8 minutes de lecture

Bousculer le monde de la formation professionnelle, le faire à Béthune dans les Hauts de France, en interagissant avec les collectivités et les entreprises du territoire, développer les compétences numériques de jeunes en reconversion en y intégrant soft skills et enjeux de la transition, c’est le programme de Laurie Mézard. Carine Chavarochette l’a rencontrée. Article.

Laurie Mézard est une jeune femme dynamique. Elle a débuté sa formation supérieure à l’Université. Après une licence de psychologie, elle a décidé de rejoindre l’École 42 pour se former à la programmation informatique. Puis elle a rejoint l’équipe pédagogique de cette même école, où elle a mené la  « gamification » de l’architecture pédagogique 42 pour promouvoir le développement de la motivation intrinsèque chez les étudiants. Elle s’est ensuite envolée pour le Vietnam, où elle a dirigé l’ouverture d’une école de programmation laissant la part belle aux soft skills. Forte de son parcours alliant théorie et pratique, Laurie Mézard a décidé de poursuivre sa formation à l’Upec (Université Paris-Est Créteil) en suivant un master d’ingénierie de la formation inspiré par le paradigme de l’énaction. Cette nouvelle étape apprenante lui a permis de se familiariser avec les pratiques artistiques et corporelles intégrées aux formations. Chant, danse, dessin permettent de développer les relations au vivant et de prendre en compte les interactions dynamiques entre l’apprenant et son environnement.

Le projet CodinGoat : un ancrage territorial

Début 2025, Laurie Mézard rejoint la communauté d’agglomération de la ville de Béthune pour lancer un nouveau modèle pédagogique : CodinGoat.

La communauté d’agglomération souhaite favoriser la transformation numérique de son bassin industriel, tout en s’enracinant dans la dynamique rev3 de la région Hauts-de-France – une dynamique pour une révolution industrielle décarbonée et orientée vers l’avenir, pour une région plus durable et plus solidaire. L’agglo « 100% durable » comme elle se décrit, a ainsi intégré le Campus des Métiers et des Qualifications Industrie et Transition Numérique, et c’est dans ce contexte qu’elle monte un partenariat avec CodinGoat pour développer un numérique responsable sur le territoire.

Ce partenariat permet de faciliter à la fois la reconversion de demandeurs d’emploi vers les métiers numériques, mais aussi de toucher et de remobiliser de jeunes ruraux, notamment grâce au réseau de bus qui irrigue l’agglomération. Là où les jeunes doivent généralement monter à Lille pour se former (Université, écoles supérieures), l’agglo fait le pari d’accueillir en son sein une structure qui vise autant le développement des compétences numériques des jeunes que leurs soft skills, tout en intégrant les enjeux de transition. L’objectif affiché est de retenir les talents sur un bassin industriel dynamique et d’en adresser les besoins spécifiques, afin d’accroître son économie.

La cible du partenariat est plurielle : les jeunes éloignés de l’emploi et peu qualifiés – qui n’ont pas pu se former sur le numérique, mais qui en ont l’appétence –  et les jeunes en reconversion qui cherchent un métier à impact social et éthique. Les jeunes post-bac n’ont pas été identifiés comme cible car, comme le souligne Laurie Mézard, il faut une certaine dose de maturité pour se poser la question de l’éthique : « Cela demande de s’être frotté une première fois au monde du travail et d’avoir commencé à en saisir les enjeux. »

Dans une moindre mesure, la formation cible également les jeunes résidant dans d’autres localités afin de favoriser la mixité sociale, terreau fertile pour le développement des soft skills et de la compréhension du monde. Néanmoins, précise Laurie Mézard, il reste difficile de mobiliser pendant 10 mois des jeunes qui ont des difficultés pour se déplacer d’une région à une autre (mobilité, logement, soutien familial ou amical, etc.).

Quant à l’admission des candidats en formation, le seul vrai critère de sélection réside dans la capacité du candidat à s’ouvrir au monde et à penser sa responsabilité sociale. « Nous ne prendrons pas des personnes qui sont juste passionnées par les métiers du numérique sans chercher à y donner du sens. Nous souhaitons offrir une voie à des personnes curieuses et ouvertes à la réflexion sur l’impact de leur métier. »

« Une formation tournée vers l’avenir et le collectif »

CodinGoat se revendique comme une formation à impact. Le parcours vise à comprendre l’impact des outils numériques et de leur utilisation sur le monde qui nous entoure – en termes d’énergie ou de stockage par exemple. Mais, et c’est là aussi une des caractéristiques de la formation, également à apprendre à développer des outils inclusifs et accessibles, qui adressent les besoins des usagers sur un territoire donné. A cette fin, les apprenants participent à des actions de médiation numérique et co-construisent un projet social territorial. Ces actions hors les murs permettent à l’apprenant de s’interroger sur l’impact de son (futur) métier. Quelles conséquences pour la société qui m’entoure si j’utilise telles ou telles technologies numériques ? Quels avantages ? Quelles limites ?

« Au-delà des réflexions sur l’impact technique, ce qui est crucial pour nous c’est aussi la richesse de ces expériences. Elles permettent de faire expérimenter aux apprenants différents rôles sociaux, pour qu’ils puissent trouver leur place dans la société », révèle Laurie Mézard. Présenter et défendre un projet social numérique avec les habitants concernés ; être dans une posture transmissive ; ou encore, défendre un point de vue face à des parties prenantes qui ont d’autres priorités – autant de postures que de situations.

Ainsi, la formation facilite également une découverte de soi et de comment chacun se relie aux grands enjeux sociétaux. Les jeunes éloignés de l’emploi peuvent découvrir, dans un environnement bienveillant et collectif, leurs compétences cachées comme leurs atouts, pour apprendre à entrer pleinement en relation avec les autres et le monde. « Il n’y a pas d’écologie extérieure sans un travail sur l’écologie intérieure, » affirme Laurie Mézard.

Vient donc ensuite un travail sur les pratiques narratives, pour donner du sens et relier les différentes expériences dans un récit de soi capacitant. Ce travail est un mélange d’ateliers d’écriture et de production, individuels et collectifs. Comme support de médiation, des techniques comme l’arbre de vie permettent de poser l’interprétation que l’on a de ses ressources, de sa propre place dans le monde, et de la mettre en résonance avec les autres personnes du groupe. Un véritable travail sur les émotions des autres à la réception de son récit se met en place, tout en facilitant une réflexion sur soi et avec les autres. « Le récit doit être collectif pour ancrer sa place dans la société. On est toujours en relation avec les autres. »

Concrètement, la formation se déroule sur deux années :

  • La première année est dédiée à l’enseignement des fondamentaux de la programmation et au développement de la posture éthique, en s’appuyant sur les actions hors les murs précitées (médiation numérique, projet social territorial) et sur des ateliers réflexifs ouverts aux entreprises et aux habitants. C’est aussi une année en « co-living », où des temps de vivre ensemble et des activités communes sont organisés en soirée.
  • La seconde année s’articule autour de l’alternance en entreprise et des cours en distanciel, pour expérimenter concrètement un métier utilisant des technologies numériques mais aussi pour se confronter au monde de l’entreprise, à des managers, des collègues voire des clients – pour valider son choix professionnel en toute conscience. À l’issue de ces deux ans, les apprenants passent devant un jury pour obtenir le titre professionnel « Concepteur développeur d’applications ».

La pédagogie par projet est le maître mot du parcours. Une pédagogie par projet déployée progressivement, intégrant de nombreux outils et méthodes, pensée comme un accélérateur de prise d’autonomie. Même si, in fine, la pierre angulaire de l’autonomie de l’apprenant reste le formateur. « Ce qui compte le plus, pour accompagner le développement de l’autonomie, c’est la qualité de présence du formateur. »

Comment concevez-vous la formation professionnelle et plus généralement l’articulation entre formation et travail ?

« Prenons l’exemple des besoins exprimés par un de mes interlocuteurs de l’agglomération de Béthune. Les entreprises du bassin remontent un problème récurrent avec les alternants sur le marché du travail : les alternants manquent de soft skills. Pire, ils ne restent pas. Alors que l’entreprise se veut et se vit familiale, elle fait face à un taux de turnover élevé, avec les nouveaux qui partent les premiers. Nous sommes donc partis de l’hypothèse qu’il fallait créer une relation en amont de l’alternance, en créant des espaces pour qu’alternants et entreprises développent une compréhension mutuelle, pour mieux se choisir et traverser ensemble les difficultés rencontrées. »

C’est notamment pour cette raison que la formation ouvre ses ateliers de réflexion sur le numérique aux habitants et aux entreprises. Ces ateliers réflexifs ont lieu toutes les 6 semaines. Ils sont consacrés aux enjeux du numérique et les entreprises (PME ou usines) sont conviées pour débattre avec les alternants. Les employés réfléchissent avec les jeunes, et ainsi les personnes apprennent à se connaître en produisant du commun. Les uns se familiarisent avec les enjeux de l’entreprise, car arriver dans une entreprise avec une posture d’apprenant ne suffit pas : il faut se confronter au contexte de l’entreprise, comprendre ses problématiques et développer de l’empathie pour les personnes qui vivent ces problématiques. Inversement, les dirigeants ou employés doivent rencontrer les apprenants avant de les recruter par alternance et apprendre à s’ouvrir à leur point de vue. Pour tous, c’est une posture de respect mutuel.

« Nous organisons également un hackathon sur une semaine à l’issue de 6 mois de formation pour donner une occasion aux apprenants de montrer aux entreprises de quoi ils sont capables. » Ainsi la formation et l’activité professionnelle s’entrelacent pour faciliter une compréhension mutuelle et la possibilité de se choisir réciproquement.

Au-delà de ces espaces d’échanges entre formation et monde professionnel, c’est le rôle même de la formation professionnelle que CodinGoat veut bousculer. « Notre position, c’est que la formation professionnelle ne peut se limiter aux compétences pratiques et à l’acculturation au monde du travail. Le développement des compétences douces pour augmenter la réflexivité est nécessaire, et ce sont nos différents choix pédagogiques (pédagogie par projet, expérimentation de différents rôles sociaux, travail sur le récit de soi) qui vont assurer un développement personnel permettant une intégration harmonieuse – car consciente et choisie – dans le milieu de travail final. »

CodinGoat débutera sa première session avec 20 apprenants à Béthune au premier trimestre 2025. Si vous souhaitez plus d’informations sur l’équipe de formateurs et ce projet dédié à un numérique responsable et éthique à l’échelle du territoire, rendez-vous sur codingoat.com

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Carine Chavarochette est anthropologue pour la recherche publique (chercheur associée au CREDA CNRS UMR 7227 questions environnementales en Amérique) comme dans le cadre de programmes d’innovation dans le champ de la formation et de l'emploi (Centre Inffo en France).

Elle a co-créé et animé le think lab Entreprise&Société (E&P), laboratoire d'innovation pour faire dialoguer les différents acteurs de la recherche, de la société civile et ceux de l’entreprise. Pratique et méthode d'anthropologue lui ont permis de questionner des projets d'entreprise (nouveaux espaces de travail, transition écologique, cultures managériales, transformations organisationnelles) en réalisant observations et diagnostics du travail auprès de directions RH notamment.