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Je ne suis pas expert en communication politique et il se trouvera sans doute un membre de cette « profession » pour expliquer qu’on ne réforme pas sans afficher de grandes ambitions et que pour occuper une parcelle de l’espace médiatique, il faut frapper fort. Le président en exercice des Etats-Unis d’Amérique a mis la barre très haut, mais en Europe aussi des propos modérés présentant des mesures modestes risquent de passer inaperçus. Ce qui à défaut de nuire à l’efficacité de ces mesures serait sans doute préjudiciable à la réputation de réformateur de leurs auteurs. Du point de vue de cette « nécessaire emphase », la « Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel » est tout de même un cas d’école.  

L’intendance et la philosophie

Nous avons commenté ici (octobre 2019, septembre 2018) les conditions de la mise en œuvre de cette loi votée à l’été 2018 : monétisation du Compte personnel de formation, accès au conseil, réforme des CFA et des OPCA, mesures spécifiques concernant les travailleurs indépendants, l’égalité entre les femmes et les hommes, les personnes en situation de handicap ou le travail détaché. Des interrogations sur la cohérence avec les formations proposées par l’entreprise, l’ergonomie de l’appli, les montants cumulables, le contrôle qualité et la labellisation ont été formulées.

Ces mesures pratiques et organisationnelles sont essentielles. S’y joue non seulement la mise en œuvre effective des lois, mais aussi bien souvent la redéfinition des objectifs eux-mêmes. Soit qu’on les oublie en cours de route, soit qu’ils s’ajustent face aux effets réels constatés dans des contextes économiques, sociaux et politiques eux-mêmes changeants. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici la fonction des évaluations et du pilotage des réformes.

Oublions un instant l’intendance. Concentrons-nous sur les intentions, la philosophie générale de la loi. On y trouve deux logiques différentes bien que sans cesse mêlées. La première justifie cette réforme « structurelle » par la nécessité de s’adapter aux « évolutions du monde du travail », d’acquérir les compétences dont les territoires et les entreprises manquent, de se reconvertir « pour s’adapter aux besoins spécifiques de certains secteurs d’activité, pour anticiper les reconversions liées aux mutations des métiers ». Il est précisé que « 50 % des emplois seront profondément transformés dans les dix à venir ».

Cette rhétorique de l’adaptation n’est pas surprenante. C’est un poncif. Barbara Stiegler dans un livre remarquable, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique (1), dénonce cette « colonisation progressive du champ économique, social et politique par le lexique biologique de l’évolution », basée selon elle sur une incompréhension des écrits de Charles Darwin (elle s’appuie ici sur John Dewey et la polémique qu’il a entretenue avec Walter Lippmann à propos de Darwin). Cette « colonisation » alliée à une interprétation erronée des lois de l’évolution des espèces et de la sélection naturelle a transformé l’essentiel du conflit politique. Il est désormais concentré sur la question de « savoir qui retarde et qui est en avance », et au final comment s’opérera la sélection entre les plus aptes, adaptés au nouvel environnement et ceux qui se révéleront inaptes et sont condamnés à disparaître. 

La liberté de choisir

La surprise vient plutôt de la mise au second plan de cet argumentaire au profit d’une autre rhétorique, celle de la liberté et du choix. Deux courts textes signés par la ministre du Travail introduisent et concluent le document de présentation de la loi. Le premier est intitulé « Pourquoi cette loi ? », l’autre est censé être une citation de Muriel Pénicaud. On y parle d’audace, de transformer le réel, de grande transformation dans l’accès à la connaissance et aux compétences, de véritable enjeu du 21e siècle, de gagner la bataille mondiale des compétences, de permettre à chacun de pouvoir se projeter dans l’avenir avec confiance et envie, sereinement, de pari de la confiance dans les acteurs de terrain, d’une loi qui porte l’ambition que chacun puisse se réaliser dans sa vie professionnelle, de créer un espace d’émancipation qui permettra à nos concitoyens de choisir librement leur avenir professionnel, d’établir une société de l’émancipation par le travail et la formation…

Un tel lyrisme laisse perplexe. On se demande un instant si les auteurs de ces phrases n’ont pas « fumé la moquette ». Cette hypothèse étant improbable, il faut prendre ces affirmations au sérieux. S’y exprime de façon finalement assez naïve, une conception de la nature humaine et du monde. Celle d’un sujet entrepreneur de lui-même, tout puissant, entièrement responsable de son avenir grâce à ses décisions et à ses choix. On concède que certains peuvent souhaiter recourir aux conseils des CEP (Conseils en Evolution Professionnelle), mais pour le reste, chacun se débrouille. On le sait, il n’y a que la rue à traverser pour trouver du boulot, ça n’est qu’une affaire de volonté.

Injonctions contradictoires

Le problème n’est pas (seulement) l’oubli des déterminismes sociaux, territoriaux ou familiaux. Que des décennies d’enquêtes sociologiques (2)soient ignorées ne serait qu’un moindre mal, en tout cas pas une surprise. Il tient plutôt à la cohabitation entre ces deux logiques. Car que propose-t-on « en vrai » à cet individu entièrement responsable de ce qui lui arrive. De se conformer à son environnement et à des mutations sur lesquelles il n’a aucune prise. De saisir les « potentialités des mutations à venir ». De s’engager dans « la bataille mondiale des compétences ». De surfer sur une appli pour choisir une formation en fonction des commentaires des autres clients comme il le fait déjà pour choisir un restaurant ou une paire de chaussures.

D’un côté, il est tout puissant, libre de choisir son avenir, de l’autre la marche globalisée du monde se déroule indépendamment de lui et, croit-on comprendre, hors de toute intervention humaine, du moins délibérée. Le monde politique lui-même semble impuissant à l’orienter. Ses représentants prônent l’adaptation et l’obligation de réformes nécessaires et urgentes. Ils nous enjoignent de nous aligner sur ce que font les autres, s’évertuent à obtenir le consentement du plus grand nombre, supposé être rétif à tout changement, et chacun doit se débrouiller pour concilier la toute-puissance de sa volonté avec ce qu’il perçoit comme une impuissance collective pour faire face au chômage, aux injustices, aux GAFA, aux guerres comme aux menaces climatiques, à la disparition de milliers d’espèces et aux incendies de forêts. Dans le monde du travail, on connaît les effets délétères et pathogènes de ces injonctions contradictoires.

Et le travail dans tout ça ?

Il y a au fond un grand absent dans cette loi. C’est le travail lui-même. Le travail comme activité, comme processus au cours duquel chacun peut faire l’expérience de son efficacité personnelle et éprouver le plaisir du travail bien fait. Le travail qui fait place à l’imprévu, au pari, aux situations. Le travail où chacun apprend à juger de ce qui dépend de lui et de ses capacités. Le travail et ses apprentissages. Le travail qui met en jeu des collectifs et des parties prenantes, où chacun éprouve ses limites et les vertus de la coopération et de la solidarité. Le travail qui est toujours une rencontre entre soi et le monde, qui ne consiste jamais en une soumission à son environnement, puisqu’aussi bien « le sujet et le monde ne préexistent pas comme entités isolables, mais sont les produits de ces relations (3)».

Travail qui peut être empêché et pathogène lorsqu’il est conçu comme la stricte exécution des procédures, objet d’une compétition permanente ou soumis à des promesses intenables et à des injonctions contradictoires. Sans parler des bullshit jobs et de tous ceux à qui on propose de vivre leur liberté sous forme de travail ubérisé pour des plateformes qui n’ont pas lu le Code du travail (voir dans Metis Sorry we missed you de Ken Loach).

Revenons à Charles Darwin. Dans le contexte de la révolution industrielle, John Dewey s’appuie sur l’œuvre de Darwin dans sa lutte contre, d’un côté, les partisans du laisser-faire et, de l’autre, contre ceux qui souhaitent que « la population devienne la cible passive et consentante du savoir des experts, chargés de la réadapter de manière optimale aux exigences de la révolution industrielle (4)». Il y voit au contraire la confirmation que « l’organisme n’est en aucun cas modelé par l’environnement comme une pâte molle. C’est lui au contraire qui prend activement l’initiative, en proposant une action nouvelle sur son environnement ». C’est cette action, empêchée par la « grande société industrielle, avec ses immenses forces impersonnelles favorisant la concentration, qui a rendu les individus incapables d’agir sur le cours des affaires sociales, et c’est précisément à ce moment-là qu’on leur a demandé de devenir les agents du progrès économique et social ». Où l’on voit que le Nouveau Monde ressemble quelquefois à l’ancien.

Face à ce constat et à la « démoralisation » qu’il cause, John Dewey (5) développe la méthode de « l’enquête sociale » où chacun peut prendre part à la définition et à la résolution des problèmes collectifs, l’intelligence expérimentale contre la confiscation du savoir par les experts et l’articulation entre l’ouverture mondiale et l’échelle locale des communautés. Nous sommes loin de l’adaptation et de la compétition de tous contre tous, compétition que le PDG du CNRS, Antoine Petit, qualifiait récemment de « darwinienne » pour signifier que la sélection et l’élimination en étaient les objectifs.

Les enjeux présents et à venir

La prise en compte des leçons de l’histoire comme celles de l’ergonomie et de la sociologie du travail aurait permis d’éviter cette juxtaposition de deux conceptions, non seulement incompatibles, mais aussi fausses l’une que l’autre. Non, l’évolution en cours n’est pas inéluctable. Des forces puissantes sont à l’œuvre, mais il n’y a ni déterminisme technologique ni lois de l’histoire auxquels nous devrions nous soumettre au nom du progrès et d’une marche continue vers « la » civilisation. Non, notre parcours professionnel n’est pas le fruit de notre seule volonté, fût-elle assistée d’une appli permettant de choisir la bonne formation dans le catalogue. On ne peut pas réduire la liberté à un principe abstrait et ignorer les multiples interdépendances et les contraintes qui pèsent sur nos décisions (et si nous parlions des conditions de logement quand les offres d’emploi se concentrent dans les grandes villes où l’immobilier est inaccessible ?) de même qu’on ne peut assimiler l’histoire à un « processus sans sujet ».

Où sont passées les interrogations sur la soutenabilité de ces évolutions qui semblent se produire indépendamment de toute volonté humaine ? Qu’en pensent ceux qui aujourd’hui « choisissent » en dehors des sentiers battus et indépendamment des « besoins des entreprises » de se consacrer à des activités humanitaires, écologiques, d’investir des tiers-lieux hybrides et foisonnants et de vivre d’un métier qu’ils maîtrisent et qui ait du sens pour eux (Révolte des premiers de la classe, Jean-Laurent Cassely) ? Est-on certain qu’ils soient inadaptés ou en retard pour affronter « les enjeux présents et à venir » ?

La politique a certainement besoin d’un discours qui ne soit pas entièrement celui du calcul, de l’efficacité et de la technique administrative. Parler-vrai ne se réduit pas à aligner des chiffres. Il arrive que des utopies ou des rêves transforment le réel quand des lois échouent à le faire. On ne « répare pas la société » (Voir dans Metis : « Utopies réelles », 01/2018), comme on le fait d’une machine qui a déjà beaucoup servi. Un ordre symbolique nous fait tenir ensemble autant, sinon plus, que nos intérêts matériels et « l’institution imaginaire de la société » ne peuvent se passer d’un peu de lyrisme. Il a tout à craindre de la falsification du langage.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.