Une histoire engagée de l’enseignement professionnel de 1984 à nos jours, publié en juin 2022 avec le sous-titre Du baccalauréat professionnel aux campus des métiers et des qualifications, est arrivée juste avant le lancement du chantier de la réforme des lycées professionnels. Placé par Jean Pierre Chevènement en 1985 à la tête de la Mission éducation – entreprises, Daniel Bloch a été le « père des bac pro » (comme l’a appelé Le Monde) et est resté ensuite en tant que recteur puis directeur des enseignements supérieurs et de nouveau recteur, un observateur attentif et un acteur majeur des réformes concernant l’enseignement professionnel aux niveaux secondaire et supérieur. Le récit et les analyses qu’il propose constituent un éclairage particulièrement utile pour le chantier en cours de la réforme.
Une histoire engagée
C’est ainsi qu’à partir du moment fondateur qu’a constitué en 1985 la fixation de l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat pour l’an 2000, en même temps que la création des bac pro qui devaient concerner 80 000 à 100 000 élèves à la même date, il nous donne à relire les grandes étapes du processus et met en évidence les avancées, mais aussi les difficultés et les reculs qui l’ont parfois jalonné. Il le fait pour l’essentiel en s’appuyant sur les choix politiques opérés par les ministres successifs, les principales mesures mises en œuvre et des statistiques permettant de suivre les évolutions ; il rappelle également l’adhésion et/ou les résistances rencontrées de la part des différentes parties prenantes. L’histoire qu’il raconte est une histoire « en pointillés » (où certains ministres ne font qu’une apparition fugitive) et qui donne une place prédominante (sans doute excessive) aux discours officiels tandis que certaines questions et mesures auraient mérité d’être traitées plus à fond, notamment celles qui touchent aux CAP (et qui ne sont abordées que dans une courte postface) et celles qui concernent les 90 000 jeunes qui quittent le système éducatif sans diplôme ni qualification. Par ailleurs, il aurait été intéressant qu’il réponde aux reproches qui lui ont été faits parfois de s’en tenir à des positions « adéquationnistes ». Mais l’histoire qu’il raconte reste passionnante.
Des bac pro à égale dignité
C’est bien une histoire « engagée », celle d’une démarche volontariste que l’auteur situe entre deux choix opposés de politique éducative : le premier porté par ceux « étiquetés de droite », qui considèrent que le collège unique n’est pas viable et « qu’il vaut mieux offrir une seconde chance aux élèves en grande difficulté en les plaçant en apprentissage dès quatorze ans », et le second par « ceux, à gauche, qui considèrent que l’orientation précoce vers l’enseignement professionnel ne constitue qu’une étape dans un processus de démixtion sociale mettant progressivement à l’écart des jeunes essentiellement issus de milieux défavorisés, et qui estiment en conséquence qu’il est indispensable — quoi qu’il en coûte — de faire cohabiter le plus longtemps possible tous les élèves, y compris ceux qui sont le plus en difficulté au sein d’un dispositif éducatif unique, inclusif ». Entre ces deux écueils, il se réclame d’une « gauche bac pro », minoritaire au sein de la gauche et qu’il décrit comme « une troisième gauche, fondamentaliste, moins idéologique, plus proche du terrain, considérant qu’il est nécessaire de proposer une voie médiane en agissant à la fois sur le temps court afin de sortir les élèves le plus en difficulté des situations inextricables dans lesquelles ils sont plongés, mais simultanément, en investissant sur le temps long afin de faire en sorte qu’à terme, ces élèves soient de moins en moins nombreux à être ainsi en difficulté ».
L’engagement se justifie de la position dévalorisée qui reste encore celle de l’enseignement professionnel secondaire dans la société, mais aussi au sein du système éducatif en général. Après la création des bac pro, « à égale dignité avec les autres baccalauréats » en 1985, ce n’est qu’en 2000 que la charge d’enseignement de ses professeurs a été ramenée au même niveau que celle des enseignants des lycées d’enseignement général et technologique (LEGT). Mais leur évaluation reste encore assurée aujourd’hui par des inspecteurs du premier degré et non par les inspecteurs pédagogiques régionaux (IPR) qui interviennent dans les LEGT. Il reste beaucoup à faire.
Création de la Mission éducation-entreprises
La première partie du livre est consacrée au ministère de Jean Pierre Chevènement (1984-86) auprès duquel Roland Carraz nommé Secrétaire d’État à l’enseignement technique et technologique a eu un rôle éminent dans les développements suivants, à la création de la Mission éducation – entreprises et la nomination de Daniel Bloch à sa tête, à la fixation de l’objectif des 80 % et à la création du baccalauréat professionnel. Cette initiative (qui sonnait pour beaucoup comme un oxymore) était à la synthèse de deux exigences : l’une économique portée par la fédération des industries de l’électricité et de l’électronique (FIEE) qui exprimait le besoin d’une formation d’un niveau supérieur à celui du BEP et conduisant à des postes d’ouvriers très qualifiés (qu’on nommait plutôt « techniciens d’atelier ») ; l’autre sociale qui visait à relever l’image dévalorisée des LEP, en assurant à ses élèves la finalité du baccalauréat et pour certains la perspective de l’accès à l’enseignement supérieur. Mais elle n’allait pas de soi et il avait fallu vaincre quelques réticences du côté de l’administration, des syndicats d’enseignants, et même du CEREQ (qui aurait préféré qu’on s’en tienne à un brevet professionnel de même niveau, mais sans l’appellation de baccalauréat).
La deuxième est consacrée à la création du Haut Comité éducation-économie par René Monory (1986-1988), en continuité avec la Mission éducation – entreprises et toujours sous la présidence de Daniel Bloch. Les objectifs pour 2000 sont revus et précisés : 75 % d’une classe d’âge obtenant le baccalauréat (et pas seulement son niveau) et 45 % un diplôme de l’enseignement supérieur. Parmi les mesures engagées à l’initiative du Haut-Comité figure l’introduction de classes de 4e et de 3e à option technologique en collège ainsi que de classes de 4e et de 3e à option professionnelle en lycée professionnel ou en CFA, destinées à tarir les flux de sortie du collège en fin de 5e vers les CPPN (classes préprofessionnelles de niveau) ou les CPA (classes préparatoires à l’apprentissage) — synonymes d’exclusion du système éducatif —, ainsi qu’à réduire l’entrée dans des formations préparant au CAP en trois ans. Malgré leur succès, ces classes seront mises progressivement en extinction, d’abord celles établies en collège en 1996 par François Bayrou (1995-1997), puis celles établies en lycée professionnel par Ségolène Royal (ministre de l’Enseignement scolaire aux côtés de Claude Allègre ministre de l’Éducation nationale) en 1997, en application des recommandations du rapport « Le collège de l’an 2000 » remis par François Dubet, Alain Bergougnoux et Marie Duru-Bellat pour lesquels, « il était nécessaire de repousser au terme de la troisième du collège toute différentiation et toute sélection ».
Intitulée « Lionel Jospin, Claude Allègre et les enseignements supérieurs », la troisième partie du livre s’ouvre en 1988 et est consacrée aux actions engagées sous les ministères de Lionel Jospin (1988-1992) puis de Claude Allègre (1997-2000). Le Haut Comité poursuit ses travaux en continuité avec les objectifs précédents auxquels on a ajouté celui de donner une qualification de base à tous, et en particulier aux 20 % qui ne parviendraient pas au niveau du bac en 2000, ou encore aux 130 000 jeunes qui quittaient chaque année le système scolaire sans diplôme ni qualification. Daniel Bloch se félicite des 7 années de « continuité de politique ministérielle en matière éducative (1985-92)… qui ont permis d’approcher l’objectif des 80 % au niveau du bac, mais aussi d’atteindre dès 1992 l’objectif fixé pour les effectifs de bacheliers professionnels avec 90 000 ». Cette partie traite surtout de l’enseignement supérieur dont Daniel Bloch a été le directeur au sein du ministère de 1991 à 1993, et notamment de la création des IUP (instituts universitaires professionnels) destinés à « produire » des ingénieurs de production en 4 ans après le baccalauréat, ainsi que du lancement du « processus de Bologne » visant la création d’un espace européen de l’enseignement supérieur basé sur le triptyque LMD (licence, master, doctorat) et initié lors d’une conférence organisée à la Sorbonne en 1998.
Des classes de troisième de découverte professionnelle
Intitulée « de François Fillon (2004-2005) à Jean-Michel Blanquer (2017-2022) » la dernière partie traite d’initiatives plus limitées, mais aussi de revers sérieux. Daniel Bloch est maintenant recteur de l’académie de Reims où il a pris l’initiative de remplacer l’ensemble hétéroclite des classes de 3e en collège rassemblant les élèves les plus en difficultés par des classes de 3e de « découverte professionnelle » au sein des lycées professionnels. Comme pour les classes de 4e et de 3e à option technologique ou professionnelles abandonnées précédemment, il s’agissait de classes « d’inclusion » susceptibles de donner aux élèves une seconde chance au sein de l’éducation nationale, en s’appuyant sur des méthodes originales mises en œuvre au sein des lycées professionnels. Un groupe de travail de la direction des lycées avait été installé sous la présidence de Daniel Bloch en vue de la généralisation de cette initiative à laquelle s’était ajoutée l’introduction d’un module de trois heures de découverte professionnelle en 3e de collège. Validées par François Fillon en 2004 ces orientations étaient publiées en 2005. Pour autant, « les tenants du collège uniforme » n’avaient cessé de contester leur existence. C’est ainsi que le 24 juin 2005, Le Monde soulignait, à propos du projet de décret, la « fracture existant dans le monde de l’éducation sur la prise en compte des élèves les plus faibles : Le “groupe des 14” (le SGEN-CFDT, l’UNSA-Éducation, des fédérations de parents d’élèves FCPE et PEEP, des organisations lycéennes UNL et FIDL, et la Ligue de l’enseignement) exigeait son retrait immédiat, tandis que le SNES-FSU y était favorable si des garanties étaient adoptées pour éviter la constitution d’une filière “ghetto” et que le SNETAA accueillait favorablement la proposition » Plus loin, Le Monde reprenait une déclaration de François Dubet pour lequel, avec un module de découverte professionnelle de six heures, « on ouvre la boîte de Pandore d’une orientation par l’échec sans se poser la question de savoir ce qu’on veut faire du collège » ; pour sa part, l’historien Claude Lelièvre considérait que la question des difficultés scolaires ne peut pas être résolue par une orientation plus ou moins prématurée vers la voie professionnelle courte ». Plus tard, le CNESCO (Conseil d’évaluation du système scolaire) affirmait que ces classes étaient « stigmatisantes » et qu’il convenait de les fermer d’urgence.
Cependant comme le souligne Daniel Boch, ces propos de spécialistes des questions éducatives n’ont pas été écoutés par les ministres qui se sont succédés. Aux classes de 3e de découverte professionnelle ont succédé (avec des changements seulement cosmétiques) en 2011 avec Luc Chatel des classes de 3e préparatoires aux formations professionnelles, puis avec Najat Vallaud-Belkacem des classes de 3e préparatoires à l’enseignement professionnel, et enfin avec Jean Michel Blanquer des classes de 3e prépa-métiers. Quant au module optionnel de trois heures de découverte professionnelle en 3e de collège retenu par François Fillon, il était renforcé en 2015 par Najat Vallaud-Belkacem sous l’intitulé « Parcours Avenir ». En 2015, un rapport de l’inspection générale indiquait que « la majorité des élèves rencontrés était satisfaite de leur passage en troisième professionnelle. Tous avaient vécu difficilement les années au collège… dans tous les cas on observait une mise à l’écart de l’élève, un sentiment de dévalorisation amplifié par certaines remarques ou attitudes d’enseignants, l’apparition de comportements déviants (absences, perturbations de cours)… les élèves ne souhaitaient plus rester au collège et avaient accueilli ce dispositif avec intérêt… la classe de 3e prépa-pro (en lycée professionnel) créait une véritable rupture avec leur ancien environnement… cela leur permettait de prendre conscience d’entrer dans un nouveau dispositif et de prendre un nouveau départ… ils expliquaient comment la bienveillance des enseignants leur permettait d’oser dire leurs difficultés, et qu’en comblant ainsi leurs manques, ils comprenaient mieux et reprenaient goût à avoir envie de réussir…. » Il faut ajouter que ces résultats tenaient à des pédagogies spécifiques et à des équipes réduites d’enseignants travaillant en équipe, certains enseignant deux disciplines. Cependant, ces classes ne recueillent qu’environ 35 000 élèves, le quart de ce qu’il serait nécessaire selon Daniel Bloch.
Et puis, c’est le coup de grâce avec la réduction de quatre à trois ans de la préparation au bac pro décidée en 2008 par François Fillon et mise en œuvre à la rentrée 2009, engageant ainsi un processus de déprofessionnalisation du bac pro. Sous le prétexte d’assurer l’égale dignité entre les trois baccalauréats général, technologique et professionnel, il s’agit de la mise en application d’une mesure destinée à réduire le nombre de fonctionnaires (à cela s’ajoutait le pari que l’attractivité de l’enseignement professionnel s’en trouverait accrue, pari qui s’est révélé perdu). Les réticences initiales des syndicats d’enseignants avaient été neutralisées par l’octroi d’indemnités catégorielles. En même temps, le BEP disparaissait, de même que les classes de première d’insertion permettant à des titulaires du BEP de préparer un baccalauréat technologique. Au total, le nombre de bacheliers professionnels passait de 120 000 à 180 000 après la réforme Fillon. La diminution des taux de redoublement, des abandons en cours de formation et la hausse des taux de réussite aux épreuves du bac y avaient contribué de façon importante. Ces « performances » étaient « le résultat d’une politique éducative paramétrique où les gestionnaires l’avaient emporté sur les pédagogues ».
On en arrive au lancement des Campus des métiers et des qualifications (CMQ) dans le cadre de la loi de 2013 (Vincent Peillon) « loi de refondation de l’école de la République ». Daniel Bloch est nommé en 2014 à la tête d’un groupe d’experts amené à examiner les dossiers et à mettre en œuvre un pilotage territorial et d’assurer leur développement. En 2017 une centaine de CMQ avaient été labellisés ou en voie de l’être, associant lycées professionnels, CFA, établissements d’enseignement secondaire et supérieur, mixant les formations initiales et continues. Poursuivie ensuite par Jean-Michel Blanquer avec des ambitions accrues de créer des « Harvard de l’enseignement professionnel » capables d’un rayonnement au niveau international, cette politique n’a pas reçu les moyens nécessaires à ces ambitions, à l’instar des lycées des métiers créés en 2001 par Jean-Luc Mélenchon qui après de bons débuts, étaient devenus de simples labels sans valeur ajoutée significative. L’histoire se termine avec l’introduction à la rentrée 2021 de la philosophie dans les lycées professionnels sous la forme d’ateliers au sein de l’emploi du temps des élèves, faisant suite à des expérimentations réussies engagées par Daniel Bloch en tant que recteur dans les académies de Nantes, de Montpellier puis de Reims. Selon ce dernier et en dépit des moyens modestes actuellement mis en œuvre, la philosophie pourrait constituer un outil efficace d’intégration républicaine.
Ouvrir l’accès à l’enseignement supérieur
En conclusion, Daniel Bloch tire un bilan très négatif des conséquences de la loi de 2009 concernant le bac pro. Les griefs sont multiples : la réduction d’un an et l’organisation des programmes en seconde professionnelle par grandes familles de métiers ont conduit à déprofessionnaliser le bac ; la réduction drastique du redoublement au collège fait que c’est à 15 ans pour la plupart, encore mineurs, qu’ils rejoignent le lycée professionnel « ce qui remet en question l’existence même des périodes de formation en entreprise compte tenu des réglementations particulièrement sévères pour les moins de 16 ans concernant entre autres l’accès aux machines et produits particulièrement dangereux » ; on constate logiquement une détérioration de l’accès à l’emploi des diplômés, de 62 % en 2010 à 39 % en 2020, et le problème est particulièrement alarmant dans le secteur des services. De fait, le bac pro se situe maintenant comme un niveau intermédiaire entre le BEP et l’ancien bac professionnel en quatre ans.
En outre, la logique (et les promesses faites en 2009) aurait voulu que la réduction à 3 ans soit accompagnée de la facilitation de l’accès des bacheliers professionnels dans les STS (Sections de technicien supérieur), mais les ouvertures de nouvelles sections n’ont pas été à la hauteur des besoins. Un tiers des bacheliers professionnels peuvent aujourd’hui être admis en première année de BTS alors que les trois quarts d’entre eux auraient aimé le faire. Mais un autre obstacle résulte de ce que les programmes des STS sont adaptés aux profils des bacheliers technologiques, d’où des taux d’échec inacceptables. Et la poursuite d’études en IUT est encore plus problématique. Ces difficiles transitions nécessitent donc des mesures d’envergure ; certaines initiatives ont été conduites avec succès dans quelques académies, à Reims avec des classes de première année de STS réservées aux bac pro, au sein de l’université de Grenoble avec la création en 2009 de l’École nationale de l’enseignement supérieur professionnel, appuyée sur l’IUT, au sein du CNAM en 2010 avec l’École Vaucanson réservée aux bacheliers pro et préparant à des licences professionnelles spécifiques. Mais ces initiatives restent isolées et il serait difficile de les généraliser.
C’est pourquoi il convient maintenant pour Daniel Bloch de passer à une nouvelle étape dans la transformation de la voie professionnelle impliquant un engagement politique fort, semblable à celui de 1985. À moins de procéder à l’ajout (aux trois années de formation au bac pro) d’une période significative de formation professionnelle en entreprise, il faut ouvrir la possibilité pour tous les bacheliers professionnels, ou presque, d’accéder au BTS et pour certains d’entre eux à un bachelor universitaire de technologie (BUT), en s’appuyant sur l’ouverture de milliers de places supplémentaires en STS comme en IUT, sur une politique rigoureuse de quotas et sur un réexamen des modes de formation. Vaste programme !
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