S’il fallait prouver l’extrême difficulté à définir ce qu’est le travail, il suffirait de mettre côte à côte ce qu’en dit un économiste, un sociologue, un ergonome, un anthropologue, un philosophe, un moraliste, sans oublier un politique, un syndicaliste et le travailleur lui-même. Chacun nous ouvre les yeux sur une dimension du travail, des plus utilitaires aux plus existentielles. À juste titre nous nous méfions de la prétention à prendre un aspect particulier pour le tout et « la » vérité du travail. Mariette Darrigrand est sémiologue. Dans un livre malicieux, L’atelier du tripalium. Non, travail ne vient pas de torture ! elle analyse les discours, les mots, qui, d’une époque à l’autre, d’une langue à l’autre, accompagnent le travail et l’idée qu’on s’en fait. Elle ouvre des perspectives qu’aucun autre point de vue n’offrait.
Tout commence par une invitation. Une entreprise, ambiance start-up, soucieuse de retrouver le sens des mots, invite Mariette Darrigrand dans un atelier au cours duquel l’ensemble des collaborateurs doit réfléchir aux risques de montée du stress, des burn-out et autres pathologies, au moment où le télétravail se généralise. Les dirigeants, soucieux de mettre l’accent sur les risques inhérents au travail en général, risques que le travail à distance amplifie si on n’y prend pas garde, ont intitulé la journée « Atelier du tripalium ». Ils pensent ainsi alerter en utilisant ce qu’ils pensent être l’étymologie du mot travail. Il viendrait de tripalium, instrument de torture, pic à trois branches.
Mariette Darrigrand dans son rôle de sémiologue invitée, les détrompe aussitôt : « Tripalium n’est pas l’étymologie de travail ». L’histoire de « travail » mérite d’être éclairée de bien d’autres façons. C’est ce à quoi elle s’emploie lors de ce séminaire et dans son livre L’atelier du tripalium. Non, travail ne vient pas de torture ! Au XIXe siècle Emile Littré dans son dictionnaire établit d’autres origines. Le mot travail vient en fait du trabalh, outil du maréchal-ferrant qui soutient le cheval pendant qu’on le ferre. Sous la forme trave, il désigne également la pièce de bois fixée entre deux animaux de trait, ainsi que les pièces d’une charpente. Mariette Darrigrand peut alors écrire que le travail « contient tout autant la trave que l’entrave », il est profondément ambivalent, ce que la référence dominante au tripalium ignore.
La question n’est pas de nier les risques et les souffrances ou d’entrer dans un débat de spécialistes à propos de la « vraie » étymologie. Mariette Darrigrand l’écrit « les fausses étymologies sont les meilleures », « le travail comme torture fait partie de notre histoire ». En revanche, il faut se demander pour quelles raisons c’est le mot « travailler » qui s’est imposé en français au XVe siècle, alors qu’il était en concurrence avec œuvrer, opérer, usiner, boulotter, machiner, ouvrager ou des termes de métier et pourquoi cette fausse étymologie de tripalium n’a laissé aucune chance à d’autres histoires.
Labeur, longtemps en concurrence avec travail, avait toutes ses chances. Il vient en droite ligne du mot latin labor. En français, il n’est plus guère utilisé. Il en reste des mots positifs, labourer, laboratoire — les lab se multiplient—, mais aussi essentiellement un qualificatif négatif, laborieux.
Dans The human condition, publié en 1958, Hannah Arendt établit une hiérarchie entre « le travail civilisant et le travail instrumentalisant et régressif ». En anglais, elle distingue Labor, Work et Action. La traduction française trois ans plus tard est Travail, Oeuvre, Action. En utilisant le mot Work, distinct du Labor, Hannah Arendt ne suggère pas une dimension nécessairement créative ou artistique à ce deuxième niveau, ce que Oeuvre suggère. Ce qui compte, c’est que l’artisan, ou l’artiste, dépasse sa condition naturelle. Il faut le recours au latin pour dire ce qui distingue l’animal laborans, qui produit pour sa survie de l’Homo faber qui fabrique des objets artificiels, « en particulier des outils à faire des outils », qui ne « travaille pas comme un animal mais comme un ingénieux humain ». Ce qui lui donne une responsabilité particulière : « Seul avec son image du futur produit, l’Homo faber est libre de produire, et de même, confronté seul à l’oeuvre (work) de ses mains, il est libre de détruire ». Enfin, enjeu en phase avec nos débats actuels autour de l’IA, il risque d’être instrumentalisé lui-même par les instruments qu’il crée, « le devenir machinique du monde ne peut que produire l’obsolescence de l’Homme » (Günther Anders).
Les religions se sont beaucoup intéressées au travail. Dans la tradition judéo-chrétienne, « Dieu produit un certain travail, c’est ainsi que le monde prend forme ». Le septième jour il peut s’accorder un repos bien mérité. Le protestantisme introduit une rupture. Le travail était punition, les hommes devaient souffrir pour racheter leurs péchés. Avec Luther, puis Calvin, il devient élévation, signe d’une élection divine. « Travailler c’est prier deux fois » écrira Luther. Moins mystiques sans doute, nous gardons à l’esprit que « les travaux et les jours nécessaires à la longue marche de l’humanité peuvent posséder une forme de transcendance. Peuvent “avoir du sens” comme le dit sans plus de précision — et c’est heureux — la langue courante aujourd’hui ». Ainsi nous débattons de la raison d’être de l’entreprise, nous mobilisons les salariés autour d’un purpose, nous cherchons à accorder nos activités à nos valeurs, à répondre à ce qu’on pense être notre vocation.
Au fil d’une dizaine de courts chapitres, Mariette Darrigrand explore d’autres appellations, d’autres filiations. Du terme fondamental dans la langue grecque, ergon, qui signifiait, acte, geste, faire, travail, exploit, nous avons gardé un préfixe, celui de l’ergonomie, de l’ergothérapie, mais aussi les mots énergie, organe, organisation, énergumène ou démiurge. En pariant sur le pouvoir des mots, imaginons un instant que plutôt que travailler sous la menace d’un instrument de torture, nous ergonnions, concentrés sur ce que nous faisons et pleins d’énergie… A moins que fidèles à l’opposition faite dans le monde latin entre otium et negocium, nous revendiquions comme Rimbaud d’être ce « bel oisif », celui qui « suspend les affaires », qui cherche « à profiter sans faire de profit », qui consacre un temps à la vie de l’esprit et des affaires publiques, la vita activa pour le dire comme Hannah Arendt, un temps qui ne relève ni de la production, ni du repos réparateur, de la « reconstitution de la force de travail », pour le dire comme Karl Marx.
Tout aussi stimulant est le chapitre dans lequel, on passe de la trave, cette pièce de bois utilisée pour construire des bateaux, au voyage grâce à l’anglais to travel. Les métaphores maritimes, si présentes dans le vocabulaire managérial, tenir la barre, le gouvernail, les coéquipiers, mener sa barque, prennent alors un relief particulier, « dans leadership, il faut entendre ship ». Chacun peut « monter sur le pont » et le « grand voyage de l’humanité continue » pour Homo faber, qui est « un incorrigible et indéfectible homo viator. Homme itinérant, migrant, en chemin ». Même si parfois c’est la galère.
Le chapitre intitulé Techne et Metis est un régal. Opposée à Mars, pulsionnel et brutal, la metis est un ensemble de qualités intellectuelles et morales, « la metis n’est pas la raison pure : elle est mieux que cela ». Les deux historiens du monde grec, Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant la décrivent « comme un ensemble complexe mais très cohérent d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambigües, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux ». Pardonnez cette longue citation. Nous avons il y a une quinzaine d’années après de longues discussions nommé notre publication Metis. J’ai plaisir à rappeler le sens que nous donnions à ce titre. Il nous oblige.
Le livre se termine avec une soixantaine de pages de glossaire de « A comme affaire à Z comme zèle ». Je tombe sur la définition de « taffer » : « Dans la langue des corsaires : prendre le taf, c’est voler le butin. Taffer est donc foncièrement amusant et malhonnête ».
Pour aller plus loin
Martin Richer alertait en 2017 sur notre usage des mots et des étymologies lorsqu’on parle ou écrit sur le travail, après la lecture du livre de Pierre Jullien : Les mots font le job ; Nouveau lexique du monde du travail, Lemieux éditeur, janvier 2016, 176 pages
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