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Le livre de Jean-Louis Laville et Anne Salmon, Pour Un travail social indiscipliné. Participation des citoyens et révolution des savoirs, est composé de deux parties titrées respectivement « Agir sur les publics » et « Agir avec les publics ». C’est un livre engagé qui ne se contente pas de décrire deux options possibles, ad libitum.

Constatant, dans le champ du travail social qu’ils connaissent bien, la contradiction permanente entre, d’un côté, sa reconnaissance en tant que « composante authentique » des politiques sociales de l’État adossée à une rhétorique puissante en faveur de la participation et du pouvoir d’agir, et, de l’autre, des logiques de commandes publiques de prestations de services très encadrées, les auteurs explorent les « points d’achoppement » qui empêchent de sortir de ce qu’ils qualifient d’injonction contradictoire. Un livre essentiel.

Questions de doctrine

Ces points d’achoppement ne sont pas exclusivement pratiques, règlementaires ou financiers, « les mutations en cours sont aussi doctrinales ». Des schèmes de pensée dominants, issus aussi bien des sciences classiques que des « idéaux du néolibéralisme », structurent nos pensées et nos actions et incitent à « agir sur les publics » plutôt qu’avec eux. Ces conceptions ont rompu avec un idéal du travail social imprégné de valeurs religieuses, « d’amour chrétien » et de « génie de la bonté ». Vantant l’expertise et la professionnalisation, elles se dressent désormais comme autant « d’obstacles épistémologiques » à des interventions participatives qui ne soient pas instrumentalisées « à des fins d’adhésion aux solutions préconisées », loin des conceptions démocratiques qui donnent son sens à la participation.

Dressant un vaste panorama des théories qui légitiment la position surplombante de travailleurs sociaux fondés et encouragés à agir « sur » les publics, Jean-Louis Laville et Anne Salmon constatent leur influence persistante dans la pensée contemporaine. Platon, le premier, établit le pouvoir du philosophe-roi fort du « vrai savoir » auquel il a accédé en sortant de la caverne et du royaume des ombres pour enfin « voir les choses d’en haut » et posséder la vérité de toutes choses. Descartes identifie la science, en plein développement, à des lois universelles et immuables qu’un sujet pensant peut connaître par un effort de distanciation et d’objectivation. Il établit la coupure entre le cogito et une matière inerte. Il est suivi au 19e siècle par le positivisme qui assoit la suprématie de la connaissance abstraite sur la connaissance située. Bachelard en théorisant la « rupture épistémologique » confirme le mépris de tous pour les savoirs pratiques, ceux de l’homo faber, du « charcutier qui prend ses intuitions dans son saloir ». Bourdieu se fera l’héritier de ces penseurs qui plaident pour que le savant s’émancipe de « l’expérience première », le chercheur étant là « pour débusquer tous les leurres véhiculés par le langage ordinaire » et délivrer « l’interprétation exacte ». Influent, il diffusera, sans forcément l’avoir voulu, l’idée selon laquelle « l’émancipation est inaccessible pour le citoyen ordinaire, et il ne peut y prétendre que par la médiation salvatrice du sociologue ».

L’idée qu’il faut en pratique faire ce que la théorie nous enseigne, issue des sciences de la nature, est si répandue qu’elle en finit par sembler naturelle. L’économie et plus généralement les sciences humaines et sociales (SHS) l’ont adoptée. Les théories générales ont l’avantage de proposer un système explicatif global et des lois universelles. Ce faisant, les alternatives conçues en fonction de situations concrètes sont occultées et on oublie l’essentiel, à savoir que « les sociétés humaines peuvent se donner des buts ».

Ces conceptions qui établissent la position en surplomb du « sujet connaissant », du « sachant », justifient un travail social consistant à « agir sur les publics ». Quelle que soit l’ambition émancipatrice affichée, il s’agit de « résoudre les problèmes que pose leur adaptation à une société en mutation ». L’usager, tantôt suspect, tantôt client, est réduit à l’état « d’objet de l’action irresponsable et impuissant ». Et c’est la double peine : ceux qui ne trouvent pas leur place dans les dispositifs censés les aider intériorisent leur propre impuissance et s’éloignent encore plus de l’autonomie qui est pourtant l’objectif officiel. Le travailleur social est lui-même « renvoyé par le sociologue à son incompétence, à son incapacité de praticien à saisir et à formuler les lois fondamentales de la société ».

L’intelligence plutôt que la Raison

La deuxième partie est consacrée à ce qui permet de penser et « d’agir avec les publics ». Ce sont d’autres auteurs qui sont mobilisés, John Dewey, Jürgen Habermas, Axel Honneth, notamment. Tous, à leur manière, luttent contre les dogmatismes, la transformation de la raison en « raison instrumentale » au mépris des processus délibératifs. John Dewey au début du 20e siècle aux États-Unis prône l’enquête et l’expérimentation comme méthodes de connaissance. Il préfère l’intelligence, située, à la Raison, volontiers surplombante. Plus tard Ilya Prigogine ou Isabelle Stengers écriront sur « la déraison mythique imbriquée dans la raison scientifique ».

Jürgen Habermas ancre la créativité dans l’intersubjectivité et dans l’intercompréhension entre des sujets capables de parler et d’agir collectivement. Les différents espaces publics se cristallisent à partir de rapports d’association, d’actions volontaires collectives. Axel Honneth en mettant au cœur de la communication entre personnes la quête de reconnaissance, fait de l’expérience du mépris l’origine des mouvements sociaux et du combat pour la dignité une pièce centrale de la volonté transformatrice.

Jean-Louis Laville et Anne Salmon n’invoquent pas uniquement ces grands auteurs. En France, le décret du 6 mai 2017, affirme : « Le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s’inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l’expérience des personnes bénéficiant d’un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins ». Tout y est, dommage qu’il ne suffise pas d’un décret pour modifier les pratiques !

Sortir de l’injonction contradictoire

Dans un sixième chapitre titré « Participation citoyenne et émancipation », les auteurs approfondissent cette autre modalité de relations avec les pouvoirs publics. Lorsque l’idéal républicain ne se confond pas avec le « mythe républicain », « idéologie qui refuse l’expression de la diversité » et confond « cohésion sociale » et « ordre social », il est possible de sortir de la contradiction entre une rhétorique de l’émancipation et des droits fondamentaux, de l’affirmation des principes de solidarité, de justice sociale, de prise en compte de la diversité des personnes d’un côté, et de l’autre, l’injonction à intégrer dans le travail social « de façon massive une technicisation de type gestionnaire, associée à des procédures normalisatrices et uniformisantes ».

Comment les pouvoirs publics peuvent-ils accompagner les projets sans les détruire ? Il faut plus qu’un décret et un manuel de bonnes pratiques. « Une révolution des savoirs » est indispensable. On comprend la place que les auteurs font aux enjeux épistémologiques. Il s’agit de réfuter les hiérarchies classiques entre théorie et pratique et de proposer une articulation nouvelle entre connaissance scientifique et connaissance expérientielle, savoirs académiques et savoirs d’action. Dans une optique émancipatrice, afin de respecter ceux qui ont la « volonté de conquérir et préserver leur autonomie », la relation d’aide « exige que la personne accompagnée soit considérée comme un sujet pensant et non un objet de savoir ».

Une révolution des savoirs

Cette « révolution des savoirs » dépasse le cadre strict du travail social. Le livre de Jean-Louis Laville et Anne Salmon alimente une réflexion politique plus générale sur la participation, lorsqu’elle n’est pas une parodie mais interactions, délibération et processus de connaissance. Seule une « nouvelle alliance entre les sciences et la société, entre le savant et le citoyen », peut permettre de « penser les tâtonnements constitutifs des interventions en situation », là où s’inventent « au plus près des réalités locales des solutions pertinentes ».

Ces solutions se situent nécessairement « aux frontières de l’institué ». Pour faire face aux « exigences sans précédent de notre époque », il nous faut imaginer comment faire pour que « les actions menées ne se réduisent pas à des niches, mais deviennent instituantes, porteuses d’autres règles ». Seule une « coopération conflictuelle » entre associations, économie sociale et solidaire, citoyens et pouvoirs publics, nourrie de savoirs diversifiés, indisciplinée lorsqu’il le faut, peut nous y conduire. Et si c’était ce qui nous manque pour sortir de la crise démocratique que nous connaissons, en France et ailleurs ? À suivre !

Pour en savoir plus

– Pour Un travail social indiscipliné. Participation des citoyens et révolution des savoirs. Jean-Louis Laville et Anne Salmon. Editions érès. 2022 –

Parmi les nombreuses publications de Anne Salmon, philosophe et sociologue, et de Jean-Louis Laville, sociologue et économiste, on peut citer :

Anne Salmon :

  • La tentation éthique du capitalisme. La découverte. 2007
  • Mais que font les éducateurs ? Le travail social à l’épreuve du politique. Desclée de Brouwer. 2009
  • Imaginaire scientifique et modernité ordinaire. ISTE Editions. 2018

Jean-Louis Laville :

  • L’économie sociale et solidaire. Pratiques, théories, débats. Le Seuil. 2016
  • Le travail. Une nouvelle question politique. Desclée de Brouwer. 2017
  • Réinventer l’association. Contre la société du mépris. Desclée de Brouwer. 2019
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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.