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Je ne sais pas vous, mais moi je rencontre plus souvent une hôtesse d’accueil, un vigile, un livreur de repas ou celui qui balaie le trottoir près de chez moi, que des créateurs de startups ou des patrons du CAC 40. À l’hôtel lorsque j’y vais je croise des femmes de ménage affairées et fréquemment le gardien de nuit, mais rarement le directeur. Celles et ceux que l’on voit seraient les invisibles et les autres non. Cherchez l’erreur.

Nous déployons actuellement des trésors d’imagination pour regrouper sous une même dénomination un ensemble de métiers. Travailleurs de la deuxième ligne, métiers qui assurent la continuité de l’activité économique, services aux environnements de travail, back office et plus couramment métiers essentiels pour faire oublier subalternes et invisibles. Rien n’est faux, toutes ces catégories disent un petit bout de la réalité. Aucune n’est satisfaisante.

Ce qui amène à deux remarques. La nécessité de résister à l’attrait de la montée en généralité. Légitimement, nous cherchons à avoir une vue synoptique des formes de vie et d’engagement professionnel. Nous tentons de le faire en recourant à des catégories englobantes censées « mettre de l’ordre dans le désordre du monde » en prenant de la hauteur. Mais à vouloir « voir les choses humaines comme Dieu les voit » (Vincent Descombes), on risque de perdre la substance même des activités dont nous parlons et de ne rien comprendre à ce que vivent celles et ceux qui les exercent. Dans cette affaire, bien avant la vue d’ensemble, il y a des personnes, des métiers, des entreprises, des branches professionnelles. Les relations sociales et les négociations dans le secteur de la propreté ne sont pas assimilables à celles des services à la personne ou de la restauration collective. Les conditions de travail dans une grande entreprise de services aux entreprises sont difficilement comparables à celles d’une PME du secteur de la sécurité. Il y a aussi des situations concrètes de travail dans lesquelles se rencontrent la femme de ménage et le cadre qui doit terminer la préparation du pitch qu’il prononcera le lendemain matin.

La deuxième remarque est à propos de la prégnance dans nos débats, qu’ils soient savants ou au comptoir du café du commerce, du terme « invisible ». Il ne suffit pas de le rejeter au motif que seuls les elfes demeurent invisibles. Le mot revient avec trop d’insistance. Ce qu’il dit est important, mais « invisible » ne désigne pas une catégorie professionnelle ou sociologique. Invisible ne parle pas de celle qui vide ma poubelle au bureau ou à l’hôtel, il ne désigne pas celui qui contrôle mon invitation ou ma bonne mine. Le mot nous dit ce que, consciemment ou non, nous exigeons d’eux : s’il vous plaît, soyez discret, restez à distance, ne faites pas de bruit, faites le ménage quand je ne serai pas au bureau. Ce n’est pas l’aspirateur qui me gêne, mais de vous voir accomplir ces tâches ingrates, à la portée de n’importe qui, qui ne nécessitent pas de longues études ni d’utiliser des technologies sophistiquées. De surcroît on me dit que vous êtes mal payés. Ne venez pas tracasser ma conscience. L’ombre vous va comme la lumière à moi. On connaît l’adage (d’un autre temps ?) : « Derrière chaque grand homme, il y a une femme ». À ce propos vous avez remarqué comme ces métiers se conjuguent comme « naturellement » au féminin ou au masculin, même s’il y a bien quelques hôtes d’accueil et sans doute quelques « agentes » de sécurité.

Si on ne craignait pas de jargonner, il faudrait parler de « personnes invisibilisées » comme d’autres qui nient l’existence objective des races parlent de personnes racisées. Personne objectivement n’est invisible. Le mot ne décrit pas une société divisée entre visibles et invisibles, au sens physique du terme. Il a une portée politique. Celle de nommer les hiérarchies que nous établissons entre ce qui mérite d’être vu et ce qu’on préfère ne pas voir. Le problème n’est pas le travail accompli, il compte, mais plutôt la place que l’on est prêt à accorder à celles et ceux qui l’accomplissent. Que le travail soit fait, on ne vous demande que cela. Lorsque le repas est servi à l’heure, point n’est besoin de savoir qui a rempli le frigo et disposé les assiettes et les couverts. La discrétion, la capacité à faire oublier sa présence, à s’effacer, sont le minimum exigé lorsqu’on est « au service de » et qu’on doit rester à sa place. Pour paraphraser Jean-Paul Sartre, c’est paradoxalement notre regard qui fait l’invisible.

La pandémie du Covid nous a interpellés en mettant en cause ces hiérarchies, premiers de cordées et premiers de corvées. C’est bien le débat que nous devons poursuivre. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme que « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Reste à se mettre d’accord, non pas sur ce qui est utile, mais sur la hiérarchie des utilités, sur ce qui est plus et moins important. Sinon, bien sûr et en fonction des circonstances et de l’auditoire, nous répondrons que tout est utile et tout est important.

En proposant un Parlement des invisibles, Pierre Rosanvallon avait cette intuition politique. Pour sortir de « cet état inquiétant qui mine la démocratie et décourage les individus », il proposait de « voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne prise en compte ». Il ne suffit pas de braquer les projecteurs ou d’applaudir, mais de distinguer sous les concepts généraux et au sein de grandes masses humaines indifférenciées, du travail et des personnes qui ont une expérience, des savoir-faire, des savoirs, une utilité et une importance. On ne sort pas de l’invisibilité sans sortir du silence et sans « prendre part » en contestant la place qui vous est assignée par le regard d’autrui. À propos d’invisibilité et de relégation, Claire Marin dans Etre à sa place pose cette question : « Chacun a vécu ce moment où il devient invisible, dont on parle à la troisième personne, comme si elle n’était pas là, comme si sa présence ne méritait pas considération. Suis-je celui à qui on parle ou ce dont on parle ? ». Bonne question !

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.