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On parle beaucoup d’immigration, et moins des migrants eux-mêmes. La France est-elle vraiment ce pays où, comparée aux autres pays européens, les réglementations sont les plus restrictives en matière d’accès à l’emploi ? Metis fait le point.

Crédit photo : actionemploirefugies.com

Montgenèvre, janvier 2022. Le col de Montgenèvre et ses environs sont depuis plusieurs années un point de passage entre l’Italie et la France privilégié par les migrants[1]. D’importantes forces de gendarmerie patrouillent afin de les empêcher d’y parvenir, au prix parfois de moyens contestables et souvent contestés. Côté italien, on observe çà et là des groupes qui attendent patiemment le moment propice pour déjouer la surveillance policière. En même temps, sans doute en raison de la crise du COVID, des restaurateurs se plaignent de ne pas retrouver la main-d’œuvre saisonnière qu’ils pouvaient mobiliser avant la crise. Certains enragent de voir ces migrants inactifs « empêchés » de passer la frontière alors que 2400 postes sont vacants rien que dans l’hôtellerie et la restauration dans le département des Hautes-Alpes.

Bien évidemment ce n’est pas si simple. Rien ne dit que ces migrants aient l’intention de s’installer dans la région. Peut-être sont-ils décidés à parvenir en Angleterre ou bien à rejoindre des proches quelque part en région parisienne ? Peut-être ont-ils été déboutés du droit d’asile dans un autre pays européen et viennent-ils le chercher en France où les conditions d’accueil sont jugées plus favorables ? Dans Ce grand dérangement. L’immigration en face (Tract Gallimard, N° 22, novembre 2020), le directeur général de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration), Didier Leschi, passe en revue ces conditions avantageuses. Il s’agit en particulier du taux d’acceptation des demandes d’asile, supérieur en France à ce qu’il est en Allemagne, en Suède, en Autriche, en Norvège ou au Danemark, de l’allocation accordée sans condition dès le dépôt de la demande, et dont le montant est plus élevé que celui des pays voisins, de la couverture par la protection universelle maladie, de l’accès aux hébergements d’urgence sans condition et sans limite de durée.

Un accès difficile au marché du travail et à l’emploi

En revanche les conditions d’accès au marché du travail sont nettement moins favorables. En 2017, moins de 1 000 demandeurs d’asile ont été autorisés à travailler alors que 100 755 nouvelles demandes d’asile avaient été enregistrées par l’OFPRA. En même temps, les taux d’accès à l’emploi sont plus faibles que dans d’autres pays comme en témoigne une statistique de l’OIT comparant les taux de chômage des migrants et des non-migrants pays par pays sur la base de données de 2018. La France s’y situe dans une position moyenne par rapport à ses voisins européens avec un taux de 9 % pour les migrants, deux fois plus élevé que pour les non-migrants. La Grèce, la Suède et l’Espagne font moins bien avec des taux de 16 % et plus. À l’opposé on trouve le Royaume-Uni avec 3 %, mais aussi l’Allemagne, l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg avec 5 %. Selon une étude menée par l’association Migrations en questions, le chômage (ainsi que le déclassement professionnel) est particulièrement élevé pour ceux qui ont expérimenté de longues périodes d’attente.

De fait, quelle que soit la volonté des migrants de trouver un travail en France, les démarches sont longues et complexes. Il leur faut d’abord déposer une demande d’asile auprès de l’OFII (Office français de l’Immigration et de l’Intégration) ou d’une SPADA (Structure de premier accueil des demandeurs d’asile) puis faire enregistrer la demande auprès de la Préfecture et la transmettre à l’OFPRA, et enfin attendre jusqu’à un an ou plus pour l’instruction de la demande avant la décision définitive. Des possibilités d’accéder au marché du travail et/ou à la formation existent à différentes étapes de ce processus. Elles ont donné lieu à un rapport d’information de la commission des finances de l’Assemblée nationale relatif à « l’intégration professionnelle des demandeurs d’asile et des réfugiés », rédigé par les rapporteurs Jean-Noël Barrot et Stella Dupont et publié le 23 septembre 2020.

Selon ce rapport « les demandeurs d’asile disposent d’un accès restreint et peu incitatif au marché du travail et à la formation, tandis que les réfugiés disposent d’un accès au marché du travail et à la formation comparable à celui des étrangers non communautaires ». Une politique volontariste a été mise en œuvre en direction des réfugiés avec une stratégie nationale pour l’accueil et l’intégration des réfugiés lancée en juin 2018 (dont la troisième priorité concerne la maitrise de la langue française et l’accès à l’emploi et à la formation), avec le PIC (Plan d’investissement dans les compétences) dont l’intégration professionnelle des réfugiés figure parmi les priorités, et enfin avec l’adoption de la loi du 10 septembre 2018 « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ». En revanche, l’approche est restée restrictive vis-à-vis des demandeurs d’asile.

Des difficultés spécifiques pour les demandeurs d’asile

Pour ces derniers, l’accès au marché du travail est possible si aucune décision n’a été prise sur leur demande d’asile dans un délai raccourci à six mois (tandis qu’en application de la directive européenne Accueil il était de neuf mois). Mais les démarches sont encore longues et complexes. À l’issue de ce délai, le demandeur d’asile doit déposer une demande d’autorisation de travail auprès de la préfecture, et l’autorisation ne concerne que des emplois salariés. Pour répondre à cette demande, l’administration est censée regarder la situation de l’emploi dans la profession et dans la zone géographique, ainsi que l’adéquation entre la qualification, l’expérience et les diplômes ou titres de l’étranger et les caractéristiques de l’emploi auquel il postule. Dans les faits, l’obtention de cette autorisation est rare, et le silence (de l’administration) vaut acceptation après un délai expiré de deux mois, ce qui est évidemment très voire trop long pour des emplois de nature le plus souvent saisonnière où l’employeur a besoin d’une main-d’œuvre rapidement disponible. Par ailleurs les disparités entre les territoires sont flagrantes.

Selon l’association Migrations en questions, « la France fait aujourd’hui partie des pays européens aux réglementations les plus restrictives quant à l’accès au marché du travail des demandeurs d’asile ». C’est ainsi que l’Autriche, l’Espagne, le Portugal et la Suède autorisent un accès immédiat des demandeurs d’asile au marché du travail, tandis que l’Allemagne, la Belgique, la Finlande et la Suisse l’autorisent après un délai compris entre 3 et 6 mois ; quant à l’établissement d’une autorisation administrative spécifique, c’est la règle dans la plupart des pays, tandis que le Portugal et la Suède ne l’imposent pas. De fait, plusieurs études internationales ont souligné les aspects positifs d’une entrée précoce des demandeurs d’asile sur le marché du travail et en 2016, l’OCDE avait préconisé d’en « faciliter l’accès à ceux dont la demande est fortement susceptible d’être acceptée ».

Cependant, depuis 2018, certains assouplissements ont été mis en place dans le cadre de la stratégie destinée aux réfugiés en ouvrant l’accès à des ateliers de conversation en français dès leur arrivée sur le territoire pour « les demandeurs d’asile ayant de fortes probabilités d’obtenir la protection nationale », de même que dans le cadre du plan d’investissement dans les compétences (PIC). Toutefois, « ces assouplissements sont en retrait par rapport à ceux observés dans d’autres pays européens ». En Belgique, en Allemagne, en Suisse ou en Estonie, des modules de formation (pas seulement linguistiques) sont ouverts aux demandeurs d’asile.

Un contexte beaucoup plus favorable pour les réfugiés

Quant aux réfugiés, aucune autorisation préalable n’est nécessaire pour l’accès à l’emploi ; l’employeur doit seulement s’assurer que le demandeur est titulaire d’un titre de séjour en cours de validité. Par ailleurs, ils sont pleinement concernés par la stratégie nationale pour l’accueil et l’intégration des réfugiés (déjà évoquée ci-dessus). Sa deuxième priorité vise l’engagement de chaque réfugié dans un parcours d’intégration renforcé et s’appuie sur le CIR (Contrat d’intégration républicaine) dont les modalités ont été améliorées (par rapport à son état originaire en 2016). Passé entre l’État et le réfugié et signé par ce dernier après un entretien personnalisé avec l’OFII, le contrat prévoit dans la durée d’un an un volume de formation linguistique augmenté de 200 à 400 heures ainsi qu’une composante d’orientation et d’insertion professionnelle comportant un conseil en orientation et un accompagnement vers l’insertion assurés par le service public de l’emploi.

La troisième priorité fixe l’objectif d’améliorer la maitrise de la langue et l’accès à la formation et à l’emploi. Elle se fonde sur une batterie d’actions parmi lesquelles on peut citer le développement de modules de formation linguistique à visée professionnelle, la valorisation des diplômes et des compétences, la facilitation de la reprise d’études des étudiants en exil, la promotion de la validation des acquis professionnels, la mobilisation du service public de l’emploi et les employeurs. Ce dernier volet s’appuie notamment sur le programme HOPE (hébergement, orientation et parcours vers l’emploi) conduit en partenariat avec l’AFPA et basé sur la signature d’un contrat de professionnalisation, un apprentissage linguistique intensif et un accompagnement vers un logement pérenne. Une action spécifique de la stratégie est destinée aux réfugiés de moins de 25 ans ; une autre a pour objectif d’inciter les employeurs à recruter des jeunes réfugiés en apprentissage ; il s’agit enfin de développer et de renforcer les partenariats avec les entreprises. Ces actions s’appuient également sur le PIC dont l’intégration professionnelle est une des priorités.

Il est évidemment difficile d’évaluer sérieusement l’impact de toutes ces mesures un an et demi à peine après le lancement de la stratégie. Pourtant, le rapport de la commission des finances de l’assemblée fait état de résultats appréciables. C’est ainsi que selon ses auteurs, « les engagements pris en 2018 ont été largement tenus » notamment grâce à « la forte implication des services du ministère de l’Intérieur, de la délégation interministérielle à l’accueil et à l’intégration des réfugiés, de l’OFII et du ministère du Travail ». Il s’agit en particulier du développement considérable des actions de formation linguistique, du nombre élevé de réfugiés engagés dans des programmes d’accompagnement ou de formation (plus de 75 000 entre 2018 et 2020, les actions du PIC comptant pour environ 20 000 sur les deux premières vagues d’appels à projets dont 2 000 pour le programme HOPE). Les rapporteurs mentionnent également la mobilisation de moyens financiers conséquents, un réel engagement des collectivités territoriales et des associations telles que France Terre d’Asile, la Cimade, COALIA, l’Action Emploi Réfugiés, Viltaïs, l’UCPA, KODIKO ou SINGA (pour ne citer que quelques-unes parmi celles porteuses de projets couvrant plusieurs régions) ainsi que le concours important d’acteurs privés y compris de branches professionnelles (Industrie hôtelière, UIMM, bâtiment) et des acteurs de l’économie sociale et solidaire.

Au total, de nombreuses entreprises sont impliquées dans ces projets, le plus souvent par l’intermédiaire d’associations qui ont contribué à leur mobilisation en inventant des dispositifs innovants. C’est le cas de KODIKO qui met en relation des réfugiés avec des entreprises en constituant des binômes associant un(e) salarié(e) et un(e) réfugié(e), dans le cadre d’un travail de 6 mois accompagné par les équipes de l’association pendant lequel le salarié va aider le réfugié à valoriser ses compétences et à structurer son projet professionnel. En 2021, 300 binômes impliquant des dizaines d’entreprises partenaires, petites ou grandes ont été accompagnés à Paris, Rennes, Strasbourg et Tours. Avec son projet « Duo de demain », France Terre d’asile contribue à renforcer le lien social des réfugiés en formant des duos citoyen/réfugié pour des échanges linguistiques et culturels. COALLIA fait de même avec son projet « Maintenant ».

Mais à côté de ces résultats qui traduisent « un véritable essor et un changement d’échelle des politiques publiques en faveur de l’intégration professionnelle des réfugiés » (en même temps qu’une mobilisation importante de la société civile), le rapport identifie un certain nombre de limites, parmi lesquelles : un délai moyen de 16 mois après l’arrivée sur le territoire avant de débuter un module linguistique du CIR (douze mois pour l’instruction de la demande d’asile, deux mois et demi pour l’obtention d’un titre de séjour, un mois et demi entre la signature du CIR et le début de la formation) ; des progrès encore insuffisants en matière linguistique malgré l’augmentation des contingents d’heures ; l’imparfaite coopération entre l’OFII et Pôle emploi, ce dernier montrant « des réticences à sortir de son cadre habituel pour déployer une offre de services spécifiquement destinée aux réfugiés » ; ou encore la consommation partielle des crédits dédiés à la coopération avec les collectivités territoriales.

Des initiatives au niveau européen

Janvier 2022 marque l’entrée en fonction de la nouvelle Agence de l’Union européenne pour l’asile (EUAA pour European union agency for asylum) avec l’objectif de contribuer à faire en sorte que les décisions en matière d’asile soient prises de manière rapide et équitable et que les normes d’accueil convergent dans l’ensemble de l’Union. Il s’agit en particulier de développer les échanges entre les pays membres en matière d’information et de « bonnes pratiques ».

Pour sa part, le CEDEFOP a conduit entre 2020 et 2021 un projet basé sur les compétences des réfugiés et les besoins des marchés du travail « Adult refugee mobility based on vocational education and training (VET) skills and qualifications » qui vient de donner lieu à la publication d’un document de travail « Relocation 2.0 : tying adult refugee skills to labour market demand » (janvier 2022). Tirant les leçons provenant du programme de réinstallation des demandeurs d’asile mis en œuvre entre 2015 et 2017 au profit de la Grèce et de l’Italie, il en enrichit et élargit l’approche en mettant l’accent sur les compétences professionnelles des réfugiés en regard des besoins du marché de l’emploi dans d’autres pays européens que celui où ils ont obtenu l’asile. Il promeut ainsi la mobilité des réfugiés au sein de l’Union tout en mobilisant les entreprises et en répondant à des pénuries de main-d’œuvre qualifiée.

C’est ainsi que le CEDEFOP a mis en œuvre un projet pilote entre la Grèce et le Portugal. Les bénéficiaires étaient des réfugiés (bénéficiant de la protection internationale) résidant en Grèce, mais sans emploi et sélectionnés par l’ONG Solidarité. Ils avaient rempli des CV sur le modèle européen. Du côté du Portugal, un réseau d’employeurs intéressés avait été constitué. Parmi les 90 employeurs contactés, 20 avaient répondu positivement. Beaucoup avaient montré des réticences dues en particulier aux développements de la pandémie. Mais dans l’ensemble ils avaient manifesté un grand intérêt pour l’opération dès lors qu’ils éprouvaient des pénuries de main-d’œuvre. Ils étaient disposés à attendre deux mois environ après la décision d’embauche pour l’arrivée des nouvelles recrues. Des entretiens d’embauche avaient été réalisés au moyen de vidéo-conférences. L’action se poursuit maintenant au-delà de la date prévue pour la fin du projet. Au total, le projet a atteint ses objectifs. En outre il a fait la preuve que la connaissance du background du réfugié, de ses compétences professionnelles et linguistiques et autres « soft skills » était un facteur de confiance pour l’employeur et pour le pays d’accueil. Il a permis de mobiliser les entreprises aux côtés des pouvoirs publics dans le traitement des questions de migration et d’asile et il a ouvert de nouvelles perspectives aux réfugiés. Mais il a aussi révélé certaines contraintes telles que la question linguistique, certaines positions exigeant une bonne maîtrise du portugais, ce qui n’était pas le cas pour les entreprises du secteur du bâtiment et des travaux publics. Les employeurs ont exprimé le besoin de structures intermédiaires (ONG ou autres) permettant la médiation avec les réfugiés. Le besoin d’intermédiaires est également patent pour aider les services de l’emploi dans les pays d’origine.

Une extension de ce dispositif pourrait maintenant intervenir dans le cadre d’accords bilatéraux du type de ceux déjà en vigueur pour la réinstallation des réfugiés. Mais on peut aussi imaginer un nouveau cadre général qui mettrait fin au règlement de Dublin et à ses absurdités, tout en espérant que les restaurateurs et hôteliers des Hautes-Alpes aient trouvé d’ici là une solution à leurs problèmes de pénurie de main-d’œuvre.

Pour en savoir plus

Voir le film documentaire d’Anne Kunvari, Mon enfance au CADA (2019). Ils ont vécu une partie de leur enfance dans le Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) de Brou-sur-Chantereine (77). Aujourd’hui jeunes adultes, ils nous racontent. A leurs côtés, leurs parents reviennent sur ces années d’attente quand l’avenir était suspendu à l’acceptation par la France de leur demande d’asile.

[1] L’article utilise les termes « migrants », « demandeurs d’asile » et « réfugiés ».  Migrants est le terme générique qui contient les deux autres catégories ainsi que celle de ceux qui ne sont « que » migrants comme ceux de Calais qui ne veulent décidément pas rester en France et ne sont pas demandeurs d’asile. Les demandeurs d’asile sont ceux qui vont déposer ou ont déposé une demande auprès de l’OFPRA. Les réfugiés sont ceux dont la demande d’asile a été acceptée.

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.