Jean-Marc Dubau, dialogue avec Jean-Marie Bergère
Jean-Marc Dubau a présidé l’OPCA « Transport et services » jusqu’à son intégration en 2019 dans l’OPCO-Mobilités. Il y siège aujourd’hui dans le Conseil des métiers. Il est délégué syndical CFDT, coordinateur national dans l’entreprise TRANSDEV, entreprise spécialisée dans la gestion de transports urbains et interurbains de voyageurs. Il est également secrétaire fédéral FGTE-CFDT. C’est un acteur engagé et convaincu de l’importance de la formation professionnelle pour la vie des entreprises et celles des salariés.
Il y a 5 ans, la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » entrait en vigueur. Une occasion d’en faire un premier bilan pour Metis. Jean-Marie Bergère a rencontré Jean-Marc Dubau.
Jean-Marie Bergère : La loi a d’abord défini une nouvelle organisation du « système » de la formation professionnelle, regroupements des OPCA, création de France compétences, place des régions, place des branches professionnelles, CPF, collecte et gestion par l’URSSAF et la Caisse des dépôts… Où en est la mise en place ? Comment ça fonctionne à ce jour ?
Jean-Marc Dubau : L’écosystème de la formation professionnelle fonctionne, les acteurs se sont rapidement mis en place à partir de 2019. Ils en avaient fait un point d’honneur en réalité.
Le mot qui était employé alors était « big bang » de la formation professionnelle. L’exécutif en début de mandat avait un objectif fermement assumé de reprendre en main ce qui était assuré historiquement par diverses institutions paritaires. Il faut reconnaître qu’elles étaient nombreuses, on pouvait s’y perdre, mais le système fonctionnait ! Les CNEFOP (Conseil National de l’Emploi et de la Formation Professionnelle), COPANEF (Comité Paritaire Interprofessionnel National pour l’Emploi et la Formation), FPSPP (Fonds Paritaire de Sécurisation des Parcours Professionnels) : chacun de ces acteurs avait un rôle précis, et, piloté paritairement, les équilibres se construisaient, malgré la complexité du système. De fait, France Compétences, en intégrant l’ensemble de ces acteurs, est mis dans une posture difficile, celle à la fois de prescripteur et de financeur, devant se soumettre à un pilotage malheureusement court-termiste de l’État, la formation professionnelle étant une variable d’ajustement dans un contexte de déficit budgétaire récurrent. Nous venons de le voir très récemment dans le contexte du financement de l’alternance et de la raréfaction de la ressource.
Sur la question des flux financiers, le transfert de la collecte des ex-OPCA, devenus Opérateurs de Compétences (OPCO), vers l’URSSAF s’est fait progressivement et, de ce point de vue, la question de l’efficacité de l’URSSAF n’est pas en question, les dispositifs administratifs et financiers, ainsi que de contrôle, sont de bonne qualité. Ce que le paritarisme de la formation professionnelle a perdu, c’est ce rapport direct aux cotisants, qui lui assignait une forme d’obligation de résultat à l’égard de ses entreprises adhérentes et de leurs salariés. Les dirigeants des entreprises de la mobilité, lorsqu’ils recevaient l’avis d’appel à cotisation de l’OPCA, s’interrogeaient sur l’apport de la prestation de l’OPCA. Cela créait une proximité tant d’ailleurs vis-à-vis des TPE-PME (plus de 90 % du tissu des entreprises de la mobilité) que des grands groupes.
La plus grande difficulté réside de mon point de vue dans le choix qui a été fait de confier à la Caisse des dépôts (CDC) la gestion de la ressource liée au CPF (Compte personnel de formation). L’OPCA avait là aussi un rôle de proximité vis-à-vis du salarié dans la gestion de son CPF (qui était alors une ressource temps et non monétaire). Nous étions souvent sollicités pour apporter conseil et parfois mise en relation, qu’il s’agisse d’ailleurs d’un CPF salarié accompagné (démarche partagée avec l’entreprise) ou salarié seul. Cette « liberté de choisir » telle que voulue par le gouvernement n’a, de mon point de vue, pas eu les effets escomptés, en tous cas en termes d’aide au parcours professionnel. Les chiffres pourraient me démentir, mais nous pouvons être d’accord que la vocation première du CPF n’est pas la formation en anglais, ou à EXCEL, formations qui incombent en principe à l’employeur et qui ne concernent pas « la liberté de choisir ». Enfin le primat du tout financier a fait terriblement mal au dispositif CPF, notamment par l’explosion des escroqueries qui s’en est suivie. En 2022, le ministère de l’Économie et des Finances relevait que le montant des sommes détectées par TRACFIN dans le cadre des escroqueries au CPF avait été multiplié par 5 en un an, à 43,2 millions d’euros.
Cette architecture peut donner le sentiment d’une polarisation entre d’un côté, un rôle accru des instances nationales et de l’autre une focalisation sur la responsabilité individuelle quant à la situation professionnelle et le parcours de chacun ? Est-ce exact ?
JMD : Oui et c’est la parfaite traduction de ce que l’on a appelé au moment des ordonnances « Macron » la hiérarchie des normes. Priorité à l’agent économique, à la personne morale et à la personne physique. Le problème est que la formation est un écosystème complexe. On parle ici de mise en adéquation des besoins des entreprises, de gestion prévisionnelle des compétences, et d’aspiration des individus en fonction du contexte social propre à chaque métier, à chaque secteur. La seule volonté individuelle n’a pas de sens. La connaissance que nous avions en tant qu’OPCA de branches de nos métiers est bien meilleure que celle que peuvent avoir les conseils en évolution professionnelle (CEP). Nous avions, via les Observatoires prospectifs des métiers et qualifications (OPMQ), les données sectorielles nous permettant d’encourager ou de dissuader un désir de parcours, une idée individuelle d’orientation. Mais c’est précisément cela qui a été contesté, je pense. Le choix de l’individu prime avec en sous-jacent, une forme de « main invisible » régulatrice, principe de la vision libérale.
Qu’en est-il des reconversions longues après la suppression des CIF (Congés individuels de formation) et leur remplacement par le Projet de transition professionnel (PTP) ?
JMD : Les associations Transitions Pro (qui ont remplacé les FONGECIF en 2020) ont été très sollicitées entre 2020 et 2022 du fait notamment de la crise sanitaire qui a créé un rapport au travail différent. Les salariés sont beaucoup plus mobiles et prêts à réaliser les projets professionnels conformes à leurs désirs. Le toilettage des dispositifs a été plutôt bien accueilli par les partenaires sociaux. Ils sont désormais plus accessibles. Il semble cependant, comme l’indiquait le Président de Transitions Pro IDF, que l’on observe une surreprésentation de certaines filières, à l’inverse de celles en tension. Mais là encore, la formation professionnelle n’est pas la panacée.
Il y a encore beaucoup de potentiel dans les outils offerts par Transitions Pro. Je pense notamment aux Transco (transitions collectives). Il y a là à mon sens un axe de coopération important entre les différents acteurs. On voit d’ailleurs des partenariats se mettre en œuvre entre certains OPCO de branches et TRANSITIONS PRO régionaux.
Quelle est aujourd’hui la place du paritarisme ? Les organisations syndicales sont-elles écoutées ?
JMD : Le paritarisme a été sauvé, certes, mais le carcan législatif et budgétaire dans lequel il est enserré réduit considérablement ses marges de manœuvre, à l’instar d’ailleurs de ce qu’a vécu le paritarisme de gestion du logement social depuis 20 ans. Avec des situations parfois ubuesques, lorsque par exemple on lui assigne la mission de définir les coûts de contrat de l’apprentissage, le Niveau de prise en charge (NPEC), pour les lui raboter quelques semaines après, comme ce fut le cas lors du conseil d’administration de France Compétences du 10 juillet 2023, qui décida de l’application d’une réduction moyenne des niveaux de prise en charge de 5 % en moyenne au 1er septembre 2023.
Il faut faire un point particulier sur l’apprentissage, qui semble la grande réussite de cette réforme. Que penser des créations par de très nombreuses entreprises de leur propre CFA ?
JMD : Il faut résister à la tentation de n’avoir qu’une approche quantitative. L’objectif du million d’apprentis pourrait être atteint, mais dans quelles conditions et avec quels résultats ! Pour répondre à cette question il faudrait analyser et distinguer ce qui a été fait par l’apprentissage de ce qui aurait pu être fait sans. Il est clair que la pléthore de contrats signés sur les fonctions support n’avait aucune nécessité de l’être en apprentissage. Il y a eu un effet d’aubaine évident. Par ailleurs, nous avons vu apparaître une offre croissante d’organismes de formation, portant le label Qualiopi, et n’ayant parfois aucun enseignant salarié (uniquement des vacataires autoentrepreneurs), et affichant des taux de marge extrêmement élevés, financés en grande partie par le denier public. Je pense notamment à cet « institut supérieur » que l’on avait pris en exemple dans un Conseil des métiers, qui propose des BTS relation client et digitalisation et autres Masters en apprentissage, agréé Parcoursup, qui affiche un taux de résultat net de 22 %. Le financement d’un BTS tertiaire ou d’un Master RH en apprentissage dans ce cas de figure pose question.
Si l’on creuse un peu, on s’aperçoit que les volumes d’apprentissage sur les métiers en tension qui en auraient plus besoin ne sont pas toujours satisfaisants. Par exemple, le Conseil des métiers des transports de l’OPCO-Mobilités a recensé qu’en 2023 il y a eu 1411 contrats d’apprentissage de conducteurs routiers de marchandises, pour une population d’environ 400 000 salariés, soit à peine 0,35 % de l’effectif. C’est très loin de répondre aux besoins sectoriels de renouvellement, face à une population vieillissante et un marché du travail qui rencontre de très sérieux problèmes d’attractivité.
Un des objectifs était également de favoriser l’accès à la formation de ceux qui en usent le moins, les PME, les salariés les moins qualifiés, ceux en situation de handicap. Cela a-t-il changé ?
JMD : Malheureusement sur ce dernier point la question dépasse largement le cadre de la formation professionnelle. Beaucoup d’entreprises, y compris de grandes entreprises institutionnelles, assument ne pas respecter la prescription légale du taux d’emploi de 6 % de personnes en situation de handicap dans leur effectif, et cela malgré un cadre d’engagements RSE qui tend à être plus fréquemment regardé. Vous comprenez donc que la formation professionnelle ne peut pas y changer grand-chose.
S’agissant de l’accès des PME-TPE à l’apprentissage, celles-ci trouvent dans ces dispositifs des ressources dont il faut admettre qu’elles n’auraient bien souvent pas les moyens de se les offrir, par exemple BTS gestion de PME ou commerce vente. En revanche, l’apprentissage sur des métiers de conduite nécessite pour ces entreprises une certaine flexibilité ainsi qu’une capacité d’accueil et d’accompagnement qui rend difficile l’intégration de ces profils. Les chiffres 2023 indiquent que 62 % des entreprises accueillant des stagiaires ont un effectif supérieur à 50 salariés, alors qu’elles ne représentent que 8 % de l’ensemble des entreprises (rapport de l’Observatoire Prospectif des Transports et de la Logistique-OPTL 2023).
La loi faisait, de manière très délibérée, de la FormPro un marché avec un rôle déterminant pour l’offre de formation, la mise en concurrence, la procédure de certification QUALIOPI, la décision et l’achat individuel. Comment se fixent les prix ? Est-il facile de gagner sa vie en tant qu’organisme de formation ? Plus ou moins facile qu’avant, et pour qui ?
JMD : La loi de 2018 a confié aux partenaires sociaux le soin de définir le niveau de prise en charge des contrats d’apprentissage (NPEC). De mon point de vue, cette démarche est aussi paradoxale qu’incompréhensible, tant du point de vue de l’approche politique libérale de ce gouvernement que du point de vue pratique, car cela reposait sur le postulat qu’il existe un coût unique pour un type de formation donné.
Or tous les acteurs n’ont pas les mêmes structures ni les mêmes coûts, et par ailleurs, fixer le NPEC d’un contrat revenait à créer un effet d’aubaine, comme je l’évoquais plus haut, pour certains organismes. Nous sommes passés d’un système dans lequel les prix étaient régulés par des jeux d’acteurs multiples, mais sécurisants (entreprises, OPCA, organismes de formation de branches, salariés) à un système dans lequel au final l’État fixe les prix, par l’intermédiaire de France Compétence qui les entérine. Cela s’est révélé en réalité rapidement ingérable et cela a créé une instabilité profonde, qui nuit à une vision à long terme de la formation. Il faudrait rapidement revenir à une approche métier, définir des filières prioritaires, et laisser les acteurs de branche réguler l’accès à l’alternance dans un cadre budgétaire global défini.
Je suis très attaché aux actions qui ne cantonnent pas la formation professionnelle à l’achat et à l’inscription dans des stages proposés sur catalogue. Qu’en est-il dans les entreprises affiliées à l’OPCO Mobilités des AFEST (Actions de formation en situation de travail), ainsi que de la VAE (Validation des acquis de l’expérience) ?
JMD : J’étais à titre personnel très favorable à un fort encouragement du déploiement de l’AFEST au sein des entreprises. Malheureusement cela reste très compliqué malgré l’accompagnement technique et financier des OPCO parce que l’entreprise n’est pas encore prête à ce mode hybride de formation. La formation relève encore trop souvent du domaine RH et les opérationnels ne sont pas encore complètement prêts à s’y impliquer et apporter leur contribution, nécessaire pour une AFEST, car captés par leur quotidien et des logiques de productivité.
S’agissant de la VAE, il est encore un peu trop tôt pour mesurer les effets de la loi « plein emploi » de décembre 2022, mais je pense que le coup de pouce donné par le gouvernement sur ces dispositifs était une bonne chose, car la diversité des parcours que nous observons depuis quelques années milite pour un recours plus automatique à la VAE. Toutefois, ce dispositif était jusqu’alors trop souvent limité aux situations de ruptures de contrat, donc trop souvent utilisé de façon curative et non préventive.
Dans un article publié en 2020, je pointais la coexistence de deux logiques, de deux injonctions qui semblent contradictoires. D’un côté, dans une logique quasi darwinienne, « il faut s’adapter » aux évolutions et répondre aux besoins des régions et des entreprises, et de l’autre la liberté individuelle de choix. Aujourd’hui on n’a jamais autant parlé de nécessité de donner du sens au travail, de bulllshit jobs, de travail empêché, de burn out et de bore out… « L’émancipation par le travail et la formation » inscrite dans l’introduction à la loi semblent loin. Que faudrait-il pour qu’on se rapproche de cet objectif ?
JMD : J’ai toujours considéré que, en admettant que le marché du travail soit le lieu de la rencontre entre offre et demande de travail, la formation était le catalyseur de celle-ci et que son rôle était de tout mettre en œuvre pour que les aspirations réciproques, employeurs – employés, puissent se rejoindre. C’est pour cela que les acteurs paritaires ont toujours eu leur sens, chacun apportant sa connaissance des attentes des parties prenantes, salariés et entreprises. Le gouvernement à mon sens voit dans le paritarisme un « frottement de marché », un frein au libre jeu de la concurrence, plus qu’un catalyseur, et c’est à mon avis une erreur majeure. En tant qu’accompagnant des salariés, on voit combien en réalité la problématique est complexe pour un salarié souvent seul face à une multitude de choix, et dans ce cadre, la présence de sachants à ses côtés prend tout son sens.
En tout cas, et c’est le sens de mon engagement en tant que syndicaliste dans cet écosystème de la formation, l’émancipation et la quête de sens dans le travail sont dépendants de la capacité à mettre en œuvre des compétences, à identifier sa contribution personnelle en situation concrète de travail, à évoluer et apprendre « tout au long de la vie ». Et cela passe nécessairement par la possibilité d’accéder à une formation professionnelle adaptée et de qualité.
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