9 minutes de lecture

Cela fait bientôt quatre siècles, depuis l’an 1625 exactement, que nos gouvernants et chefs d’entreprise nous échauffent ou nous refroidissent avec la réforme. Mais cela va beaucoup mieux depuis que j’ai appris, grâce à l’opuscule de Pierre Jullien, que ce mot signifie « le rétablissement de l’ancienne discipline dans une maison religieuse ». Comme par ailleurs, il m’indique que le verbe « réformer », dérivé du latin reformare, signifiait au XIIe siècle « rendre à sa première forme », « ramener à sa forme primitive », je comprends mieux qu’à force de « réformer » le Code du travail, on va finir par rétablir les rapports sociaux dans l’état où ils étaient avant l’invention du bienheureux salariat.

 

ecriture

Leonid Pasternak

 

Les Mots font le job : le titre du délicieux ouvrage de Pierre Jullien dit bien son intention. Il s’agit de renifler les mots du travail, de la vie en entreprise, de l’emploi, comprendre leurs déformations successives, leurs gauchissements et ajustements à chaque époque, qui nous font revivre quelques siècles d’histoire économique et de mouvements sociaux.

 

Car les mots travaillent comme on dit d’une pièce de bois qu’elle travaille. Eux aussi sont schumpétériens. « Des sens sont détruits, d’autres connaissent le burn-out ou bien la mise au chômage technique en attendant la retraite ou un réemploi » nous dit notre auteur. Ils jouent avec leur époque et avec nous. Mieux qu’une armée de sociologues, ils décrivent l’évolution du monde de l’entreprise, ses réussites, ses hautes œuvres, mais aussi ses petites lâchetés quotidiennes, ses dérives et ses bassesses.

 

Journaliste au Monde depuis 1983, Pierre Jullien a alimenté cet ouvrage par ses chroniques publiées sur la chaîne « emploi » du site lemonde.fr. Mais réalisé par un amateur de mots, qui a été durant 17 ans journaliste puis rédacteur en chef du Monde des philatélistes, l’exercice se teinte des manies gourmandes du collectionneur. Rien ne lui échappe dans la course du temps, mais aussi dans celle de l’espace : dans notre monde globalisé, il nous rappelle que les mots du travail voyagent. Challenge, coach, entrepreneur, management : les meilleures expériences nous ont été empruntées par nos cousins anglais… à qui nous nous sommes empressés de les reprendre non sans nous sentir un peu coupables. Mais nous avons aussi repris l’infâme process, « emprunté du français processus aux environs de l’an 1300 ».

 

L’auteur se délecte avec les éléments de langage, qui forment l’ossature de la communication moderne et avec la novlangue managériale, qui la déforment. Et c’est cet alliage qui fait le charme de ce livre : la rigueur de l’encyclopédiste alliée à la subtilité, à l’humour, qui font scintiller cette joyeuse profusion de références et de citations goûteuses.

 

Renifler les mots pour comprendre ce qui nous arrive au travail

 

Le principal attrait du livre est de nous inciter à utiliser les mots pour réfléchir à ce qui nous arrive au travail, dans notre entreprise, dans notre métier. Prenons par exemple le noble métier de président de la République. L’un d’entre eux envisage de proposer un pacte à des porteurs de pin’s sur lesquels est inscrite la mention « 1 million d’emplois ». Avant d’en décider, mieux vaut bien lire Pierre Jullien et découvrir avec lui que le mot « pacte » renvoie selon le Petit Larousse à une « convention par laquelle en sorcellerie, le diable se met au service de quelqu’un en échange de son âme »…

 

De même, on s’est souvent interrogé dans Metis sur la vigueur de la discipline et de la hiérarchie dans les rapports de travail (voir par exemple : « Ce n’est pas l’entreprise qu’il faut libérer ; c’est le travail »). Là encore, Pierre Jullien nous propose des pistes à travers le Petit lexique des mots essentiels (2001) d’Odon Vallet, selon lequel « les anges de Dieu délivraient ses messages en descendant auprès des hommes aux moments clés de la Révélation. Le christianisme primitif donna un statut à ces relayeurs en créant le mot grec de hiérarchisa ou pouvoir (archè) du sacré (hiéros) ». Le pouvoir sacré : excusez du peu !

 

Vous vous demandez comment les entreprises vont pouvoir accompagner « leurs » seniors jusqu’à une retraite dont l’âge est sans cesse repoussé ? Lisez Pierre Jullien, qui nous éclaire : le mot « carrière » renvoie à un « terrain entouré de barrières et aménagé pour des courses de chars » selon le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé), mais marque également « la distance qu’un cheval peut parcourir sans perdre haleine ». Souffler, c’est gagner !

 

Au diable ce tripalium !

 

livrecouv

Maintenant que j’ai dit tout le bien que j’en pense, voilà le moment de faire part de mes deux réserves sur le livre. Elles ne constituent en rien un découragement à le lire, bien au contraire.

 

Dans un chapitre intitulé « Le travail, quelle torture », Pierre Jullien nous « fait le coup » du tripalium. C’est un coup classique, maintes fois perpétré, y compris par des récidivistes. Il consiste à dénier la complexité et l’ambivalence du travail, à la fois effort et accomplissement, pour ne retenir que son versant doloriste. Alors on nous ressert l’étymologie du mot travail, qui proviendrait du fameux et accablant tripalium, instrument de torture à la réputation sulfureuse. Car le mot latin tripalium désignait effectivement un instrument de torture, mais aussi le dispositif de contention utilisé lors du ferrage des animaux de trait. Écoutons deux des analystes les plus subtils du travail :

 

Maurice Thévenet (« Le travail à vide », RH Info, 17 décembre 2014) : « Un a priori consiste à penser que le travail n’est que pression sur la performance, stress imposé, cadences infernales, contrainte et souffrance, en ne voyant dans cette activité humaine que l’étymologie tronquée d’un tripalium réduit à un instrument de torture et non à l’outil qui aidait le maréchal-ferrant à immobiliser l’animal pour mieux le ferrer ou le soigner ». Oui, le soigner…

 

Pierre-Yves Gomez (Le Travail Invisible ; enquête sur une disparition, Ed. François Bourin, février 2013) : On répète en écho l’origine supposée du mot travail (tripalium) pour conforter « une conception accablante du travail, vu comme un supplice, une aliénation », alors que « cette étymologie est largement fantaisiste : le tripalium était un dispositif destiné à immobiliser un animal à marquer ou à ferrer. (…) L’objet manifeste essentiellement l’inconfort d’une situation qui contraint la liberté. (…) Ainsi une conception doloriste du travail se forge une fausse origine savante ».

 

Le management, entre contrôle et soutien

 

L’auteur s’est peu intéressé au management, qui pourtant apparaît aujourd’hui à la fois comme le responsable (victime expiatoire ?) des maux de l’entreprise moderne et le porteur du salut à qui on demande de résoudre toutes les contradictions. Expédiant ce petit chapitre avec une élégante désinvolture, Pierre Jullien se contente de souligner l’emprunt par les Américains du français « ménager », qui signifiait « disposer et régler avec soin », attesté depuis le XVIe siècle. Là encore, il ne regarde qu’une seule face de la médaille, car le management, lui aussi, se dérobe à une analyse univoque.

 

Le mot anglais « management » viendrait du français « manège », qui lui-même provient du latin « manus agere », conduire avec la main, comme on le fait dans un manège d’équitation. Pour Loïck Roche, directeur de la pédagogie et doyen du corps professoral de l’école de management de Grenoble, l’étymologie du terme management, dans une première acception, provient effectivement du mot « manager » qui signifie contrôler, mais dans une seconde, il se rapporte à ménager, c’est-à-dire soigner ou cultiver. On retrouve ici le dilemme du manager moderne, écartelé entre le fatras du reporting, du contrôle qui lui est imposé par des dirigeants qui cherchent à se rassurer ayant perdu le contact avec le travail et la volonté de s’investir davantage dans le soutien professionnel des collaborateurs (voir « Démarches QVT : la nécessaire refondation du rôle du manager de proximité », Management&RSE).

 

Poussant un peu plus loin la perversité, Lionel Meneghin (« La manipulation, est-ce efficace ? », Le Cercle, octobre 2012) relève une consanguinité troublante : « La métaphore de la main est importante. Étymologiquement, manipuler signifie en effet « conduire par la main ». Un autre verbe emprunte l’image de la main et de l’usage qui peut en être fait. C’est le terme « manager », étymologiquement « mettre la main ». Manipuler et manager semblent partager une proximité, voire une complicité. Jeux de mains, jeux de vilains ? ». À vous de juger !

 

Conclusion

 

Le livre de Pierre Jullien montre que les mots sont un outil de résistance. Il faut tirer les enseignements de l’étude réalisée par l’UJJEF et Inférences sur l’Analyse sémantique du discours corporate des entreprises (mars 2010) : ce rapport introduit la notion de « greenspeaking » et définit les grandes caractéristiques du discours corporate sur la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et le DD (développement durable) : économisme, court-termisme, pas de pensée de la complexité, évitement de la contradiction et du conflit. Elles sont paradoxales vis-à-vis de la substance même du DD. « Sur plus de 500 000 mots et locutions examinés, le mot contradiction est cité une fois… pour dire qu’il n’y en a pas ! » (voir Séverine Lecomte et Assael Adary, L’ISO 26000 en pratique : faire de la responsabilité sociétale un levier de performance pour l’entreprise, Dunod, mars 2012, page 129).

 

C’est pourquoi nous avons besoin de la puissance originelle des mots, qu’il faut remettre sans fards, au centre de la communication pour rétablir le dialogue. Je ne résiste pas, d’ailleurs, à rappeler l’étymologie du mot « dialogue », qui au travers du préfixe « dia » nous indique qu’il s’agit d’une traversée, d’un enjambement, idée que l’on retrouve dans le mot « diagonale ». Or, nos communicants ont oublié le sens du préfixe co-, qui pourtant, signe leur métier.

 

Je crois qu’aujourd’hui, il y a pire que la langue de bois, c’est-à-dire les incantations idéologiques qui esquivent la réalité : c’est la langue de coton, c’est-à-dire le politiquement correct d’entreprise, une parole qui met la réalité abrasive des événements à distance, qui anesthésie la discussion, aseptise la contradiction et l’étouffe sous un consensus de façade. Et l’on constate, effaré, l’apparition d’un nouveau langage, au confluent du business et de la guimauve : le « biz-ounours ». La communication aujourd’hui n’est pas une communication responsable ; c’est une parole abondante, verticale et du haut vers le bas. De ce fait, elle n’imprime pas sur le corps social : les mots du management sont à haut débit, mais ont peu de crédit.

Pour aller plus loin :
Pierre Jullien, Les mots font le job ; Nouveau lexique du monde du travail, Lemieux éditeur, janvier 2016, 176 pages, 12 €

 

Print Friendly, PDF & Email
Website | + posts

J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.