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Avec Pédagogie de la résonance (2022), livre d’entretiens avec Wolfgang Endres, Hartmut Rosa poursuit sa sociologie du rapport au monde. Il analyse ce qui peut se passer dans l’univers d’une salle de classe, en plaçant au centre de toute transmission du savoir, la relation de l’enseignant à ses élèves, la relation des élèves entre eux et avec leur enseignant. Cette relation est toujours non seulement cognitive, mais aussi émotionnelle et physique. Elle peut être une relation « muette » ou, selon le vocabulaire du socio-philosophe allemand, une relation résonante, caractérisée par « une réciprocité vivante », lorsque la matière enseignée parle à l’élève, s’inscrit en résonance avec sa propre vie actuelle et le transforme. Le livre concerne surtout l’espace scolaire, mais le concept de « pédagogie de la résonance » peut s’appliquer à tous les espaces de formation destinés aux actifs.

Pédagogie et transition écologique

Hartmut Rosa est connu en France depuis son livre Aliénation et accélération. L’accélération s’est invitée dans nos vies personnelles et professionnelles. Elle limite notre présence au monde, aux autres en même temps qu’elle limite notre capacité́ d’attention. Elle concerne tous les métiers, toutes les catégories sociales, toutes les classes d’âge et toutes les sociétés humaines. L’un des concepts clés d’Hartmut Rosa pour répondre à la dynamique effrénée de nos vies professionnelles et personnelles, n’est pas la décélération ou la lenteur, c’est la résonance (voir dans Metis, « Résonance d’Hartmut Rosa, une sociologie de la relation au monde », janvier 2019), cette possibilité d’un « ajustement rythmique réciproque », d’une interaction chargée d’énergie, celle « d’un sujet et du monde, l’un et l’autre suffisamment ouverts pour entrer en relation et suffisamment stables et fermés pour avoir une fréquence propre, pour parler de leur propre voix ».

Son dernier ouvrage, un livre de pratique pédagogique, nous conduit à interroger la formation et ses acteurs dans un contexte de transformation sociétale. Comment les acteurs de la formation peuvent-ils concourir à la transition écologique ? La pédagogie de la résonance est-elle un outil de sensibilisation et de passage à l’action ? Au moment où de plus en plus d’écoles, universités, grandes écoles, Learning Planet Institute et d’institutions, telles Campus de la transition, Fondation GoodPlanet, École Shamengo, proposent des parcours de formation initiale et continue pour sensibiliser aux enjeux et/ou développer des compétences vertes ou verdissantes, la pédagogie de la résonance est-elle la condition sine qua non de toute formation étiquetée transition écologique ? Ou une modalité parmi d’autres ?

Sortir des cours formatés

Du projet d’une société « éducative » avec la loi Delors de 1971 à celui d’une société « cognitive » dès la fin des années 1990, d’une société imaginée éducative à tous les âges de la vie à une société articulant compétences et employabilité pour la période active, ne sommes-nous pas arrivés à une nouvelle étape du débat ?

La formation a été perçue dès 1982 comme un investissement nécessaire, une production des compétences. Des compétences attendues d’un côté par les organisations pour s’adapter aux nouveaux marchés économiques et d’un autre côté, par l’individu pour assurer son employabilité face aux changements en cours — tournant libéral et chômage de masse. À cette époque déjà, Yves Palazzeschi (2017) rappelle que : « La politique publique, conduite désormais par les régions, ambitionne de réduire le chômage des jeunes par des dispositifs de plus en plus mobilisateurs de ressources. L’entreprise est confirmée dans un rôle de partenaire de cette politique avec la généralisation de l’alternance comme principe organisateur. La lutte contre l’illettrisme redécouvert fait également partie des priorités. Les transformations du travail et la généralisation de l’informatique rendent désormais toutes les catégories professionnelles concernées par la formation. » (1)

Le parallèle est tentant avec nos années 2020. Dans le contexte d’accélération de la transition écologique et numérique et de profonde transformation sociétale, la formation, initiale et continue, a toute sa place, toutes les catégories professionnelles et la société dans son ensemble sont concernées.

Par ailleurs, la pandémie est venue accélérer le recours aux formes hybrides de la formation et de l’enseignement en général. Enfants, jeunes, seniors, salariés, fonctionnaires ont été confrontés à des cours en ligne et ont interrogé par là même l’espace virtuel et présentiel de la salle de classe ou de formation. Cette expérience à grande échelle a permis de questionner la plus-value de l’espace digital ou de l’espace physique dans les apprentissages, de développer de nouvelles ingénieries ou de les adapter, de repenser la complémentarité présentiel-numérique.

L’ouvrage d’Hartmut Rosa replace au centre de toute transmission du savoir, la relation à l’autre — et ce dans l’espace physique. La relation de l’enseignant ou du formateur à ses élèves, la relation des élèves entre eux et avec leur enseignant, des stagiaires entre eux et vis-à-vis de leur formateur, sont ainsi décortiquées.

La pédagogie de la résonance semble ouvrir ou plutôt rouvrir la possibilité de sortir des cours formatés qui ne prennent pas en compte les spécificités des individus et des groupes, des contextes géographiques, des métiers, des sensibilités. Former à la transition écologique des salariés de surcroit militants ou transféreurs ne peut être le même acte pédagogique que celui de sensibiliser des adeptes de la fast fashion ou des collectionneurs de miles.

Repenser compétence et performance ?

Le concept de performance a été déployé dans les années 1960 avec John L. Austin. Dans les années 1980, Noam Chomsky a insisté sur la contrepartie de la performance : la compétence. À partir de ce moment, performance et compétence sont perçues comme complémentaires. Comme le précisent Philippe Carré et Pierre Caspar dans leur Traité des sciences et des techniques de la formation (2017) (2) : « Tant dans sa mission actuelle majeure de production de compétences strictement ajustées aux besoins du monde économique, que dans d’autres formes plus ouvertes ou plus propices au développement des sujets sociaux, la formation s’inscrit dans une dynamique de rapprochement avec le travail. » Le système des formations devient donc une production de compétences.

Hartmut Rosa quant à lui distingue compétence et résonance : « Compétence et résonance sont deux choses bien distinctes. La compétence signifie la maîtrise assurée d’une technique, le fait de pouvoir disposer à tout moment de quelque chose que je me suis approprié comme un acquis. En revanche, la résonance désigne l’entrée en relation progressive avec un objet. […] Elle contient un moment d’ouverture où l’on ne dispose pas de l’objet, ce qui la distingue de la compétence. Une compétence est une appropriation, la résonance suppose une “emmétamorphose” du monde : je m’y transforme moi-même. » Reprenant les analyses de ses précédents livres selon lesquelles « le sujet et le monde ne préexistent pas comme entités isolables, mais sont les produits de ses relations », il propose cette fois le concept d’emmétamorphose. En transformant la personne, le processus d’appropriation du savoir et de compétence est plus actif. À la condition que chacun, élève, enseignant, s’engage dans une relation de résonance. Sachant que l’école n’est pas un espace de résonance en soi, mais un lieu où les relations naissent et « s’éduquent ». Pour que l’école le devienne, il faut que la matière enseignée parle à l’élève et s’inscrive en résonance avec sa propre vie actuelle. Le désir d’une chose permet l’élargissement des compétences et des ressources. La compétence qui « se développe dans un espace de résonance » favorise la création d’espace de travail collaboratif et facilite l’autonomie des apprenants.

D’où une question pour faciliter l’acquisition de compétences nécessaires à la transition écologique : quels seraient ces nouveaux espaces de résonance et d’apprentissage ? Des tiers lieux, des espaces apprenants dédiés dans les entreprises, des formations dans la nature, des espaces digitaux ? C’est une école dans son ensemble, au-delà d’une salle de cours, qui peut devenir un espace de résonance. Et pour cela, Hartmut Rosa propose de recourir au triangle de résonance.

Le triangle et l’espace de résonance

Nous connaissions le triangle didactique : le rapport entre enseignant-élèves-matière à transmettre, Hartmut Rosa propose le triangle de résonance où l’école est l’espace de résonance entre enseignant, élève et matière dans une interaction réciproque. Et ce sans tomber dans le triangle de l’aliénation, puisque le triangle de résonance ne cherche pas à devenir un triangle de l’harmonie. Les dissonances entre les parties prenantes sont tout aussi importantes dans cette relation.

La pédagogie de la résonance se réalise hors d’un état de fatigue, en dehors du « je me force à », mais avec le goût de l’effort et chaque personne est consciente qu’une chose « a changé en elle ». Elle repose sur trois piliers : la motivation, le feedback et l’espace. La motivation en permettant l’interaction déclenche des relations de résonance entre deux personnes ou plusieurs « j’ai fait entendre ma voix, mais quelque chose m’est revenu ». Le feedback, le « nourrir en retour », comme procédé de réciprocité pour que chaque personne s’écoute, s’intéresse à l’autre et parle d’un fait accompli ou vécu « pour réfléchir ensemble à ce qui a bien fonctionné et à ce qui n’allait pas, ou pas encore ». Et enfin, troisième pilier, l’espace de résonance d’une salle de cours se crée à partir du moment où les interactions provoquent une synergie, une « inspiration contagieuse et partagée ». Cet espace est alors propice à une forme de relation qui permet à un élève, stagiaire, étudiant, de se transformer.

Quel serait le type de cours sur la transition écologique et ses enjeux pouvant à la fois mener à une prise de conscience et à une mise en action ? Les enseignements descendants (en formation initiale ou continue) sur le changement climatique sont bousculés par de nouveaux formats pédagogiques portés par exemple par la fresque du climat ou la fresque océane, ces « ateliers citoyens », engagés, ludiques et collaboratifs. Ces formats permettent à la fois de sensibiliser et à des individus de trouver collectivement des pistes d’actions concrètes. Ces formations s’inscrivent bien dans le concept de résonance d’Hartmut Rosa et son triangle de résonance.

L’espace de résonance s’inscrit également dans l’espace physique de la salle de cours, du bâtiment, de son architecture et de la mobilité possible des corps dans ces lieux. La résonance est toujours un phénomène corporel. L’espace de l’école ou du lieu d’apprentissage permet cet espace de résonnance entre les personnes. Il facilite ou non les relations, les discussions. Les objets présents, les outils, facilitent eux la mémorisation et les tests. Hartmut Rosa précise que : « Les expériences de résonance dépendent des relations physiques, nous les faisons à partir de nos sens, avec toute notre corporalité, notre posture et notre tension physique. Cela veut donc dire que notre rapport au monde dépend aussi de l’environnement. »

La question de la résonance se pose également dans les espaces digitaux de la formation : les écrans ouverts ou non, les micros, la participation de chaque personne et la distribution de la parole. C’est par la voix que la résonnance se produit entre deux personnes et cette voix doit être singulière pour porter un message, entrer en résonnance avec d’autres. Sur ce point, le socio-philosophe ne s’attarde pas. Pourtant, des « emmétamorphoses » peuvent se réaliser aussi à distance, si le cadre créé par le formateur est propice à l’échange et au partage et si tous les participants jouent le jeu en allumant leur caméra, en interagissant et en respectant le point de vue de l’autre.

Faudrait-il nécessairement apprendre au-dehors, dans le cadre de la nature pour être à la fois sensibilisé aux enjeux de la transition écologique et développer de nouvelles compétences notamment émotionnelles ? Ou bien s’appuyer également sur les technologies numériques ? L’hybridation est-elle la solution à tout ?

La pédagogie de la résonance, un outil des transitions ?

Hartmut Rosa rappelle que la pédagogie de la résonance est permise dans un contexte où l’enseignant prend la mesure des spécificités du groupe, dans une posture d’écoute, sans homogénéisation possible et où le groupe a également envie de se faire « bousculer », de sortir de ses retranchements, d’être dans un état réceptif. La pédagogie de la résonance doit permettre à l’enseignant de faire accéder à des fragments de monde, « de faire parler et chanter les choses auparavant muettes » et donc de sensibiliser aux transformations sociétales.

Les débats sur la nécessité de former étudiant, salarié, agent public, dirigeant, cadre ou employé aux enjeux de la transition ont porté leurs fruits puisque de nombreuses formations, initiales et continues, ont modifié leur ingénierie pédagogique pour tenter d’y répondre. Mais le nouveau débat qui semble s’engager, après les premiers retours des hauts fonctionnaires sur ces formations par exemple, porte sur la nécessité de ne pas axer le contenu sur les seules décarbonation (The Shift Project) ou réduction énergétique, mais bien de réfléchir pour agir à la sauvegarde de la biodiversité et des ressources naturelles en général. Le petit monde de la formation et les débats qui l’agitent permettront-ils de lancer un débat de société plus large : celui de la remise en cause de nos modes de production économique depuis plus de 200 ans (Jarrige et Vrignon (3) ; P. Charbonnier (4)) ? La formation postscolaire n’a-t-elle pas « toujours été à la rencontre des équilibres et déséquilibres des systèmes productifs et sociaux » ? (Carré, 2017, p.48).

Quoi qu’il en soit, le concept de pédagogie de la résonance permet de penser ce qui est « juste », « possible », « urgent », « incontournable » afin d’agir pour faire progresser son métier, ses compétences, sa vision du monde et apporter sa pierre à l’édifice de la transition écologique.

Pour reprendre l’avertissement de Philippe Carré et Pierre Caspar dans leur Traité des sciences et techiques de la formation (2017) « on a toujours demandé à la formation des adultes de résoudre des problèmes d’une autre nature ». Former par « résonance » et « emmétamorphose » ne permettra pas seul de répondre au grand défi planétaire de la transition écologique, mais cette approche est capable non seulement d’enraciner des visions du monde partagées, mais aussi des pratiques impulsant la transformation nécessaire.

Pour en savoir plus

Harmut Rosa, Pédagogie de la résonance, Ed. du Pommier, 2022

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Carine Chavarochette est anthropologue pour la recherche publique (chercheur associée au CREDA CNRS UMR 7227 questions environnementales en Amérique) comme dans le cadre de programmes d’innovation dans le champ de la formation et de l'emploi (Centre Inffo en France).

Elle a co-créé et animé le think lab Entreprise&Société (E&P), laboratoire d'innovation pour faire dialoguer les différents acteurs de la recherche, de la société civile et ceux de l’entreprise. Pratique et méthode d'anthropologue lui ont permis de questionner des projets d'entreprise (nouveaux espaces de travail, transition écologique, cultures managériales, transformations organisationnelles) en réalisant observations et diagnostics du travail auprès de directions RH notamment.