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Parallèlement à la réforme des lycées professionnels et au développement de toutes les formations en alternance, les Actions de formation en situation de travail (AFEST) poursuivent leur mise en place. Elles privilégient le caractère expérimental de ce qui se veut plus qu’une modalité pédagogique supplémentaire. Nous avions rendu compte de l’expérimentation nationale conduite par la DGEFP entre 2015 et 2018 (en octobre 2017 et novembre 2021). Un nouveau travail de capitalisation, nourri par l’analyse monographique d’expérimentations menées par huit OPCO en région Hauts-de-France, prolonge les réflexions sur les conditions et « la diversité des chemins d’implémentation ».

Un appel à projets en région Hauts-de-France

Ce nouvel ensemble d’expérimentations est né en avril 2021 d’un appel à projets lancé par le service « Mutations de l’économie » de la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS) des Hauts-de-France, appel à projets auquel plusieurs OPCO répondent en proposant la mise en œuvre d’AFEST. Un groupe de travail est constitué pour les accompagner et en tirer des enseignements. À la demande de la DREETS, il réunit l’ARACT HDF et son laboratoire dédié à l’innovation Katalyo, ainsi que des représentants des OPCO, de l’ANACT, du monde universitaire et de France Compétences. Les rédacteurs du rapport final sont ainsi : Béatrice Delay de France Compétences, Anne Lise Ulmann du CNAM, Fabienne Caser de l’ANACT, Noémie Dudzinski et Dominique Dilly de Katalyo/ARACT HDF.

L’originalité et les enjeux d’une démarche qui est « par essence une action sur mesure » sont d’emblée posés. Les monographies synthétisées en ouverture du rapport présentent des situations, des secteurs d’activités, mais aussi des formats qui donnent une bonne idée de « la pluralité des chemins praticables ». Participent des petites, voire très petites entreprises. Certaines souhaitent réussir l’intégration de nouveaux salariés alors que pour une entreprise d’envergure nationale de forage il s’agit « d’objectiver le référentiel de compétence » d’un métier à construire autour de l’utilisation d’un nouveau matériel. Plusieurs expérimentations sont menées collectivement. Six entreprises du secteur du transport routier appartiennent au groupement « les ambassadeurs de l’emploi du transport et de la logistique ». L’OPCO EP (Entreprises de proximité) souhaite lui construire une offre de service AFEST pour l’ensemble des branches professionnelles de son champ. Les acteurs mobilisés sont, dans des configurations diverses, ceux de l’entreprise, de la branche, des consultants, experts, formateurs et les OPCO. Au-delà de leurs prérogatives en matière de financement, ils accompagnent très directement certaines démarches.

Le rapport détaille les motifs qui ont conduit ces entreprises et OPCO à répondre à l’appel à projets. Une remarque finale rend compte du caractère réellement expérimental et « apprenant » des AFEST pour les entreprises elles-mêmes : « Si les motifs d’engagement sont souvent pluriels à l’entrée, nous constatons que tous ne sont pas révélés au moment du lancement de la démarche, et que le cours du travail permet de les faire émerger pleinement ».

Des situations à fort potentiel d’apprentissage

La phase de diagnostic et de démarrage est complexe et cruciale. Une fois confirmé que la formation est une réponse pertinente aux problèmes qu’affronte l’entreprise, il faut identifier les situations de travail porteuses d’un fort potentiel d’apprentissage. Il ne s’agit ni d’en rester au prescrit ni d’entrer dans un trop grand détail. Il est plus important d’identifier « la centralité de certaines tâches ». « Pour la formation, il suffit souvent d’en rester à l’identification des buts de la situation et des différents éléments contextuels pris en compte dans l’action pour comprendre comment un professionnel s’ajuste aux caractéristiques des situations qu’il doit traiter ». Cette mobilisation d’une expertise pour analyser les activités de travail « et plus largement les modes d’organisation et de fonctionnement, les codes culturels et relationnels » est nécessaire. Il ne s’agit pas de transmettre un savoir-faire d’exécution ni d’élaborer à distance du travail « un scénario pédagogique à partir de savoirs disciplinaires et décontextualisés ».

L’analyse de ces situations qui serviront ensuite de matériau pédagogique requiert des compétences en ingénierie et l’intervention de consultants extérieurs, le plus souvent « elle reste l’affaire de spécialistes ». Elle ne peut pas néanmoins se faire sans la mobilisation des acteurs de l’entreprise et de l’ensemble de la ligne hiérarchique. Les méthodes d’observation peuvent varier. Il est possible d’identifier avec les professionnels des situations de travail qui seront filmées, pour ensuite leur demander « à partir du visionnage du film comme appui à la remémoration de leurs actes, quels sont les raisonnements et les arbitrages effectués dans la situation regardée ». L’apprenant apprend à dire ce qu’il fait, il « conscientise les manières dont il s’y prend ».

Ce passage par le langage est essentiel. C’est par lui que l’apprenant « accède à un niveau de pensée et de réflexion » plus important. C’est aussi ce qui distingue les AFEST de l’apprentissage sur le tas qui conduit « davantage à conformer qu’à former ». C’est aussi ce qui permet d’évaluer le processus d’apprentissage, au cours même de l’AFEST. L’organisation de temps de pause « pour faire le point sur ce qui est acquis renvoie à une forme de mise en réflexivité, essentielle pour s’assurer de l’apprentissage effectif du travail » et s’assurer que l’apprenant a la capacité « à tenir les raisonnements qui conviennent dans d’autres situations ».

Des praticiens réflexifs

Cette question de la réflexivité fait l’objet d’un chapitre entier du rapport. Le glossaire sur lequel l’étude se termine en donne une définition complétée par celle de « posture réflexive ». La posture de questionnement qu’elle suppose concerne l’apprenant, mais aussi et peut-être surtout le formateur ou le tuteur. Ils doivent adopter une « posture d’accompagnateur et non d’enseignant » et résister à la tentation « d’écraser ces étapes de questionnement pour fournir d’emblée à l’apprenant la solution clé en main à appliquer et à reproduire ». Eux aussi doivent devenir « des praticiens réflexifs ».

Le chapitre consacré aux effets de l’AFEST insiste sur leur pertinence pour des personnes pour qui il est indispensable de prendre le contrepied « d’approches scolaires associées à des échecs ». Quels que soient les niveaux de qualification, la passivité n’est pas possible. L’apprenant est « l’acteur principal de ses apprentissages ». Il apprend à « construire un point de vue ». Il peut faire valoir ce qui pour lui « fait sens dans le travail ». Il ne lui est pas demandé de se borner à exécuter « des procédures pensées par d’autres ». In fine l’AFEST « sert une visée émancipatrice de la formation ». Cette identification des buts de l’action, « la compréhension plus systémique du fonctionnement de l’organisation et notamment des interactions entre les différents services » est un élément de la compétence, un gain en termes d’autonomie, un signe de reconnaissance du professionnalisme, de l’identité professionnelle des salariés « apprenants » et de leur capacité à poursuivre leur trajectoire professionnelle.

Le dernier chapitre est consacré à la difficile question du déploiement. Il est caractérisé par l’oxymore répété « d’industrialisation sur mesure ». L’étude ne conclue pas, elle pointe des conditions de réussite, la nécessité d’une acculturation de tous les acteurs tant la démarche rompt avec ce que nous connaissons, y compris le plus souvent lors des formations en alternance qui peinent à s’émanciper d’une culture « séparatrice » ou « juxtapositive » (voir dans Metis « Une table ronde chez Metis : Comment conjuguer apprendre et travailler ? », mai 2023). Les collectifs constitués ayant participé à la démarche dans les Hauts de France, regroupant des entreprises d’un même secteur ou relevant d’un même OPCO, sont prometteurs. Les allers et retours entre la situation interne à une entreprise et la dynamique collective favorisent en tout cas l’invention d’un nouveau rôle pour les OPCO et les accompagnateurs. Mais le temps à consacrer à ces actions de formations en situation de travail, la part de « sur-mesure » et l’articulation de l’AFEST à un projet d’entreprise resteront indépassables. Sans compter les incertitudes quant au modèle économique d’un souhaitable déploiement et de son accompagnement.

Vers l’organisation apprenante

Cette étude vient à point nommé au moment où la réforme des lycées professionnels pose la question du rôle et de la formation des tuteurs afin de sortir des pratiques séparatrices de l’alternance et où, par ailleurs, Carole Grandjean, ministre déléguée à l’enseignement et à la formation professionnelle annonce « à titre expérimental, un dispositif associant contrat de professionnalisation, actions de formation en situation de travail et validation des acquis de l’expérience pour répondre aux difficultés de recrutement et à faciliter les reconversions ».

Elle rappelle et développe les acquis issus de la première expérimentation. Elle précise l’articulation entre les situations de travail et les visées formatives comme émancipatrices des AFEST. Elle pose des questions nouvelles en prenant au sérieux ce qu’expérimenter veut dire. Elles concernent en particulier les configurations de l’accompagnement, les rôles et les postures de toutes les parties — prenantes internes et externes, la dimension stratégique de la formation interagissant avec le travail d’organisation de l’entreprise et les conditions du déploiement à plus grande échelle de ce qui est plus qu’une modalité pédagogique. En installant dans l’entreprise des pratiques de dialogue professionnel, de délibération « sur les critères du travail bien fait », l’AFEST est aussi « une première brique du modèle de l’organisation apprenante ».

Pour en savoir plus

Le rapport est téléchargeable sur le site de Katalyo 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.