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Les résultats de l’enquête #Montravailàdistance, Jenparle ! lancée par Res publica en partenariat avec la CFDT, Terra Nova, Metis Europe, Liaisons sociales magazine et Management&RSE ont réservé une surprise qu’il était, comme le coronavirus, difficile d’anticiper : la qualité de la relation entre les managers et leurs équipes dans le contexte du travail confiné et à distance.

Nous avons posé plusieurs questions qui permettent de tracer un portrait assez différent de celui que l’on obtient habituellement de la relation managériale en France(1).

C’est ainsi que 76 % des managers considèrent que le travail à distance a des effets positifs (dont 16 % très positifs) sur la confiance qu’ils ont dans leurs collaborateurs et 72 % d’entre eux estiment qu’il a des effets positifs sur la confiance que leur portent leurs collaborateurs. En retour, 66 % des collaborateurs pensent que le travail à distance a des effets positifs sur la confiance qu’ils ont dans leurs managers et 62 % qu’il a des effets positifs sur la confiance que leur manager leur porte.

Il est intéressant de chercher à comprendre pourquoi le travail à distance a des effets positifs sur la confiance mutuelle des managers et de leurs collaborateurs : en effet, tout se passe comme si l’adage « loin des yeux, loin du cœur », tout d’un coup, ne fonctionnait plus. Comme si les préventions historiques contre le télétravail n’avaient plus cours : il ne serait plus vu comme la planque pour les paresseux ou comme des vacances déguisées. Nécessité fait loi : dans cette période inédite et bouleversée, la massification du travail à distance permettrait ainsi de l’apprécier de manière plus objective. D’ailleurs, n’avons-nous pas entendu plusieurs fois le témoignage de personnes « qui n’y croyaient pas avant » et qui « sont bien obligées de constater » que cela fonctionne ?

Une question posée aux managers apporte un premier éclairage. Il leur était demandé si, du fait du travail à distance, ils avaient le sentiment qu’il est plus ou moins facile de déléguer des responsabilités à leurs collaborateurs, de contrôler ou de programmer le travail de leur équipe. Les résultats sont clairs : il est plus difficile de programmer et de contrôler le travail à distance, mais il est plus facile de déléguer…

On constate aussi que 51 % des managers organisent plus souvent des temps d’échange en équipe avec leurs collaborateurs (et seulement 19 % en organisent moins) : l’accroissement des temps d’échanges ne rend pas plus facile la programmation ni le contrôle du travail. C’est donc que ces temps d’échange portent sur autre chose. Par ailleurs, on constate que 52 % des managers qui ont répondu à l’enquête déclarent que la mise en place du travail à distance les a conduits à revoir à la baisse leurs objectifs vis-à-vis de leurs collaborateurs. On peut en déduire que ces échanges ne portent pas principalement sur les performances.

Si l’enquête ne nous permet pas formellement de savoir de quoi sont faits ces échanges, les contributions de quelques managers dans les pages « témoignages » de la plateforme donnent des indications sur la manière dont ils se comportent vis-à-vis de leurs équipes. L’un écrit qu’il ne faut « pas s’énerver quand un délai n’est pas respecté et ne pas penser que la personne (que l’on ne voit pas) ne fiche rien » et qu’il faut « faire très attention aux mots que l’on emploie : les mots écrits dans un mail ou un SMS prennent une force beaucoup plus grande qu’à l’oral (ils restent, on les a sous le nez tout le temps et ça peut faire mal) ». Un autre indique qu’il y a « beaucoup de mails, mais également une adaptation aux rythmes et contraintes de chacun, on reporte les délais et points collectifs quand c’est nécessaire ». Un troisième, qui dirige un service de plus de 30 personnes, nous apprend qu’il « utilise différents canaux : mails, appels, SMS, boucle Whatsapp, conf call, que j’utilise selon les relations que j’ai avec chacun d’eux, à différentes fréquences, en fonction de s’ils sont directement sous ma responsabilité ou non. »

D’autres sources, notamment une série de webinaires réalisés par Res publica (en partenariat avec Little Wing et Moreno Consulting), avec des responsables d’entreprises et des DRH, permet de comprendre comment certains managers prennent le temps de prendre des nouvelles, comment ils « entrent dans l’intimité » de leurs équipiers. Ils ont le sentiment d’être plus en soutien, en animation d’équipe ; ils ressentent le besoin de rassurer et de donner à leurs collaborateurs des perspectives plus ouvertes pour faciliter leur travail, car ils savent que celui-ci ne se déroule pas toujours dans de bonnes conditions même si 75 % des répondants à l’enquête déclarent qu’ils travaillent à distance dans des conditions faciles.

Bien entendu, il y a des cas où cela se passe moins bien. Comme en témoigne cette personne sur # Montravailàdistance, Jenparle ! qui indique qu’après qu’une réunion Teams avec 9 collègues le matin se soit très bien déroulée, elle a participé l’après-midi à « une seconde réunion élargie à l’ensemble du service (18 personnes), donc forcément managée par notre cheffe, qui nous demande de couper micro et vidéo, et qui donnera la parole à ceux qui se manifesteront sur le fil de discussion. Bilan : une réunion très sérieuse d’un côté et, de l’autre, des commentaires potaches agrémentés de GIF, en continu, sur le fil de discussion du matin. » On voit aussi que la difficulté à organiser le travail peut avoir des conséquences néfastes comme le ressent cette professeure de lycée : « La Direction du lycée communique bien avec nous individuellement. Mais, très peu de concertation entre enseignants : chacun bosse de son côté, sans connaître la charge de travail qui est donnée aux élèves ; ni l’emploi du temps des cours virtuels que chacun peut programmer dans son coin… »

Cela étant, nous constatons que les collaborateurs qui ont répondu à l’enquête sont plus nombreux que les managers (53 % contre 50 %) à considérer que le travail à distance a des effets positifs sur l’ambiance et la coopération au sein de leur équipe.

Il apparaît, à la lecture de ces informations, que le travail à distance auquel des millions de personnes sont obligées de s’astreindre en raison de la crise sanitaire porte les prémices d’une transformation des relations hiérarchiques et peut-être plus généralement des relations de travail. Tout se passe comme s’il y avait, pour utiliser des termes rugbystiques un essai à transformer.

Il nous semble que trois conditions devront être réunies pendant le temps de déconfinement pour que le management dans les entreprises françaises passe durablement d’une logique de « command and control » à une logique de soutien, d’animation et d’intelligence collective.

La première condition est que les directions d’entreprise et les managers continuent à faire preuve de bienveillance dans les relations de travail. L’attention portée aux uns et aux autres, la compréhension des situations individuelles deviennent des éléments clés de la posture managériale. La crise du Covid-19 a entraîné une inflation des expériences individuelles fragmentées : entre ceux que le virus a affectés ou non, ceux qui ont pu se confiner et travailler à distance et ceux qui ont dû continuer de travailler « comme avant », ceux qui ont eu une activité et ceux qui ont été en inactivité (par manque de programmation de leur travail par la hiérarchie) ou en activité partielle, on observe de nouvelles divisions des salariés — sans compter les nouvelles fractures entre secteurs d’activité. Il y a aussi ceux qui vivent la période actuelle avec angoisse et ceux qui la surmontent sans y laisser trop d’énergie. Cela obligera, dans les semaines et les mois qui viennent, à faire l’effort de reconstituer des collectifs de travail qui, sans cela, risquent d’être durablement disloqués.

La seconde condition est la reconnaissance de la contribution de chacun à l’œuvre collective dans le cadre du travail. 58 % des personnes qui ont répondu à l’enquête souhaitent travailler davantage à distance (on notera que la proportion est la même pour les managers et les non-managers) ; l’enquête indique aussi que 35 % des répondants demanderont à leur entreprise de changer les conditions dans lesquelles ils travaillent en ce qui concerne la reconnaissance de leur capacité à prendre des décisions. La même proportion souhaite que l’organisation du travail dans leur équipe change suite à l’expérience du travail à distance et confiné. Étant données les circonstances, on imagine bien que c’est pour avoir plus d’autonomie.

La troisième condition est celle du dialogue. Non pas seulement de l’indispensable dialogue social ; la CFDT demande que les entreprises négocient un plan de reprise de l’activité et elle a raison, car le retour sur le lieu de travail ne peut être improvisé ni se dérouler dans le désordre. Nous pensons ici à cette forme de dialogue qui n’a pas encore trouvé son nom et qui pourtant, n’a jamais été aussi indispensable. Qu’on l’appelle dialogue professionnel, dialogue collaboratif, dialogue informel, peu importe. Ce qui est important, c’est que les entreprises, les administrations, toutes les organisations dans lesquelles se déploient des relations du travail au quotidien organisent des dialogues avec l’ensemble de leurs salariés et pour le monde associatif, avec les salariés et les bénévoles. Quelles sont les finalités de ces dialogues ?

Ils doivent permettre d’inscrire dans la durée les transformations du management qui ont éclos au début du printemps 2020 et de faciliter l’ancrage de ces nouvelles formes de relation d’autorité dans une logique de bienveillance, d’ouverture, d’accompagnement et de soutien. Ils doivent aussi, et peut-être surtout, permettre que les expériences individuelles qui ont été vécues par les salariés n’empêchent pas de reconstituer du collectif. Le dialogue est le plus court chemin entre l’individuel et le collectif. Pour cela, il faut qu’il implique tous les salariés, qu’il ne se substitue pas au dialogue social qui permettra de formaliser les enseignements retirés du croisement des expériences vécues, qu’il soit organisé de manière à ne pas perdre de temps, mais, au contraire, à en faire gagner. La mise en œuvre de ces dialogues est à la fois une question de volonté et de méthode.

Les entreprises qui sauront prendre la vague, inattendue, des transformations induites par le confinement du travail et par les bouleversements dus au Covid-19 seront celles qui rassureront le mieux leurs salariés, celles aussi qui connaîtront, dans le futur, les meilleures performances. La crise sanitaire a rebattu les cartes : certaines entreprises en sortiront renforcées (comme celles qui vendent des solutions numériques), d’autres non. Mais cela ne dépendra pas que du marché, de l’extérieur. Cela dépendra en grande partie de leur capacité à tirer les meilleurs enseignements de l’expérience incroyable que nous vivons aujourd’hui.

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Consultant et médiateur (IFOMENE), fondateur et président de Res publica, société de conseil spécialiste du dialogue collaboratif, il a suivi une double formation d’économie du travail et de sciences politiques. Il conseille les collectivités territoriales et les entreprises depuis plus de 30 ans pour toutes les questions de stratégie et d’animation de dialogue avec leurs parties prenantes internes ou externes. Il enseigne à l’université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne et à Sciences Po (Cycle d’urbanisme). Il préside le Comité d’orientation et de dialogue avec la société de Santé publique France. Il a participé à la conception et à l’animation du Grand débat national et de la Convention citoyenne pour le climat.