Les sondages qui se sont trompés sont monnaie courante. Les moyennes et autres médianes statistiques des études quanti ne donnent qu’un pâle et impersonnel reflet de la vie ressentie. Rosanvallon part à la recherche d’autres concepts qui pourraient permettre de mieux comprendre la société d’aujourd’hui.
Pierre Rosanvallon publie un court essai intitulé Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les français. Qu’on se rassure, ce titre n’annonce pas un tournant psychologique dans son œuvre. Les quelques suggestions sur lesquelles son livre se termine ne prévoient pas la transformation des pouvoirs publics en une vaste cellule de soutien psychologique. Alors que les traités de développement personnel et ceux des apôtres de la résilience font les succès des librairies, l’auteur rejette de façon nette ce qu’il appelle « l’utopie de la réinvention de soi comme remède aux épreuves de la vie ».
Nourri d’une vaste culture historique, sociologique, économique, politique, cet essai, extrêmement novateur, ne peut être enfermé dans une seule discipline académique. Il analyse le système que forment les « épreuves de la vie » avec les émotions qu’elles suscitent et les attentes qui s’y forment : « Les épreuves sont des faits sociaux totaux qui lient de façon indissociable la réalité et sa représentation. Le psychologique, le politique et le social se nouent intimement en elles ».
Des outils pour connaître, d’autres pour comprendre
Pierre Rosanvallon part du constat que « la vraie vie des français n’est pas dans les grandes théories ou les moyennes statistiques » et « pas davantage racontée par les sondages ». Ceux-ci « conservent leur pertinence pour connaître la société », mais ne permettent pas « de la comprendre, avec ses ressorts internes ». Résultat : nous ne parvenons pas à déchiffrer la « boîte noire des attentes, des colères et des peurs », et sommes pris de court par le retentissement du récit de Camille Kouchner, la vivacité des controverses sur l’héritage de l’esclavage et de la colonisation, ou un mouvement comme celui des Gilets jaunes, « addition de détresses et de colères individuelles », aussi puissant qu’allergique à l’idée d’avoir des représentants parlant au nom de tous. Sans compréhension de la situation, les politiques mises en œuvre se révèlent inopérantes, quand elles n’accroissent pas le rejet et la mobilisation. Nicolas Duvoux dans un des Rebonds proposés à la fin du livre alerte sur l’importance du « décalage entre les réalités objectives qu’il est possible de mesurer… et l’appréhension subjective de la société que ses membres peuvent en avoir ». Ce divorce est lourd de conséquences : « Un des enjeux de ces décalages est l’intensité — et les modalités — de la réponse politique à apporter ».
Pour pénétrer cette boîte noire, le livre propose une analyse fondée sur les épreuves auxquelles les Français sont communément confrontés. Elles sont de trois types. Le premier réunit les épreuves de l’individualité, le harcèlement, les violences sexuelles, l’emprise, la manipulation. Il note l’importance des mobilisations collectives suscitées par ces atteintes à l’intégrité individuelle. Le mouvement MeToo en est l’archétype. Pierre Rosanvallon choisit de ne pas développer plus avant ce qu’il appelle des pathologies de la relation individuelle, les plus médiatisées aujourd’hui.
Les épreuves du lien social
Il consacre en revanche plusieurs chapitres aux épreuves du lien social, celles qui « tout en ayant un impact individuel, renvoient à des hiérarchies ou à des formes de domination qui ont une dimension collective ». L’épreuve du mépris, si répandue y compris dans le monde du travail, qui provoque humiliation, ressentiment, colère et des revendications de respect et de dignité. Celle de l’injustice, qui suscite l’indignation et qui politiquement, réclame une attention des pouvoirs publics aux réalités singulières vécues, loin des règles générales et des moyennes statistiques. Dans un précédent livre, Pierre Rosanvallon notait cette évolution de l’action publique, « son objet devenant l’histoire de chaque individu et non plus seulement le traitement administratif de populations données ».
Le décalage noté plus haut est patent lorsqu’on observe « une relative indifférence pratique aux inégalités » contrastant avec une « sensibilité accrue aux injustices ». La richesse exhibée dans les magazines people ou celle de quelques footballeurs se situe dans « un autre monde que celui des citoyens ordinaires », elle est tellement abstraite qu’elle ne provoque que peu d’indignation, contrairement aux « petites inégalités », ressenties comme des formes d’injustices subies et non de simples différences objectives.
Dans les entreprises, un jeune ingénieur se situe quant à ses conditions de travail et de rémunération par rapport à d’autres jeunes diplômés. Les grilles de classification « Parodi-Croizat » organisaient une forme de justice. Ce système « s’est fissuré » conjointement au passage d’un capitalisme d’organisation à un capitalisme d’innovation. La notion de qualification a cédé le pas à celle de compétence, qui « conduit à une appréciation différenciée de la contribution spécifique de chaque travailleur ». Sans discuter de la pertinence de ces formes de mobilisation de la force de travail, elle entraîne « la possibilité d’un accroissement du sentiment d’être injustement traité par rapport aux autres ».
À cette attente de justice « de proximité » s’ajoute celle d’une attention à sa situation spécifique, aux « réalités vécues ». Ainsi des Gilets jaunes, qui pouvaient entendre les chiffres globaux de morts sur la route et penser que « leur type de conduite, la qualité des routes qu’ils empruntaient, l’état d’entretien de leur voiture, ne justifiaient pas une mesure qui les pénalisait ». C’est toujours au singulier, à partir de leur expérience personnelle, que s’exprimaient les Gilets jaunes.
Du stigmate aux fiertés
Cette attente de reconnaissance de sa singularité, de son parcours, de ses pratiques, de son origine, de son territoire d’habitation, de son handicap, de sa religion, de son physique — liste non exhaustive —, se pose en réponse aux épreuves de la discrimination. La loi définit 24 caractéristiques qui rendent la discrimination illégale. La difficulté à établir les faits limite considérablement le nombre de plaintes qui peuvent aboutir. Les diverses méthodes de testing sont certainement les plus fiables, notamment pour mesurer les discriminations à l’embauche.
Cette épreuve de la discrimination, dans laquelle « c’est l’être profond qui est atteint, d’une manière structurelle », se situe au sein d’un imaginaire de l’égalité que l’auteur définit ainsi : « Cette forme d’égalité définit un type de société dont le mode de composition n’est ni celui de l’universalisme abstrait ni celui du communautarisme identitaire, mais celui d’une reconnaissance généralisée des particularités ». Dans la suite de ses livres précédents, Pierre Rosanvallon défend « une conception forte de l’égalité qui se tient à distance des intégrismes défensifs de l’identité autant que des optimistes de l’idéal méritocratique d’une égalité rédemptrice des chances ». Optimisme excessif puisque sauf à supprimer l’héritage et à retirer les enfants à leur famille afin qu’ils aient « la même prime éducation », l’égalisation réelle des positions initiales des individus ne sera jamais réalisée. « La notion d’égalité des chances flotte ainsi entre les deux pôles d’une égalité redistributive absolue et d’une simple égalité de droit ». L’auteur ajoute : « La seconde limite de l’égalité des chances tient au fait qu’un monde uniquement gouverné par le principe méritocratique serait celui d’une société inflexiblement hiérarchique ».
Aux discriminations, se superpose souvent la perception d’une stigmatisation qui, elle, échappe à l’obligation de la preuve telle qu’elle est légalement codifiée. La transformation du stigmate en fierté est alors une réponse possible à l’amertume ou à la rage qui trouvent leur source dans les épreuves de la discrimination. À la fierté ouvrière, celle d’appartenir à une communauté de vie, de travail et de luttes que « la vision marxiste du monde avait désigné comme la force motrice de l’histoire », ont succédé les marches des fiertés. La plus importante trouve son origine dans la Gay Pride, née il y a 40 ans. Ce sont des marches pour la reconnaissance de « communautés d’épreuve, avec leur spécificité ».
Un monde incertain
Le troisième type d’épreuves réunit celles de l’incertitude. Elles ont une dimension individuelle, accident, maladie, perte d’emploi, ou collective, guerres, famines, épidémies. On ne sera pas étonné qu’arrivent en tête aujourd’hui les pandémies, les catastrophes naturelles à répétition et les cyberattaques. « Les problèmes économiques et sociaux ne représentent dorénavant que le tiers des menaces perçues comme vitales pour l’avenir ». À ce constat, il faut ajouter l’écart considérable entre « le risque objectif (sa probabilité) et la peur de son avènement ». Ainsi du déclassement.
Face à l’ampleur et au caractère global de ces menaces, l’État ne parvient plus à jouer son rôle traditionnel de « réducteur d’incertitude ». Dans le domaine social, la performance « des mécanismes de l’État-providence » a largement décliné, et dans le même temps, « la société assurantielle » se révèle incapable de prendre en compte des risques de moins en moins calculables et donc non assurables. L’incertitude est omniprésente tout au long des parcours de chacun, dans tous les domaines, professionnels comme personnels. Nicolas Duvoux remarque, en citant une étude du CREDOC, que parmi les Gilets jaunes, 27 % déclarent avoir été confrontés à un décès d’un membre de leur famille au cours de l’année précédente (contre 18 % en moyenne générale) et 17 % ont connu un divorce contre 6 % en moyenne.
Les mouvements populistes, alternant déni des menaces et imputation de celles-ci à des forces occultes qui ourdiraient dans l’ombre un criminel complot, surfent sur cette montée de l’anxiété, de la défiance et les demandes de sécurité qui accompagnent ces épreuves de l’incertitude.
Un « art de gouverner à l’âge des singularités »
Ce livre annonce la création d’une collection, Le compte à rebours, s’attelant « à la refondation d’une culture politique ». Il complète par bien des aspects Le bon gouvernement, paru en 2015 (voir la note dans Metis). Il s’agit de combattre aussi bien les populismes qui se « cantonnent à exprimer une démocratie de rejet et d’incantation et ne s’attaquent pas aux mécanismes et structures qui sont la cause des épreuves dont ces émotions sont dérivées », que le pouvoir d’une technostructure qui ne voit dans les émotions qu’une atteinte à « l’ordre de la raison », et finalement un danger pour « l’ordre social ». À la fin du livre, l’historien Emmanuel Fureix rappelle, qu’historiquement et dans le regard des « pouvoirs et des élites », les affects qu’éprouvent les « classes inférieures à l’égard des classes supérieures, et en particulier le plus dangereux d’entre eux, l’envie, pouvait miner de l’intérieur les sociétés démocratiques ». On pourrait ajouter que cette disqualification des émotions a historiquement servi à justifier le patriarcat, les femmes étant supposées leur être soumises, quand les hommes les tenaient à distance. Shakespeare, Balzac et quelques autres avaient pourtant éloquemment montré le contraire !
À l’opposé de cette conception, Pierre Rosanvallon propose de prendre sérieusement en compte le système formé par les épreuves de la vie, les émotions qu’elles suscitent, et les attentes qui s’y forment. La refondation d’une culture politique échouera si elle ignore l’écart entre les analyses « objectives » de la société et « le paysage émotionnel du pays qui dessine son nouvel horizon d’attente ». Paysage émotionnel que des films et romans nous aident à comprendre, car « quand compter n’est pas possible, c’est en racontant que l’on cerne ce qui se passe dans les profondeurs de la société ».
D’autres épreuves
Cette conclusion suggère une remarque, un possible cinquième rebond si on veut. Les épreuves sociales, « épreuves démocratiques au sens où elles constituent des atteintes aux principes constituants d’une société démocratique » analysées dans ce livre, sont essentiellement « l’expérience d’une souffrance, d’une difficulté de l’existence, de la confrontation à un obstacle qui ébranle au plus profond les personnes ». Il serait intéressant d’explorer un autre type d’épreuves, scolaires, professionnelles, sociales, sportives. Celles dont nous sortons grandis, satisfaits, instruits, plus capables et avec le sentiment d’être à sa place. Elles nous ébranlent également et s’accompagnent d’émotions fortes, gratifiantes. Elles peuvent renforcer la confiance en soi comme la reconnaissance de la force du collectif, de la solidarité, de l’amitié peut-être, sans lesquelles l’épreuve n’aurait pas eu la même issue.
Ce sont des épreuves où peuvent aussi se former, consciemment ou non, intentionnellement ou non, le sentiment d’une supériorité définitive, de sa toute-puissance, de son omniscience, de sa baraka. L’arrogance, les boursouflures de l’ego, l’hubris, « mère de toutes les menaces, y puisent souvent leur énergie. Ces sentiments ne sont en rien conformes à une mesure objective et rationnelle de ce que la réussite doit à chacun et ne servent ni les intérêts de ceux qui les éprouvent ni l’intérêt général. À quelles occasions, dans quelles situations se forment ces dispositions à humilier, à rabaisser, à ignorer l’importance et le travail essentiel des “invisibles” qui sont pourtant sous nos yeux ? Ce sont ces dispositions qui sont aujourd’hui un danger pour l’ordre social, une atteinte à l’ordre de la raison, un obstacle à une société des égaux au sens que lui donne Pierre Rosanvallon, une société des semblables qui seule permettrait de sortir des “impasses du temps présent” (La société des égaux. Pierre Rosanvallon. Le Seuil. 2011).
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