination ne manque pas pour tenir debout et construire malgré tout une vie digne.
Mais c’est au fond un autre sujet qui préoccupe le réalisateur. Marianne, interprétée par Juliette Binoche — impeccable —, est en immersion. Elle a caché son identité d’écrivain. Elle est là pour écrire un livre nourri de son expérience et des visages de ses collègues d’un moment. Jusqu’à la presque fin du film, nous assistons au spectacle de l’amitié sincère qu’elle ressent pour Christèle, qui lui rend bien. Grâce à l’interprétation impeccable tant de Juliette Binoche que de Hélène Lambert, nous partageons leur complicité, leur joie, leur tendresse. Un chef d’équipe les a traitées de crétines. Elles en feront un étendard. Elles nous donnent envie de nous immiscer dans cette « bulle d’intimité », pour reprendre les mots sur lesquels se termine le livre de Florence Aubenas.
Le mensonge
Et puis patatras. Marianne est découverte. Ce n’est plus la possibilité d’une entente chaleureuse et authentique entre deux femmes de conditions sociales différentes qui est mise en scène, mais son opposé. Quelles que soient, d’un côté la noblesse des intentions de celle qui appartient au monde « visible » et la réalité de son engagement pour vivre par choix ce que d’autres vivent par obligation, et de l’autre l’intelligence et la grâce de Christèle, l’amitié entre elles n’est plus possible.
C’est le constat fataliste du film. La conclusion de Christèle est sans appel : chacun va rester à sa place. Les divisions, les fractures économiques, sociales et culturelles séparant des mondes qui cohabitent sans se fréquenter, ni même se voir, ne disparaîtront pas. Un livre n’y changera rien. L’entreprise des intellectuels, sociologues, journalistes, écrivains, cinéastes, pour rendre « visibles les invisibles » est vouée à l’échec. Chacun vit sa vie. Les mots pour la dire, les images pour la montrer, ne comptent pas. Plutôt qu’écrire un livre, sur lequel Christèle n’a aucun commentaire à faire, Marianne devrait monter dans le bus, retrouver le ferry et la dureté des heures dédiées à la propreté.
Le film Ouistreham semble hésiter. Une large majorité des anciennes collègues de Marianne est là pour applaudir la sortie de son livre. Mais celle qui compte n’est pas là. Christèle se sent flouée, trahie par celle qui a prétendu être sans ressources, seule dans une ville inconnue, à la recherche d’heures de ménage, et pour qui elle a éprouvé de l’amitié. Mais ce n’est pas tout. On comprend aussi qu’elle refuse que qui que ce soit parle à sa place. Dans les dernières pages de son livre, Florence Aubenas saluait l’élection de Sylvie comme déléguée du personnel pour le ferry. Dans le monde de Christèle on ne croit plus à la vertu des porte-paroles.
Une leçon politique
La leçon profondément pessimiste du film peut alors se changer en une leçon politique. Toute tentative de description du réel est aujourd’hui salutaire. Trop de mots ont divorcé d’avec la réalité, trop d’éléments de langage glissent sur nous, trop d’abstractions renvoient à des masses indistinctes ou à une « catégorie qui caricature et obscurcit la réalité dans une formule sonore, un préjugé ou une stigmatisation » (Pierre Rosanvallon). Mais il ne suffit pas de rendre visible ce que notre conscience refuse d’accepter après avoir refusé de le voir, alors que c’était sous nos yeux. Le livre de Florence Aubenas s’est vendu à 400 000 exemplaires et pourtant, dans plusieurs interviews, ces femmes qui le temps d’un film ont joué des rôles proches de leurs vies, nous disent que depuis 10 ans rien n’a changé.
Il ne suffit pas d’alimenter la critique. Nos espoirs de transformation n’y trouvent pas immédiatement les repères qui nous diraient comment organiser une société où les souffrances inutiles auraient disparu. Les députés François Ruffin et Bruno Bonnell proposent dans leur rapport parlementaire et leur film Debout les femmes de changer le cadre législatif et d’améliorer la rémunération « des métiers du lien », aides à domicile, assistantes maternelles, accompagnateurs d’enfants en situation de handicap. On peut penser à un travail similaire pour les métiers de la propreté. Les longues négociations entre organisations syndicales et patronales de cette branche professionnelle ont abouti en 2021 à des accords sur la formation, l’égalité professionnelle, la classification et les salaires. La CFDT, pour ne citer qu’elle, les qualifie « d’occasions manquées de rendre les métiers de la propreté plus attrayants ». Elle n’a pas signé.
Plus profondément, nous avons besoin d’expérimenter d’autres façons de faire et de penser à l’aune d’un horizon positif, d’une « utopie concrète ». Dans Ouistreham, les femmes ne s’autorisent que des rêves modestes. Un tatouage, une paire de baskets, un CDI, quand ce n’est pas simplement remplir le frigo pour les enfants. Bernard Stiegler nous avait enseigné le rôle thérapeutique et politique du rêve pour faire face « à l’énergie mortifère du désespoir qui s’accumule partout ». L’avenir comme « possibilité improbable » est le grand absent du film. Plus exactement, l’avenir existe pour Marianne. Il n’existe pas pour Christèle ou Marilou.
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