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Metis ouvre le dossier des relations entre le travail et le climat. Ce vaste sujet n’a pas été assez exploré ces dernières années. Pourtant, les décisions à prendre rapidement vont avoir un impact sur le travail et l’emploi. Facilitées par la prise de conscience de plus en plus profonde de la nécessité de « faire quelque chose », elles vont induire des changements de comportement dans notre vie quotidienne comme au travail.

Songeons aux salariés de l’automobile ou à ceux des fonderies qui fabriquent les moteurs thermiques : au-delà des difficultés conjoncturelles (la pénurie de semi-conducteurs limite les commandes des grands donneurs d’ordre comme Renault), leur avenir à court/moyen terme est scellé, ils le savent et d’ailleurs, tout le monde le sait.

Le changement climatique a aussi des effets directs sur le travail. L’exposition des travailleurs du bâtiment ou des travaux publics à des chaleurs extrêmes, de plus en plus fréquentes en raison de la hausse des températures en est un exemple… brulant.

Les bouleversements des années à venir auront donc un impact non négligeable sur le monde du travail. La décarbonation de l’économie aura des conséquences sur les produits, les modes de production, et le fonctionnement des marchés. La mise en place d’une taxe carbone, si elle a lieu et même installée aux frontières européennes, provoquera des transformations importantes du travail et des emplois. Dans l’hypothèse où la logique de la sobriété voire de la décroissance s’imposerait, les conséquences seront sans doute encore plus importantes, les destructions/transformations d’emplois plus nombreuses et les modifications des systèmes de production plus profondes.

Les questions qui s’imposent, dès lors, portent sur la manière dont les entreprises et les États vont négocier le passage d’une économie carbonée à une économie décarbonée.

Ces questions ne viennent pas seules ; celles relatives à la mondialisation, aux spécialisations territoriales des productions et à la division des tâches complexifient encore les réflexions. Les nouvelles interrogations apparues pendant la crise du Covid à propos de la souveraineté ou d’une moindre dépendance des approvisionnements, notamment pour les médicaments, ne simplifient pas non plus l’équation.

La mondialisation accélérée des trente dernières années a accru fortement la production globale de gaz à effet de serre en raison du développement des économies émergentes, entrainant d’ailleurs un resserrement des inégalités entre les pays dans le monde ; elle a, en revanche, accru les inégalités au sein des pays. Les personnes les moins bien « équipées » pour faire face à la mondialisation ont vu leur situation se dégrader pendant que les personnes les mieux formées, les plus aisées, les plus mobiles ont accru leurs revenus et leur patrimoine, parfois dans des proportions considérables.

Que provoquera une lutte réussie contre le changement climatique limitant la hausse de la température globale à 1,5 degré Celsius comme le stipule l’Accord de Paris ? On le sait, deux solutions entrent en concurrence. L’une parie sur la décroissance : consommer moins, produire moins, redonner du sens (à la vie, au travail), recréer ou renforcer la qualité des relations interindividuelles, se recentrer sur le local sans négliger le global ; en somme un changement de comportements en forme de manifeste politique. L’autre solution vante les bienfaits de la technologie et d’un marché plus ou moins régulé qui permettrait de trouver des solutions pour décarboner l’économie et qui, pour se faire, serait encouragé par la « vérité des prix », notamment ceux du carbone.

Imaginons un instant que l’une ou l’autre de ces solutions, voire une combinaison des deux (à inventer), soit mise en œuvre de façon efficace. Quelles conséquences sur le travail, sa place dans la société, les dynamiques sociales qu’il permet ? Combien d’emplois chacune de ces hypothèses détruit-elle et crée-t-elle ? Quelles modifications des compétences nécessitent-elles ? Et, surtout, quelles sont les conséquences de ces deux voies sur les inégalités : les inégalités de revenu et de patrimoine, les inégalités de santé, les inégalités environnementales ?

Pour beaucoup, la décroissance est une hérésie parce qu’elle va limiter la capacité du système socioéconomique à générer suffisamment de revenus pour permettre une redistribution protectrice. Elle va entrainer une limitation du progrès et accroître la compétition pour les ressources. Pour d’autres, la solution technologique, outre qu’elle pourrait conduire à des aberrations (comme l’ensemencement de la haute atmosphère de particules réfléchissant les rayons du soleil…), conduira à une concentration des moyens de la recherche et les revenus qu’elle génèrera. Or, le plus souvent, ces moyens proviennent de financements publics (les États paieront pour trouver de nouvelles solutions technologiques) tout en réservant les bénéfices aux acteurs privés — air connu de la critique du marché mal régulé. Il faut dire que les principaux tenants de ces solutions, les hyper-riches du numérique adeptes du post-humanisme, ont des projets inquiétants plus ou moins sérieux : territoires privés (sur terre ou en mer), la colonisation d’autres planètes, à commencer par Mars, qui offrirait un refuge quand le monde sera devenu invivable.

Dans les deux cas, il nous semble que la même question se pose : comment faire en sorte que les solutions mises en œuvre pour atténuer le changement climatique et s’y adapter entrainent aussi une réduction des inégalités ?

Car, on peut l’affirmer sans risque de se tromper, la lutte contre le changement climatique ne peut être gagnée que si tout le monde, chacune et chacun d’entre nous, se mobilise et contribue à l’évolution de nos pratiques tout en bénéficiant de technologies qui permettront d’atténuer la production de gaz à effet de serre et de nous adapter à un monde plus chaud. Or, de deux choses l’une, soit cette mobilisation permet d’espérer une satisfaction à long et à court terme et elle réussira ; soit elle échouera, laissant la règle du plus fort et du plus puissant l’emporter.

La satisfaction à long terme, c’est la transmission d’une planète sûre et vivable à nos enfants et petits-enfants. Elle fait consensus. Mais pour être crédible, elle doit être complétée d’une satisfaction à court terme. Et celle-ci ne fait pas vraiment consensus aujourd’hui, car, au moment où les comportements doivent changer, elle pose la question de la justice. Comment s’assurer que les changements de comportement ne génèreront pas plus d’inégalités entre ceux qui auront accès à une vie de bonne qualité et les autres ? Comment corriger ces forces polarisantes qui favorisent les mieux lotis et enfoncent les autres ?

Cela passe par la possibilité pour chaque être humain d’avoir un rôle reconnu dans la société : un emploi ou une activité qui a du sens pour l’individu qui l’exerce et pour la collectivité dans laquelle il l’exerce. La décroissance n’offre pas de garantie que chacun et chacune d’entre nous pourra avoir un tel rôle. Mais le développement de solutions techniques dans le cadre du marché ne promet pas nécessairement un avenir plus rassurant. Tout dépendra de la capacité des sociétés à réguler ce marché pour que les évolutions techniques et comportementales ne sacrifient pas un grand nombre d’entre nous, pour que la formation tout au long de la vie soit une réalité, pour que les inégalités de considération, notamment des travailleurs indispensables mais non reconnus soient corrigées.

Au cours des dernières décennies, pendant que le dérèglement climatique et la mondialisation s’accroissaient, nos sociétés ne se sont pas montrées exemplaires dans le domaine de la justice sociale et environnementale. Nous savons maintenant que lutter contre le changement climatique doit s’imposer une condition impérative de réussite : la lutte concomitante contre les inégalités et donc la justice des règles qui organisent notre vie collective.

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Consultant et médiateur (IFOMENE), fondateur et président de Res publica, société de conseil spécialiste du dialogue collaboratif, il a suivi une double formation d’économie du travail et de sciences politiques. Il conseille les collectivités territoriales et les entreprises depuis plus de 30 ans pour toutes les questions de stratégie et d’animation de dialogue avec leurs parties prenantes internes ou externes. Il enseigne à l’université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et à Sciences Po (Cycle d’urbanisme). Il préside le Comité d’orientation et de dialogue avec la société de Santé publique France. Il a participé à la conception et à l’animation du Grand débat national et de la Convention citoyenne pour le climat.