11 minutes de lecture

Le concept de « société de consommation » questionnait notre propension à faire de la possession des choses[1] le principe et la finalité de nos vies. La consommation est simultanément, et souvent contradictoirement, vue sous des angles différents. L’un d’eux est économique. Consommer est une question de prix et de pouvoir d’achat. Un autre est utilitaire. L’objet qui me rendrait service est-il disponible ? Des considérations politiques, éthiques et écologiques peuvent intervenir, comme lorsque nous décidons de ne plus consommer d’aliments carnés. Le livre d’Anthony Galluzzo en explore la portée symbolique. Il retrace les grandes étapes de « notre conversion à la consommation » qui a fait « des objets et des pratiques de consommation les dispositifs centraux de la définition et de la mise en scène de soi ».

Le siècle des révolutions

Pour ceux qui, comme moi, ne sont pas historiens, le livre d’Anthony Galluzzo, La fabrique du consommateur fait l’effet d’un rappel bienvenu. Ni le 21e siècle ni celui qui l’a précédé n’ont le monopole des grandes mutations et des innovations de ruptures. Du 19e siècle, nous retenons qu’il fut celui des débuts et de l’essor de l’industrie soutenus par les progrès technologiques, la machine à vapeur, l’électricité et le train.

Les plus soucieux des affaires politiques se souviennent qu’il fut aussi le siècle des révolutions. En France, l’histoire ne s’arrête pas en 1789. Au 19e siècle se sont succédé les insurrections de 1830, 1848 et 1870 et les changements de régime qu’elles entraînent. Le siècle connaît deux empires, deux régimes monarchiques, deux républiques, avant la proclamation de la troisième en septembre 1870. Elle durera jusqu’en 1940. Les autres pays européens ne sont pas en reste. L’unification de l’Italie qui établit sa capitale à Rome, la naissance de la Confédération allemande ne se font pas sans heurts et sont le signe de changements majeurs. En Angleterre, à Manchester en 1819, les forces de l’ordre chargent lors d’un meeting réclamant une réforme électorale. Il y aura 15 morts et des centaines de blessés. Il faudrait ajouter les colonisations et les luttes pour l’abolition de l’esclavage. Personnellement je ne peux pas ne pas mettre au crédit de ce siècle qu’il est aussi celui de la naissance du cinéma !

Ce qu’on sait moins, et c’est à quoi s’attache Anthony Galluzzo, c’est qu’il est aussi le siècle qui « fabrique le consommateur ». Le consommateur tel que nous le connaissons encore aujourd’hui.

Vers 1800, la consommation était organisée quasi exclusivement au sein des communautés locales : « les paysans cultivent leur nourriture à mesure de ce que permet la terre et construisent leurs habitations avec la pierre, le bois et l’argile de leur région. Ils tissent leurs vêtements et fabriquent leurs outils. La division du travail ne s’étend pas au-delà de la communauté locale, ses paysans et ses artisans ». Le sel, essentiel à l’alimentation et à la conservation, fait exception. Fernand Braudel écrira que les famines elles-mêmes sont locales. Il faut se souvenir que les routes sont dangereuses, impraticables l’hiver et peu sûres. Le trafic fluvial est aléatoire.

Il faut faire ses courses

Le chemin de fer bouleverse « les conceptions millénaires de l’espace. La distance n’est plus cette entrave insurmontable et immuable ». Les processus de consommation et de production sont dissociés. Le consommateur devenu « aveugle à la production, est bien incapable de jauger les coûts, les constituants du produit, la somme des efforts et des souffrances qu’a nécessité sa fabrication. L’homme moderne ne peut plus appréhender le produit que sur un mode halluciné ». Dans le même temps et corrélativement : « On cessa de donner la priorité aux denrées destinées à la consommation familiale pour se consacrer aux produits vendables hors de la commune ».

Il faut désormais « faire ses courses ». Les aliments changent de nature. Ils sont conditionnés et prélevés sur des rayonnages : « Le foyer, centre de la production domestique, devient un lieu d’entreposage et de consommation des marchandises ». Les entreprises de fabrication et de distribution qui naissent alors doivent gagner la confiance des consommateurs. Elles investissent massivement dans le branding, « un produit marqué n’est plus la réalisation d’une industrie anonyme, mais l’œuvre d’une “maison” aussi factice soit-elle ». Grâce à un « travail d’ingénierie symbolique à grande échelle », la marque intègre un ensemble de valeurs sociales et culturelles au produit, « le procédé est fétichiste ». Ce travail pour conférer une identité aux produits et l’implémenter dans l’imaginaire des consommateurs est massif aux États-Unis. Beaucoup des marques qui occupent aujourd’hui les rayons alimentation des magasins naissent à la fin du 19e et au début du 20e siècle : Heinz, Campbell Soup Company (1869), Coca-Cola (1886), Nabisco (1889), Quaker Oats (1901), Kellog’s (1906).

La naissance des grands magasins crée une rupture. Accompagnant le mouvement d’urbanisation de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ils ne signifient pas simplement le déclin du colportage et des boutiques spécialisées où il est courant de marchander, ils transforment « les flâneurs en shoppers ». Dans l’échoppe traditionnelle, le produit est hors de portée, dans un tiroir ou sur une étagère derrière le comptoir. En entrant dans la boutique, le client s’engage tacitement à réaliser un achat. Au contraire en entrant au Bon Marché qui ouvre ses portes en 1852, il ne contracte aucune obligation morale d’achat : « le chaland pouvait pénétrer librement dans de véritables palais marchands pour admirer et palper longuement de multiples produits ». Jean Baudrillard parlera plus tard de « salivation féérique ». Tout est fait pour susciter le désir d’achat. Les grands magasins ne sont pas fréquentés « par des clients-acheteurs effectuant une tâche, mais par des flâneurs-consommateurs s’abandonnant à un plaisir ».

Les femmes sont élevées au rang de « reine dans le magasin » comme l’écrit Émile Zola. Son roman Au bonheur des dames témoigne de la panique morale provoquée par la multiplication des sollicitations, « ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait fatalement, cédant d’abord à des achats de bonne ménagère, puis gagnée par la coquetterie, puis dévorée ». La littérature de l’époque est pleine de ces femmes à qui ces séductions « vident les poches et détraquent les nerfs » quand elles ne les poussent pas au vol pour assouvir leurs « désirs pulsionnels » au-delà de leurs besoins et de leurs moyens.

Le magasin chez soi

La fabrique du consommateur ne serait pas complète sans la création des magazines. La lithographie succède à la xylographie, facilitant grandement la reproduction des images. Le magazine qui les met désormais en scène fait pénétrer la marchandise dans les foyers, « le magazine, c’est le magasin chez soi ». Par ses illustrations et ses reportages, il diffuse un imaginaire social favorable à la consommation. Aux États-Unis, le Ladies’ Home Journal, précurseur, passe d’un tirage de 100 000 exemplaires en 1884 à 1 million en 1904. Le Harper’s Bazaar est créé en 1867, Cosmopolitan en 1886. En France, Marie Claire, le « journal de la femme moderne » est créé en 1937. Des années auparavant l’Oréal a créé Votre beauté, d’abord sous forme d’un supplément à une revue professionnelle, la Coiffure de Paris. La version française de Vogue paraît en 1920. Sans surprise, ces magazines ne donnent aucune place aux ouvrières et ouvriers de l’industrie naissante.

À l’image de nos égéries et « influenceurs » actuels, ces magazines forment des publics selon les principes de distinction-affiliation. Ils propagent une « grammaire des styles ». Les marchandises ne sont pas définies seulement par leur valeur d’échange et leur valeur d’usage. Il faut ajouter leur valeur en tant qu’objets-signes volontiers exhibés et qui constituent un langage, un « système de repérage » qui permet d’affirmer des positions dans la société, « tout en tentant des ascensions ». Chacun cherche à s’affilier à un groupe, « une tribu », en se conformant à son style, à ses modes de consommation et à ses opinions : « Chaque individu se retrouve responsable de l’image qu’il renvoie aux autres, de sa distinction ou de sa médiocrité ». C’est « le plus grand accomplissement des marchands : avoir progressivement recomposé les ensembles humains selon leurs produits ». Les individus sont sortis de leur communauté de producteurs et entrent dans « la communauté imaginée des consommateurs ». Ce n’est plus le marché décrit par Adam Smith (1723-1790) « où les mouvements d’ensemble sont engendrés par l’action non coordonnée de multiples petits acteurs, mais cet espace où de grandes entreprises multidivisionnelles sont capables de maîtriser l’ensemble de leur chaîne de valeur, de coordonner les flux mondiaux de marchandises, et donc de contrôler le marché ».

Pour cela les grandes entreprises vont se livrer à une véritable « ingénierie sociale ». Les relations publiques naissantes sont chargées de « transformer un capital économique en doxa politique ». Seuls les grandes entreprises et les États ont les moyens nécessaires pour construire un nouvel imaginaire. Ils s’emploient à « maîtriser le récit pour légitimer l’action ». La propagande de guerre entre 1914 et 1918 consacrera ces méthodes « d’ingénierie du consentement ». Ingénierie qui suscite des résistances légitimes et ne parvient pas à étouffer ce qui angoisse les « possédants » : « la consolidation des idées socialistes et la multiplication des manifestations et grèves ». Karl Marx et Friedrich Engels publient Le manifeste du Parti communiste en 1848. Emile Zola a publié Au bonheur des dames en 1883, il publie Germinal en 1885.

L’âme des foules

La recherche académique s’empare de ces questions. Gustave Le Bon publie en 1895 La psychologie des foules. Il décrit la foule comme « un monstre abruti », « un troupeau qui ne saurait se passer de maître ». Il en tire la conclusion qu’il faut cultiver le savoir propre aux « meneurs », la connaissance de « l’âme des foules » : « qui connaît l’art d’impressionner l’imagination des foules connaît aussi l’art de gouverner ». Il a une influence immense, son projet d’instrumentalisation des foules préfigure l’Allemagne nazie et autres sociétés dictatoriales.

Gabriel Tarde lui répond quelques années plus tard dans L’opinion et la foule. Pour lui la foule est le groupe social du passé auquel il oppose le public « dissémination d’individus physiquement séparés et dont la cohésion est toute mentale ». L’avenir appartient aux « communautés imaginées », la pensée est la « force sociale par excellence ». Il s’agit toujours d’un projet de « contrôle social », de « gestion des consciences », mais l’acteur principal n’est plus le meneur, c’est le publiciste, le journaliste, les médias exerçant désormais leur « empire et leur emprise ».

La victoire des objets-signes

L’histoire ne s’arrête pas au début du 20e siècle. Anthony Galluzzo consacre un chapitre à la contre-culture. Dans la société de masse triomphante, chacun cherche à préserver son autonomie et sa liberté, et entre en lutte contre « l’aliénation », ce « mot -moment » selon l’auteur. Entre 1958 et 1974, une culture non conformiste, anti-autoritaire, valorisant la « construction de soi » et la satisfaction de ses désirs, se développe. Herbert Marcuse publie Eros et Civilisation en 1955. L’homme unidimensionnel paraît en France en 1968. Les nouveaux héros sont des marginaux, des rebelles, des artistes-bohèmes qui ont « délaissé le confort pour le risque et la transgression et qui parfois s’enfoncent dans l’alcool, la drogue et la folie ». La fureur de vivre avec James Dean dans le rôle d’un adolescent rebelle et fragile, sort en 1955. La même année il se tue au volant de sa Porsche 550 Spyder. Les films de Jean-Luc Godard, A bout de souffle et Pierrot le fou, sortent respectivement en 1960 et 1965. La rhétorique publicitaire change. Volkswagen ne vante plus son excellence technologique, la Coccinelle est promue avec des slogans comme « Vivez en dessous de vos moyens ». Volvo communique sur ses voitures « pour les gens qui n’aiment pas la voiture ».

Cette contestation de la mentalité bourgeoise, de son esprit d’épargne, de prudence et de travail, est suivie par une période qu’Anthony Galluzzo n’analyse pas comme celle des trahisons et de la récupération par le marché, au contraire « ce nouvel esprit, plutôt que de miner l’ordre marchand, le parachève, en faisant de la différenciation par les objets-signes une façon authentique d’être au monde ». La contre-culture n’annonce pas l’effondrement de « l’appétit consommatoire », mais le développement d’un univers de consommation qui, à l’instar de la « culture jeune », déborde les « appartenances sociales et géographiques ». In fine, « la quête de soi, l’expressivisme et la défiance vis-à-vis des normes alimentent la mécanique de la distinction-affiliation et la propension à s’exprimer et à se mettre en scène à travers des objets-signes ». L’utilisateur d’Apple, « contrairement au conformiste PC, est un artiste, un rebelle, un irréductible et insaisissable individu — Think différent ». Et chez Mc Donald, « venez comme vous êtes ». Nous avons assisté au « passage d’un marché de niche, obscur et souterrain — underground — à un marché mainstream ».

Une disponibilité infinie des choses, pour quelques-uns

Deux siècles après la mise en route de « la fabrique du consommateur », nous sommes ce même consommateur qui vit dans un monde où les marchandises ont simultanément une valeur d’usage, une valeur d’échange et une valeur symbolique. Les technologies actuelles, le transport par containers, la gestion informatisée, la circulation en temps réel des images, l’achat en ligne, le four à micro-ondes et la livraison à domicile, ont eu pour principal effet de renforcer « l’impression d’une disponibilité infinie des choses ». En réduisant l’attente, elles ont accru exponentiellement notre impatience.

La fabrique du consommateur, publié en 2020, n’explore pas les phénomènes les plus récents. Aujourd’hui, les réseaux sociaux et les influenceuses vantent plus volontiers la plastique, les boutiques et les divorces de Kim Kardashian que les achats ménagers de l’épouse et mère moderne, ou ceux du mari qui doit tenir son rang — chacun jugera des progrès accomplis —, mais pour Anthony Galluzzo, fondamentalement la mentalité du consommateur est la même. « Les grands phénomènes que nous avons analysés tout au long de ce livre s’accroissent de manière exponentielle depuis près de deux siècles », mais « notre propension à manipuler des objets et à leur attribuer des significations » continuent à nous définir en tant que consommateur, « faisant des objets et des pratiques de consommation les dispositifs centraux de la définition et de la mise en scène de soi ».

Le livre très construit et bien écrit, original dans ses analyses, riche d’une grande connaissance de l’histoire de la consommation notamment aux États-Unis, pays qui en a fait une valeur cardinale, se termine sur un fait qu’on ne peut oublier : « la liberté de consommer est le privilège exercé par une petite élite du monde globalisé ». Jusqu’à quand ?

[1] Georges Perec obtient le Prix Renaudot pour son roman Les Choses, une histoire des années soixante en 1965

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.