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D’emblée, l’éditeur nous prévient, cet Éloge du bricolage : « n’est pas un livre de bricolage ». Pourtant son titre n’est pas une simple provocation, un contrepied malicieux à l’injonction qui nous est faite de « cesser de bricoler ». Il dit précisément l’objet du livre de Fanny Lederlin. Philosophe, auteure en 2020 d’un remarqué Les dépossédés de l’open space, elle nous propose de prendre au sérieux les manières de faire du bricoleur, sa capacité à « s’arranger avec les moyens du bord », ses « pratiques buissonnières », son « souci des choses », au travail comme dans le monde social et politique.

« Les petits poissons mangent les gros déchets, d’après Bruegel l’Ancien ». Une gravure de Christine Gendre Bergère

Sur la forme, le livre est composé de courts chapitres, trente-trois en 163 pages précisément. Chacun traite d’un thème : Dans l’appareil algorithmique ; Les œufs l’omelette et la contingence ; Faire avec les déchets ; Faire apparaître des oasis au milieu du désert, etc. L’éventail des auteurs cités et discutés est large, de Cioran à Hannah Arendt, de Claude Lévi-Strauss à François Jacob, en passant par Kant et Michel de Certeau. Qu’on se rassure, Fanny Lederlin ne cherche pas à nous en imposer par l’étalage d’une érudition mal digérée. La lecture de son Éloge du bricolage, aussi original que stimulant, est aisée.

Imaginer d’autres logiques

Face à l’ampleur et à la gravité des enjeux écologiques, au risque de la « disparition des conditions vitales d’existence » et de « dissolution du monde commun », la première chose à faire, est de cesser de nous comporter « comme des humanoïdes dociles appliqués à accomplir le plus efficacement possible leur tâche, travailler, consommer, faire les “bons gestes” pour la planète ».

Mais cela n’est pas suffisant bien sûr. Il nous faut aussi résister aux logiques qui ont prévalu. Fanny Lederlin qualifie celle qui domine de « logique de l’ingénieur ». Elle consiste à croire que dans tous les domaines, dont le travail, l’écologie ou la politique, des solutions optimales pourraient être « établies scientifiquement et que les gouvernants pourraient connaître et non vouloir les décisions justes ». En s’en remettant à « la science qui modélise, à l’expertise qui sait et à l’ingénierie qui programme », en supprimant « toute opportunité de délibération relative à la finalité de l’action humaine », on prépare de futures « dictatures écologiques ». Après les sociétés disciplinaires, les sociétés de contrôle, celle du profilage, dominée par « l’appareil algorithmique », qui prétend « résoudre les problèmes et programmer les comportements », est annoncée, et redoutée.

L’autre logique, celle de la critique, qu’elle soit « libertaire, sociale ou écologique », malgré sa volonté de se libérer des tutelles (religieuses ou du pouvoir), a peu d’effets sur les processus sociaux et les bouleversements biologiques dans un monde « saturé de marchandises, d’images, de discours ». S’appuyant sur le travail de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Fanny Lederlin montre qu’elle est trop facilement captée par le régime en place et qu’elle agit finalement « tel un aiguillon qui, en indiquant et en accélérant les mutations nécessaires au maintien du capitalisme, consolide ses justifications et conforte son fonctionnement, inlassablement ».

Un mécanisme qui combine et recombine

Le bricolage propose autre chose. Claude Lévi-Strauss avait noté que, dans les sociétés qu’il observait, le bricoleur « en recourant aux mythes, aux rites, aux métaphores, parvenait à mettre un ordre approximatif dans le monde », supérieur au chaos et permettant d’atteindre des « résultats brillants et inattendus ». En référence au pédiatre britannique Donald Winnicott et à sa thèse sur les vertus de la good enough mother, la philosophe plaide, contre le perfectionnisme et la recherche de la solution optimale, pour « l’attitude relevant du suffisamment bon ». Le livre débute par une citation de Cioran : « Être moderne, c’est bricoler dans l’incurable ». Fanny Lederlin poursuit : « Il nous parle de notre modernité actuelle et de ce que c’est d’être des hommes et des femmes qui ont à se débrouiller avec les difficultés considérables, avec la complexité inexorable et avec l’incertitude inéluctable du monde d’aujourd’hui ». Gilles Clément, jardinier, paysagiste, botaniste, entomologiste, biologiste, nous invite à nous « accepter comme être de nature, à réviser notre position dans l’univers, à ne plus nous placer au-dessus ou au centre, mais dedans et avec ».

Ainsi des rapports sociaux qui reposent moins sur la poursuite de l’intérêt optimum que sur des relations de réciprocité, d’entraide ou d’entente. Un chapitre nous rappelle ce que nous oublions souvent : « l’agir humain est traversé par des rapports moraux, sentimentaux, ludiques, esthétiques. Ils peuvent prévaloir sur le calcul d’intérêt ».

À l’appui de son « éloge du bricolage », elle invoque le prix Nobel François Jacob, pour qui « l’évolution est un mécanisme qui compose et recompose, combine et recombine », la sélection naturelle n’ayant rien à voir « avec le travail d’un ingénieur. Elle fonctionne comme le ferait un bricoleur, qui ne sait pas exactement ce qu’il est train de fabriquer, mais qui utilise tout ce qui lui tombe sous la main ». Ces références donnent naturellement une haute valeur aux déchets, aux rebuts. Le recyclage les élève « au rang de ce qui est digne d’être considéré ». Ils ne sont plus un problème à résoudre, mais des « ressources déjà là ». À l’économie de la décharge, le bricolage permet de substituer « une économie du glanage, de la recharge et du recyclage ».

En adoptant le bricolage « comme mode de pensée et d’agir », nous sommes en mesure de participer « au jeu de l’incessante composition et recomposition du monde commun ». Nous agissons conformément au cycle de la vie « qui se manifeste comme une incessante métamorphose de l’ancien (qui tombe comme la feuille morte tombe de l’arbre) en nouveau (qui émerge comme la plante émerge du sol couvert d’humus) ». Car nous ne sommes pas étrangers au monde, « ce n’est pas la terre qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons », dit-on chez les activistes du climat.

Des espaces de liberté

Mais, faire « ce que l’on peut avec les moyens du bord », « bricoler dans l’incurable », se méfier de tout « solutionnisme », ne plus envisager de « sortie de crise », n’est-ce pas trop vite se résigner et accepter sans résistance le monde tel qu’il est ? Fanny Lederlin, nous dit qu’au contraire, en « tolérant l’impur », en renonçant à la visée de l’accomplissement et à celle de la perfection, la praxis bricoleuse ouvre « des espaces de liberté sans cesse élargis, aussi bien par l’action engagée que par ses restes : ses ratés, ses erreurs, ses trajectoires inabouties ». S’il faut faire « avec le déjà-là » et avec les dispositifs sociaux et technologiques qui le servent, cela inclut « faire contre » et « faire sans ».

L’émancipation « ne vient pas de la volonté, pour un sujet, d’être soi et de réaliser son projet », mais des pratiques capables « d’instaurer des ailleurs du pouvoir ». Si les agents du bricolage sont bien des « sujets » à part entière, ce ne sont pas des sujets surplombant et dominant la nature. Chacun agit « humblement, en tâtonnant et en jouant avec les choses et les circonstances contingentes, mais néanmoins bien là, qui se présentent à lui, parvenant ainsi, occasionnellement et provisoirement, à se créer, à l’intérieur des dispositifs sociaux et des appareils de pouvoir, de petits espaces de liberté ».

En formulant la question dans les termes d’Hannah Arendt dans Qu’est-ce que la politique ? (1959), peut-on espérer que ces « oasis » seront en mesure de faire reculer le désert, plutôt qu’être ce qui le rend supportable ? Le livre se termine sur cette question, celle de l’institutionnalisation des expériences sociales spontanées. L’auteure encourage à s’engager dans « une guérilla du désert » en prenant garde à ce que cette guérilla « ne tourne pas à la fuite, cette tentation de l’exil ou de l’échappée ».

Engager la société entière

Ces questions sur la puissance transformatrice de « ces espaces de liberté », sur leur force instituante qui engagerait la société entière, résonnent avec les analyses de Michel Lallement sur les « laboratoires du changement social » que sont les communautés makers, hackerspaces, fablab et autres tiers-lieux, (voir dans Metis nos articles sur les makers et les hackers) ou d’Erik Olin Wright lorsqu’il nous invite dans Utopies réelles (voir la note dans Metis) à cartographier le « champ des possibles » et à envisager la transformation sociale comme un processus « de métamorphose dans lequel de petites transformations successives produisent en s’additionnant un changement qualitatif au sein même du système social ». L’éloge du bricolage, souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir, peut être lu comme une incitation à agir pour « investir par en bas toutes les zones et pratiques déjà existantes où la vie et la production s’organisent de manière non capitaliste ». Pour Erik Olin Wright cette « liberté d’agir » va de pair avec un appel : « dans le même temps, à mettre un pied dans les institutions et initier par en haut toutes les politiques susceptibles de développer ces formes et ces espaces de vie ».

Au travail, il est risqué d’avouer qu’en situation « on se débrouille ». On peut craindre que ce soit interprété comme un aveu d’incompétence. Les pouvoirs publics reprochent souvent aux associations et aux acteurs de l’économie sociale et solidaire, de trop « bricoler » — tout en leur déléguant de multiples tâches. À la lecture du livre de Fanny Lederlin, on comprend que « penser et agir en bricoleur », sans s’en remettre pour tout à la « raison calculante », à l’ingénierie, au plan, au programme, au catalogue de mesures, en tâtonnant, en inventant, en expérimentant, n’est pas la marque d’un manque, d’une insuffisance, d’une erreur, mais la conséquence d’une confiance dans « la puissance d’un agir humain libre et potentiellement émancipateur ».

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.