Si le concept de « tiers lieux » émergea à la fin des années 1980 dans le cadre de l’ouvrage phare du sociologue Ray Oldenburg intitulé The Great Place to Work, (Da Carpo Press, Cambridge,1989), il a toutefois depuis évolué sans pour autant renier son idée initiale. Oldenbourg faisait ainsi référence aux lieux citadins hybrides autres que ceux du domicile et du travail, considérés comme essentiels à la socialisation urbaine. Il citait notamment les cafés, les librairies, les bars, les salons de coiffure et autres lieux de rencontre au cœur d’une communauté.
Ce concept s’éloignera cependant de l’approche originelle d’Oldenburg, dans la mesure où il s’est parfois « marchandisé» en devenant un service et un lieu hébergeant une offre à l’exemple type du Starbuck café. Mais des auteurs, maintiennent en partie son esprit en y intégrant les espaces de coworking, les living labs et les fablabs considérés à ce jour comme les catégories de tiers-lieux les plus répandues. Soulignons que les tiers-lieux apparaissent en France en 2008 dans les grandes villes puis se déploient dans les villes moyennes et petites, portés par des initiatives associatives ou privées et encouragés par les pouvoirs publics.
Le chercheur Raphael Besson, propose d’identifier, dans le cadre d’une typologie de ces espaces, les « tiers-lieux sociaux » structurés autour de la promotion de la participation citoyenne, de la transition démocratique et de l’économie sociale et solidaire. On peut en effet considérer que cette catégorie de lieux sociaux et solidaires s’apparentent à des lieux inclusifs pour lutter contre l’ « épidémie de solitude » désormais reconnue comme un problème de santé publique puisqu’elle tue plus que le tabac, l’alcool, l’obésité ou la pollution de l’air comme l’ont montré des chercheurs. Comme d’autres affections de longue durée, elle ne doit pas être envisagée uniquement du point de vue du « cure », mais aussi du point de vue du « care » (À quel soin se fier ? par Claire Marin et Frédéric Worms, PUF, 2015), alors même qu’il a été prouvé que le bonheur dépend avant tout de la qualité de notre vie relationnelle (Waldinger et Schulz, The Good life, 2023).
Les tiers-lieux peuvent assurément jouer un rôle dans le développement de cette société du care. Cependant, ces lieux rencontrent souvent la difficulté d’être inclusifs tout en étant attractifs pour des personnes vulnérables mais qui ne se reconnaissent pas comme tel. Pour devenir inclusifs, ils se doivent d’accueillir une diversité de publics pour ne pas rendre la fréquentation du lieu stigmatisante. A titre d’illustration, c’est dans cette perspective qu’a été inauguré à notre connaissance le premier espace dénommé kawaa en 2020 pour développer et préserver le lien social, dans le 12° arrondissement de Paris. L’inclusivité spatiale se caractérise de quatre manières : la nécessité d’une diversité d’usages, y compris l’habitation ; l’intergénérationnalité des usagers sachant que la solitude résulte de fragilités qui sont fortement corrélées à l’âge ; la nécessité d’un modèle économique impliquant la plus grande accessibilité possible en termes de prix tout en préservant un approvisionnement de qualité et la juste rémunération des équipes ; enfin, l’attention décisive à l’égard au personnel qui exploite le lieu, si l’on veut créer une « organisation de care ». Leur créateurs ont ainsi la volonté de focaliser l’attention (le « care ») au cœur du projet. Cette « attention à l’attention » est essentielle pour qu’un kawaa soit un lieu de lien. Qu’il s’agisse de l’attention de l’équipe à l’égard des clients et des résidents, de l’attention dans la conception et la décoration du lieu, de l’attention portée à l’équipe, et entre les membres de l’équipe, et enfin de l’attention entre les clients et entre les résidents.
Ainsi, depuis l’ouvrage fondateur d’Oldenbourg le concept de « tiers-lieux » a progressivement évolué même si son fondement demeure en partie sauvegardé. Mais les perspectives sociales et sociétales plus récentes au regard de « l’épidémie de solitude » incitent à la création d’espaces plus inclusifs, à l’exemple de kawaa. Cela dans la mesure où la place de l’informel dans ses différentes formes, liens sociaux, inclusivité, attention, etc., offre la possibilité de se mélanger et de se fondre, ne fusse qu’un moment, avec des personnes qui ne travaillent pas dans le même lieu, apparait profondément salutaire. Un moment assurément propice et bienvenu pour ceux, nombreux, dont la vulnérabilité et le besoin d’interdépendance constitue une nécessité dans une société de surcroit en voie de numérisation globale, asséchant les liens sociaux.
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