Au moment où Shein, ce site de fast fashion, de mode instantanée et jetable (en français, c’est moins glamour qu’en anglais, non ?), de vente de fringues de petite qualité à petits prix (4 chemisiers pour 8,99 euros !) se développe à toute vitesse et inquiète les professionnels français du vêtement, il existe d’autres marques qui se sont lancées depuis une poignée d’années pour faire la révolution dans l’industrie de la mode.
Parmi celles-ci, il y a Asphalte qui a été créée en 2016 pour « faire peu de vêtements qui durent longtemps et dont on ne se lasse pas en 3 semaines ». Asphalte implique ses clients dans la cocréation et vend en précommande. De la slow fashion, en quelque sorte ; à peu près le contraire de Shein.
L’intérêt de ce modèle est plus profond que l’achat équitable qui, déjà, est un progrès. Il donne à la consommation une autre dimension que l’entreprise Asphalte nous permet d’explorer au moment où la consommation responsable et la sobriété (heureuse) tentent de trouver un sens et de convertir nos pratiques les moins durables.
L’achat d’un pull, d’une chemise, d’une paire de chaussettes chez Asphalte demande de la patience et parfois de la réflexion. La marque commence par interpeller ses clients en leur disant : « si vous vouliez une chemise parfaite, quelles qualités devrait-elle avoir ? ». Après avoir identifié les défauts généralement reprochés au vêtement en cours d’étude, Asphalte propose un produit que ses équipes ont dessiné à partir des recommandations des clients formulées via des questionnaires ou des focus groups. Dans le même temps, la marque recherche les bonnes matières premières, les usines les plus à même de produire l’article au niveau de qualité et au prix visés. Vient alors le temps de la pré-commande : le produit existe, il est prêt à être fabriqué, mais n’est pas produit tant que les clients n’ont pas donné leurs ordres d’achat. Enfin, un jour, nous recevons un courriel qui annonce l’arrivée prochaine de notre achat. Encore quelques jours et l’on nous demande de confirmer le lieu de livraison ; il ne reste plus à attendre que 3 ou 4 jours pour mettre la main dessus… Au total, entre la première alerte des clients sous la forme de questionnaire et la livraison il peut se passer 9 mois à 3 ans. Entre le moment de la pré-commande et la livraison, il se passe généralement 3 à 4 mois.
Bien sûr, il est possible d’acheter des produits en stock, mais il y en a très peu et, généralement, les gammes sont incomplètes : manquent des tailles ou des couleurs. Parce que le principe d’Asphalte c’est justement de ne pas faire de stock. La différence de prix entre la pré-commande et la vente du stock est de l’ordre de 20 à 30 %, parfois plus.
Ce modèle économique tente de traduire la mission qu’Asphalte s’est assignée : « habiller les gens sans défoncer la planète ». Alors que chacun d’entre nous achète 2 fois plus de vêtements qu’il y a 30 ans, Asphalte fait le pari de revenir à une consommation plus raisonnable en assumant une double gestion du temps qui se traduit dans le temps nécessaire à la conception et à la fabrication des vêtements et dans leur durée, c’est-à-dire leur robustesse et leur capacité à se situer en dehors de la mode de cycle court. D’où l’idée d’impliquer les clients qui doivent eux-mêmes gérer leurs impatiences. Pas d’achat sur un coup de tête ou un coup de cœur chez Asphalte, pas de consommation compulsive, mais une programmation des achats en fonction des besoins réels. Et une promesse : les prix sont supérieurs à ceux de la concurrence de la fast fashion, mais, si l’on prend en compte la durée de vie des articles, liée à leur qualité, ils restent abordables. Cela permet à l’entreprise de produire des quantités adaptées à la demande qui lui est adressée tout en se développant : Asphalte comptait 1800 clients un an après sa création en 2016 et 150 000 à la fin de 2022.
« Ne pas défoncer la planète », c’est aussi faire des choix sur les matières et les modalités de production. Asphalte s’approvisionne auprès de producteurs que ses équipes connaissent ; elles peuvent tracer précisément la provenance des matières et la noter dans la fiche produit sur son site internet. Les cotons viennent du Pakistan, de coopératives indiennes ou de Turquie ; le lin de France ou de Belgique, la laine d’Afrique du Sud ou de France, selon les matières et les caractéristiques des produits finis. Les fabricants sont aussi identifiés, exclusivement en Europe et dès que possible, d’après Asphalte, en France. Le choix de l’Europe est borné par deux exigences : le coût de production qui doit rester raisonnable et le refus de prendre le risque de faire produire des vêtements dans des pays qui ne respectent pas les droits des travailleurs. Malgré quelques exceptions (comme le Jean « Ultime » dont le coton américain est filé et tissé au Japon et confectionné au Portugal pour un total, tout de même, de 29 500 km parcouru par l’ensemble de la production), les vêtements d’Asphalte ont un impact environnemental moins important que beaucoup d’autres. Chaque fiche produit précise cet impact selon 3 critères : pour chaque vêtement, on connait la quantité de CO2 émise, la qualité d’énergie utilisée et la quantité d’eau ou de phosphate utilisée. Chaque consommateur peut ainsi disposer de l’information et arbitrer son propre impact en achetant ou non le vêtement.
Ce modèle économique repose donc sur deux exigences qui se renforcent : la limitation des quantités produites à la demande réelle des clients de l’entreprise (en croissance, comme on l’a vu) et la qualité des produits reposant sur la qualité des matières et sur la qualité de la production des matières premières, de la conception et de la fabrication par la sélection de producteurs et de fabricants connus d’Asphalte et garantissant des conditions de travail dignes. On le voit bien, la consommation et le travail sont ici intimement liés : par la mise à contribution du consommateur qui participe, même symboliquement à la conception des vêtements et par les choix des fournisseurs. D’une certaine manière, ce dernier point fait partie du marketing d’Asphalte ; en effet, on imagine mal ses clients accepter d’acheter à terme de 3 ou 4 mois des vêtements si ceux-ci n’étaient pas porteurs d’une contribution effective à un mode de consommation plus respectueux de la transition écologique et sociale. Ainsi, acheter chez Asphalte donne un supplément d’âme à la consommation en s’appuyant sur une promesse, que l’on espère tenue — nous n’avons pas pu le vérifier par nous-même — d’un respect du travail de ceux qui produisent les articles de la marque.
L’implication des consommateurs présente ainsi une double dimension. La participation à la conception donne le sentiment de ne pas seulement consommer : en faisant l’effort, certes limité, mais inédit dans la mode, de contribuer à la conception du vêtement qu’il souhaite acheter et dont il a besoin, le consommateur « co-produit » ce qu’il commande et qu’il espère porter pendant un certain temps, plus long qu’à l’ordinaire. En outre, en contribuant, le consommateur se trouve à la fois à l’origine de la chaîne de production et à son aboutissement : il est, même de façon éloignée, solidaire de tous ceux qui contribuent à le satisfaire, les concepteurs, les producteurs des matières premières et les fabricants. Cette association du consommateur au travail des producteurs apporte un sentiment d’accomplissement à son acte d’achat. Il n’est pas seulement le donneur d’ordres qui, parce qu’il détient le pouvoir d’achat peut commander ce qu’il veut, il est aussi celui qui, en achetant, donne les moyens aux travailleurs qui produisent ce dont il a besoin, de vivre dignement dans un modèle économique qui « ne défonce pas la planète ». Cette solidarité par la consommation et le travail de co-production va ainsi plus loin que la solidarité manifestée lors de l’achat de produits « équitables » et donne un sens plus riche à la sobriété (ou, au moins, à la consommation responsable). L’acte d’achat implique, ici, une relation matérialisée par un produit qui n’est pas uniquement consommé ; il transforme la relation entre le consommateur qui donne de l’argent en échange du travail du travailleur. C’est une relation potentiellement plus humaine, porteuse d’un sens que la consommation de la fast fashion n’aura jamais, ne serait-ce que parce que l’acheteur d’un produit de petite qualité fabriqué dans des conditions précaires n’a certainement pas envie de regarder dans les yeux la (très) jeune femme ou le (très) vieil homme ouïgour qui ont contribué, indirectement, à satisfaire son envie subite d’acheter un chemisier à moins de 2 euros.
Je suis client Asphalte et lecteur de métis : le combo! Simplement un témoignage pour dire que la relation au temps joue beaucoup dans nos achats et leur impact sur la consommation de ressource.
Accepter que son vêtement – commandé en février – soit livré mi-juin, c’est déjà en soi une forme d’engagement contre les achats d’impulsion. Et ça, ça change beaucoup de chose. La disponibilité immédiate de tout, tout le temps ne nous invite plus à mesurer notre besoin.
Je ne m’habille (presque) que plus que chez Asphalte, la durabilité de leur vêtements est réelle.
Et je n’ai pas été payé par Asphalte pour écrire ce commentaire ????