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Au cours d’un entretien avec un ami qui travaille dans un grand groupe de service, après m’avoir expliqué les difficultés  avec sa nouvelle directrice, connue pour fermer les services qui lui sont confiés, celui-ci me dit : « Heureusement, mon SEP reste à un haut niveau, cela me rassure et me réjouis ». Pardon ? ton SEP, quèsaquo ? « C’est mon sentiment d’efficacité professionnelle. Un truc assez empirique qui dit en gros que mon travail me semble utile, que ce que je fais a du sens, que cela donne de la satisfaction aux personnes pour lesquelles je me démène » (il accompagne le développement de start-ups).

Le SEP étant un sentiment, il ne procède pas (encore) d’un quelconque algorithme qui le calculerait tous les soirs ou le comparerait d’un salarié à un autre. Heureusement !

Cette mise en acronyme d’un sentiment du travail bien fait, qui apporte de la satisfaction à celui qui le réalise comme à ceux qui en bénéficient me conduit à deux réflexions. La première : qu’appelle-t-on « le sens » dans le travail ? « Mon travail a du sens » signifie que l’utilité de mon activité dépasse mon seul salaire, qu’elle me dépasse moi-même, qu’elle va au-delà de ma propre satisfaction. Puissant facteur d’engagement, la qualité de la finalité du travail est, le plus souvent, considérée à l’échelle individuelle, comme l’expression d’un accomplissement personnel. Bien entendu, cela concerne les personnes qui ont la chance d’avoir pu choisir leur métier et leur employeur. Ils ne sont peut-être pas majoritaires.

C’est connu : les jeunes diplômés recherchent des emplois qui font sens ; ils ne sont pas prêts à accepter n’importe quel job au prétexte qu’il leur permet de (bien) gagner leur vie. Et, lorsqu’on en parle avec eux, ils expriment souvent l’idée que le sens n’est pas attaché uniquement à la dimension personnelle ; il se mesure aussi à l’aune des effets de leur activité sur les grandes questions d’aujourd’hui, au premier rang desquelles le changement climatique.

D’où ma seconde réflexion. On ne lit pas souvent et on n’entend pas assez parler du lien entre la question du changement climatique et celle de l’emploi et du travail. Ou, plus exactement, on entend dire que les décisions à prendre sont susceptibles de mettre de nombreuses personnes au chômage : que faire des salariés de l’aérien, de l’automobile, et de leurs nombreux sous-traitants ? Que vont devenir les employés des industries carbonées qui devront fermer si elles ne parviennent pas à transformer leurs process ? Telles sont les questions que nous posent les « réalistes », ceux qui pensent que l’on ne doit aller ni trop vite, ni trop loin dans les changements de comportement.

La question ne peut-elle être posée autrement ? Dans une tribune parue dans Le Monde récemment, deux chercheurs de l’Icam de Lille montrent que si l’on cherche à décarboner les processus de production sans se poser la question de la durabilité des objets que l’on produit, on arrose le désert. Et de promouvoir le travail bien fait et la lenteur, et pour cela le management du travail, après celui de l’organisation et des hommes. C’est-à-dire s’assurer que le travail a un sens, qu’il n’a pas pour seule fonction de procurer un emploi et une rémunération dans un processus déshumanisé et déshumanisant.

La recension du livre de Daniel Pennel, Le Paradis du consommateur est devenu l’enfer du travailleur par Danielle Kaisergruber invite à prolonger cette réflexion. Le consommateur exige du travailleur (c’est-à-dire de lui-même…) une activité qui n’a d’autre sens qu’un renouvellement continu des objets et une production de services jusqu’à une forme d’assistanat. La décision de Just Eat de salarier ses livreurs en CDI est un progrès social, mais la multiplication des livraisons à domicile n’est certainement pas un modèle durable à long terme. Le commerce, c’est-à-dire l’échange social de marchandises et de monnaie sur le marché, est une des dimensions majeures de la construction sociale : quand tout sera livré à domicile, dans quelle société vivrons-nous ? Quel sens aura-t-elle ?

Est-ce parce qu’elles y trouvent plus de sens que les femmes de certains pays émergents, notamment en Inde, en Albanie ou dans le Maghreb choisissent de travailler dans les nouvelles technologies plus fréquemment qu’en Europe ? C’est la question que l’on peut se poser en lisant le papier de Nicola Düll. En tout cas, ce constat est une sorte de surprise. Mais, travailler dans les TIC a, aujourd’hui, certainement plus de sens que de travailler pour l’industrie de la mode qui pèse si lourd dans l’économie de ces pays, est l’une des plus polluantes et des moins productrices de satisfaction à long terme : acheter, tous les deux mois, des fringues à 10 euros – parce que fabriquées en Inde ou en Tunisie – et savoir qu’elles resteront au fond du placard ou qu’elles iront à la poubelle après deux lavages n’est certainement pas satisfaisant, ni pour la salariée payée une misère et sans protection sociale, ni pour l’acheteur piégé dans une consommation compulsive.

On espère que le niveau du SEP des salariées du numérique des pays émergents est aussi élevé que celui de mon ami qui travaille dans un groupe de communication…

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Consultant et médiateur (IFOMENE), fondateur et président de Res publica, société de conseil spécialiste du dialogue collaboratif, il a suivi une double formation d’économie du travail et de sciences politiques. Il conseille les collectivités territoriales et les entreprises depuis plus de 30 ans pour toutes les questions de stratégie et d’animation de dialogue avec leurs parties prenantes internes ou externes. Il enseigne à l’université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et à Sciences Po (Cycle d’urbanisme). Il préside le Comité d’orientation et de dialogue avec la société de Santé publique France. Il a participé à la conception et à l’animation du Grand débat national et de la Convention citoyenne pour le climat.