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Les ouvrages sur l’impact de l’Intelligence artificielle (IA) et plus largement de l’omniprésence du numérique dans nos vies personnelles et professionnelles, sont nombreux, et c’est une bonne chose. J’ai eu l’opportunité en 2022 de contribuer à l’un d’eux : Pour un numérique au service du bien commun. Des plus technophiles aux plus techno-rétifs, rares sont ceux qui ne s’inquiètent pas des conséquences sur l’organisation du travail, l’éducation, les relations sociales, ou la formation psychique des très jeunes enfants, d’une utilisation sans limites et sans réflexion. Signes de cette inquiétude et de la difficulté à nommer les changements en cours, peu importe qu’ils anticipent l’apocalypse ou au contraire la résolution de tous nos malheurs privés et publics grâce à la technoscience, ils sont vite qualifiés d’historiques, de civilisationnels ou d’anthropologiques. Rien que ça.

Des usagers transformés en capital à faire fructifier

Pour tenter de rendre intelligible les mutations en cours, la signature conjointe de Anne Alombert, philosophe, membre du Conseil national du numérique, et de Gaël Giraud, économiste, prêtre jésuite, promettait d’être particulièrement féconde, à défaut d’être gage de simplicité. Je suis donc allé y voir et bien m’en a pris. De fait, leur livre Le capital que je ne suis pas ! Mettre l’économie et le numérique au service de l’avenir, ne se contente pas d’approfondir le diagnostic, de décréter telle ou telle interdiction ou de préconiser la modération ou la vigilance. Il propose une bifurcation, un « renversement » de l’architecture actuelle du Net aux mains des GAFAM, des NATU, des BATX. Comme alternative aux innovations qui court-circuitent la puissance publique et à l’appropriation des données personnelles au cœur des modèles d’affaire des entreprises privées, les auteurs esquissent les grandes lignes d’un Internet 3.0 décentralisé et la possibilité de « l’invention d’un avenir improbable orienté par la protection des communs et la valorisation des savoirs ». Ce faisant, ils poursuivent en les combinant leurs travaux antérieurs sur les relations entre l’humain et la technique, la « schizophrénie numérique », la démocratie à l’épreuve de l’IA (voir l’article de AOC) et sur la nécessité de prendre soin des communs globaux, le climat, la biodiversité, la santé, les cultures et la démocratie.

Un avant-propos et un prélude ouvrent le livre et explicitent aussi bien les sources des raisonnements que l’ambition générale. On y trouve l’explication du titre du livre, l’allusion à un séminaire de Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, n’étant pas suffisante, même pour les plus érudits d’entre nous. Dans le contexte numérique actuel, il faut entendre par « capitalisation », la soumission des individus eux-mêmes « au processus d’arraisonnent, c’est-à-dire à des dispositifs de calcul, d’extraction, de stockage, d’accumulation et d’exploitation » et leur assimilation à un capital à faire fructifier. Une citation de Bernard Stiegler rappelle que « se laisser dicter la décision par l’exclusivité des impératifs de calcul [….] c’est démissionner devant la tâche politique qu’est la pensée », les processus d’automatisation des esprits mettant « en péril la vie culturelle et politique des sociétés ».

Mais la résignation n’est pas de mise. Le prophète Jérémie est appelé à la rescousse. Il est celui qui voit les dévastations à venir, mais perçoit aussi « la fleur d’amandier qui pousse au cœur de l’hiver ». Il décèle un germe de nouveauté, un horizon de vie par-delà « les chances écrasantes des lois statistiques et de leur probabilité » (Hannah Arendt).

Automatisation des conduites et des esprits

Les deux premiers chapitres approfondissent les questions critiques que l’organisation actuelle pose. La recherche d’une rentabilité projetée dans l’avenir par les entreprises productrices et gestionnaires des services que nous utilisons entraîne inévitablement une uniformisation mimétique des comportements. La capitalisation (au sens qui lui est donné plus haut) cherche à anticiper un avenir qui lui échappe, « son idéal est de transformer le monde pour qu’il devienne prédictible […). La transformation des usagers en capital suppose que leurs comportements se fassent de plus en plus uniformisés, sans accident ni surprise afin que les revenus futurs qui peuvent en être dégagés deviennent prévisibles ». Nous perdons alors cette possibilité de nous « désengluer de l’entre-soi » qui caractérise la liberté humaine, cette capacité à « initier quelque chose de neuf auquel on ne peut s’attendre d’après ce qui s’est passé auparavant, d’accomplir ce qui est improbable d’après les lois de la statistique ».

Le deuxième chapitre se concentre sur les effets de prolétarisation généralisée de ces processus d’automatisation. Le philosophe Bernard Stiegler auquel il est fait référence et avec qui Anne Alombert a publié en 2020 le livre collectif Bifurquer entendait par prolétarisation non seulement la perte des savoir-faire et des savoirs pratiques, mais aussi celle des savoir-penser et des savoirs théoriques. À l’instar des effets délétères du taylorisme et de l’organisation scientifique du travail, « il se pourrait bien que les automates numériques qui se présentent aujourd’hui sous le nom « d’intelligences artificielles génératives » génèrent une prolétarisation similaire : en produisant des textes à notre place, la machine algorithmique peut nous déposséder de nos savoir-écrire et de nos capacités herméneutiques ». Ce sont nos facultés de compréhension, d’interprétation, d’imagination, de mémoire qui sont réduites et menacées. En tant qu’utilisateurs nous serions transformés en « accessoires », juste bons par nos usages à « perfectionner leurs algorithmes ». C’est le cœur des réflexions du livre : « Le problème est moins celui de l’intelligence artificielle (qui à proprement parler n’existe pas), que celui de l’automatisation des conduites et des esprits, devenus de nouvelles ressources exploitables et capitalisables ».

Les enjeux ne sont pas seulement individuels. Ils sont sociaux et politiques. La gouvernance par les nombres redoutée par Alain Supiot (La Gouvernance par les nombres, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2015) fondée sur la collecte massive de données et les suggestions automatiques auxquelles nous devrions répondre par des réactions-réflexes, infra-conscientes comme la théorie des nudges le suggère, se substitue au gouvernement par la loi et à son élaboration dans « une instance souveraine transcendant la société ». La société est assimilée à un système nerveux ou à une machine « qu’il faut faire fonctionner ». Dans ce monde de l’imaginaire cybernétique « la société n’aurait plus besoin de la loi, mais le libre jeu des intérêts privés et le calcul mathématique permettraient d’atteindre un supposé optimal social ».

La relégation des médiations et des institutions « sociale, juridique, économique, politique, associative, familiale… », « court-circuitées par les algorithmes », entraîne inévitablement la perte des liens sociaux et humains et génère une souffrance telle qu’elle peut conduire le corps social à s’en remettre à des personnalités autoritaires, « à des solutions antidémocratiques pour mettre fin à son martyre ».

La bifurcation, par choix ou par désastre

Les enjeux ainsi identifiés, une question introduit le troisième et dernier chapitre : « Comment faire face à cette nouvelle vague d’automatisation et de prolétarisation mortifère ? ».

Anne Alombert et Gaël Giraud, d’une seule voix, proposent les premiers éléments d’un « renversement » pour un « avenir fondé sur le partage des ressources et des savoirs et sur la désautomatisation des comportements ». Pour inventer les institutions en mesure de prendre en charge la gestion de nos biens communs qui soient une alternative à « la privatisation de la ressource ou sa gestion publique », il est nécessaire de s’organiser pour « lancer, encourager, soutenir, accompagner et évaluer des expérimentations locales ». Un réseau international réunissant ces territoires-laboratoires doit permettre « les transferts d’expérience, la montée en généralité des modèles expérimentés, mais aussi la confrontation et la mise en débat des résultats ». Il ne faut pas attendre un impossible modèle unique, mais face à la « polycrise » écologique, environnementale, sociale et mentale, les auteurs avertissent : « la bifurcation écologique se fera quoi qu’il arrive : par choix ou par désastre ».

Si, comme nous le pensons, « le travail n’est pas une marchandise », « l’entreprise n’est pas un réseau neuronal » et si « l’interprétation, l’inventivité, l’engagement et la coopération sont l’une des clefs de la réussite économique », nous devons craindre que « la numérisation menace d’étouffer le travail et l’entreprise » et qu’elle contribue à la multiplication des bullshit jobs. Ça ne signifie pas un rejet des technologies numériques. Dans le langage philosophique qui est le leur, les auteurs, s’appuyant notamment sur les travaux d’André Leroi-Gourhan, rappellent « qu’il n’y a pas de mémoire collective sans supports techniques. Donc pas de noosphère sans technosphère ». Nous n’assistons pas à une division des emplois entre ceux qui peuvent être automatisés et disparaîtront et ceux qui seraient faits « d’activités spécifiquement créatrices qui échapperaient par essence à leur automatisation ». Toutes les activités humaines, manuelles comme intellectuelles, supposent toujours « une part d’automatisme et de répétition, et une part de désautomatisation et d’invention ».

Un avenir vraiment intelligent

Le problème, ce n’est pas la technologie, mais la data economy et ses algorithmes de recommandations automatiques. Le livre se termine sur l’affirmation selon laquelle « la décarbonation et la déprolétarisation de nos économies sont non seulement nécessaires, mais aussi techniquement et financièrement à notre portée ». Les innovations technologiques, cryptage et blockchain (qui est très énergivore) ne seront pas suffisantes, mais « les technologies numériques elles-mêmes doivent pouvoir participer à cette bifurcation : aujourd’hui massivement au service de l’économie des données, le numérique pourrait renouer avec les pratiques de pair-à-pair qui ont fait le succès de ces technologies ».

Le développement d’un numérique alternatif à ceux de la Silicon Valley et de Pékin, ne viendra pas des performances calculatoires de ChatGPT et de l’IA, fût-elle « générative ». Ni des seules règles européennes, DSA et DMA, même si on espère qu’elles joueront un rôle positif. Ni de la seule lutte contre la viralité des fake news, les faux comptes sur les réseaux sociaux, le piratage malveillant, les ingérences étrangères, les arnaques en ligne, l’avantage donné au clash, TikTok, l’addiction aux écrans des plus jeunes. On s’épuise à lutter contre des conséquences sans s’interroger sur l’architecture d’ensemble. Cet « avenir vraiment intelligent » requiert « un colossal effort de réflexion et de délibération collective ». C’est ce à quoi ce livre nous invite et ce à quoi, à sa manière, il contribue indéniablement.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.