7 minutes de lecture

Que faire des paroles de plainte ? Sont-elles le signe avéré d’une propension à honorer notre réputation de vivre dans un pays d’éternels râleurs, peuplé de salariés jamais contents et, qui feraient mieux d’aller « voir comment ça se passe ailleurs », ou au contraire, un signal qui doit nous alerter sur la souffrance de celui qui s’exprime et nous contraindre à lui répondre en urgence ? Sont-elles rituelles ou une incitation à agir ?

Je ne vais pas me plaindre, mais…

Olivia Foli, à partir de ses propres enquêtes et d’une immersion de trois ans dans une entreprise qui l’a accueillie dans le cadre d’une Convention de thèse Cifre, y apporte une réponse extraordinairement riche. Laissant de côté les généralités, multipliant les démarches, observation de type ethnographique, récits tirés de son carnet de bord, entretiens semi-directifs sollicités, elle montre l’importance du travail d’interprétation des paroles de plaintes. Plutôt que les disqualifier par avance ou, à l’inverse, les prendre au pied de la lettre, Olivia Foli part de la situation d’énonciation de la plainte, du statut de l’auditoire à qui elle est adressée, en privé ou en réunion, des mots utilisés et du ton employé, de la culture d’entreprise, de son organisation, de l’époque : « Le sens se construit en situation par les acteurs, en fonction de leurs savoirs et de leur subjectivité ».

Réduites à leur contenu littéral, les paroles de plainte sont souvent des énigmes. L’attention aux circonstances et au langage permet d’observer la grande « variabilité de la plainte dans son lien avec la souffrance, et parfois la douleur ». Dans certains milieux, il n’est pas légitime de « trop s’écouter », « on prend sur soi ». L’absence de plainte ne signifie pas le bien-être. La douleur peut être telle, qu’elle ne parvient plus à s’exprimer. Elle devient indicible lorsque plus aucune demande d’aide ne parvient à être formulée et que le suicide s’impose comme la seule solution pour en sortir.

A l’autre extrémité, Olivia Foli décrit ces conversations pendant lesquelles les participants échangent des motifs de mécontentements, sur un ton badin, sans paraître impliqués et sans évoquer de solutions pour résoudre le problème. Il s’agit de « plaintes rituelles ». Introduire du sérieux dans ces conversations couperait court à l’échange. Elles sont avant tout « sociables », elles témoignent d’une intégration au collectif de travail, d’une acculturation aux normes de l’organisation, d’une certaine résignation, « on s’ennuierait si on n’avait pas… ». La complicité, le jeu rhétorique, le plaisir de l’échange, des bons mots lancés à la cantonade l’emportent. Ils peuvent être d’utiles substituts à l’action.

La plainte ne s’exprime pas toujours en son nom propre. Elle peut être l’expression d’une attention à ce que d’autres vivent, « je te plains de… », ou « je plains ceux qui… ». Elle peut être une observation dont il reste à tirer éventuellement les conséquences : « il se plaint, ils se plaignent… ». Certaines plaintes sont d’abord « stratégiques ». Lorsqu’à l’issue d’un projet qui se révèle être plutôt réussi, celui qui en avait la charge, rappelle qu’il a dû le conduire malgré le scepticisme et les résistances de « certains », il est probable qu’il cherche avant tout à valoriser son rôle personnel et à en tirer avantage dans la concurrence incessante pour les promotions à venir.

(Non) écoute de la plainte

Les plaintes peuvent aussi bien sûr avoir un motif sérieux et douloureux, pointer un dysfonctionnement, exprimer une demande de changement. À partir de son expérience personnelle racontée en ouverture du livre, Olivia Foli, décrit et analyse les conséquences, individuelles et quant au travail réalisé ou empêché, d’une plainte non écoutée. Sa convention Cifre prévoyait qu’elle consacrerait la moitié de son temps à des tâches prescrites par l’entreprise, en l’occurrence à la supervision des études de l’Observatoire social de la DGRH, une cellule d’étude et de conseil interne à l’entreprise, et l’autre moitié consacrée à sa recherche doctorale, dirigée par Norbert Alter. Olivia Foli a une expérience antérieure de direction d’études, elle est membre à l’époque du laboratoire fondé par Renaud Sainsaulieu, connu des responsables de l’Observatoire social. Tout se présente pour le mieux, et rien ne se passera comme prévu. Une demande de rendez-vous à laquelle le directeur ne daigne pas répondre, la disqualification a priori des motifs de mécontentement, « une histoire de bonnes femmes », le recours au médecin du travail vécu comme un crime de lèse-majesté, le souci de la possible qualification juridique de la plainte (stress, fatigue, harcèlement ?) et des suites qu’elle pourrait avoir, Olivia Foli, six mois après son arrivée dans l’enthousiasme, vit un enfer. Le directeur qui a la responsabilité de l’Observatoire fait alors la preuve de son autorité et de sa capacité à « ne pas faire de vagues ». Il s’évite la peine d’essayer de comprendre les tenants et aboutissants du conflit et ses conséquences sur le travail à effectuer. Olivia est immédiatement affectée à un autre service. Le potentiel « critique et créatif » de l’expression d’un motif de mécontentement et de mal-être face à un problème non résolu est totalement ignoré.

Nourrie des textes sociologiques décrivant les organisations bureaucratiques — Max Weber, Michel Crozier —, Olivia Foli explicite les stratégies d’évitement, de disqualification des plaignants afin de préserver l’ordre établi et les positions au sein de la hiérarchie. Les règles, normes et statuts l’emportent sur le métier, l’engagement pour un travail bien fait, le respect des règles de l’art. Dans ces organisations, on ne déroge pas au principe qui veut que « la confiance n’exclue pas le contrôle ». Les salariés n’ont pas d’autres solutions que s’adapter, se mettre en retrait. Le « pacte d’emploi » leur intime de renoncer à leur idéal professionnel, celui qu’ils avaient à l’embauche. Il leur reste, outre leur frustration, les contreparties et avantages du « contrat implicite », la sécurité, la progression salariale, le temps partiel le temps d’élever les enfants, la salle de sport, la chorale,… Ou la démission. Des trois possibilités décrites par Albert Hirschman, loyalty, exit, voice, c’est la troisième qui semble la plus difficilement praticable.

Jocelyne s’organise ainsi : « La charge de travail prescrite étant modérée, elle arrive à dégager du temps pour mener des travaux s’affranchissant du contrôle hiérarchique. Elle travaille sur des sujets qu’elle se définit elle-même ». Elle distingue ces études, qu’elle garde la plupart du temps secrètes, de ce qu’elle appelle des « notes de cabinet ». Elle les réalise le plus souvent après 17 h. Elles lui procurent « une satisfaction intellectuelle », nécessaire à son engagement dans le travail. « Même si l’investissement déployé dans son activité est clandestin, il vivifie son goût du travail ainsi que son sentiment d’être dans une dynamique d’apprentissage permanent, valeur primordiale à ses yeux ». Jocelyne est entrée sur concours il y a une vingtaine d’années. Pour progresser, elle devrait devenir encadrante ou chef de service. Pour elle, cela signifierait de nouveaux renoncements à l’activité qui l’intéresse et induirait « de s’impliquer dans les relations de pouvoir et les jeux d’influence interne ». Un prix à payer trop élevé pour Jocelyne.

Des maux individuels à un point de vue global

À l’issue de ce voyage au pays des plaintes, en s’intéressant à leur expression et aux circonstances qui permettent de les interpréter dans leurs liens variables – labiles pour reprendre le vocabulaire d’Olivia Foli — avec une souffrance, un mécontentement ou un problème, la question d’une possible transformation des paroles de plainte en propositions individuelles et collectives, reste entière. Le livre se termine sur un appel, repris d’une publication de Lucie Goussard et adressé notamment aux organisations syndicales, pour « traduire les récits individuels en une plainte audible, passer de l’accumulation de cas isolés à un point de vue global, porter cette perspective dans les conflits et les négociations avec l’employeur », et pour « qu’elles développent des capacités à passer des maux individuels à une contestation générale de l’organisation du travail ».

Le livre, terminé en 2021, relate des expériences et enquêtes antérieures au confinement et à notre expérience de « travail éloigné ». Il pose dans les toutes dernières lignes la question de « la qualité des échanges langagiers » lorsqu’un équipement numérique s’interpose. Les enjeux d’une écoute, d’une intercompréhension mutuelle, d’une interprétation des paroles de plainte, sont toujours là. Plus cruciaux et complexes que jamais.

Pour en savoir plus

Les paroles de plainte au travail. Des maux indicibles aux conversations du quotidien. Olivia Foli, Editions des Archives contemporaines, 2022. Olivia Foli est docteure en sociologie et maîtresse de conférence à Sorbonne université. Elle est chercheuse au Gripic (Celsa) et membre associée au Lise (CNAM-CNRS).

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.