Anne Monjaret, propos recueillis par Carine Chavarochette
Le travail ne se laisse pas saisir par une seule discipline. Il faut multiplier les points de vue pour espérer appréhender ses mutations. Aux regards des sociologues, des psychologues, des économistes, des juristes et autres spécialistes du travail, Anne Monjaret, ajoute celui des anthropologues.
Cette directrice de recherche au CNRS développe depuis plusieurs décennies une anthropologie des espaces professionnels et des interactions humaines. Elle est co-auteur avec Marie-Pierre Gibert de l’ouvrage Anthropologie du travail. Premier manuel en France qui pose les jalons d’un véritable champ de recherche consacré au travail. Il précise les spécificités de l’anthropologie du travail pour rendre compte de la complexité des mondes sociaux. Les différentes ethnographies présentées dans cet ouvrage recourent au politique, au religieux, au genre ou à la technique pour appréhender les expériences individuelles et collectives et montrent l’intérêt, dans un esprit critique, des méthodes de l’anthropologie.
Elle répond pour Metis aux questions de Carine Chavarochette.
Pourquoi l’anthropologie semble, du moins en France, absente de l’analyse du travail ?
Anne Monjaret : En France, ce sont plutôt les psycho-sociologues qui sont reconnus comme spécialistes du monde du travail. Quant aux sociologues, ils se sont également intéressés aux milieux professionnels en développant différents champs pour les analyser : la sociologie du travail, mais aussi celle de l’entreprise ou des organisations.
Néanmoins, les anthropologues se sont toujours intéressés au travail, mais plutôt par le biais de l’anthropologie économique (Meillassoux, Godelier, Jorion) ou de l’anthropologie des techniques — en témoigne la revue Techniques & Culture.
Le contexte de désindustrialisation notamment dans le Nord, de délocalisation des appareils de production autant que celui des transformations de l’artisanat, a donc interpelé les anthropologues. Ce sont les mutations quand ce n’est pas la disparition annoncée des cultures du travail et des savoir-faire qui ont stimulé les recherches anthropologiques en France.
Dès les années 1980, l’initiative portée par le ministère de la Culture et sa Mission du patrimoine ethnologique va permettre de développer un grand nombre de recherches sur les milieux professionnels, artisanaux et industriels.
Durant cette même période, Olivier Schwartz et Florence Weber vont renouveler le regard porté sur les mondes ouvriers.
Ainsi, Florence Weber en menant une ethnographie dans une petite ville rurale et industrielle dans l’est de la France a relié travail et hors travail[1] pour une meilleure compréhension du monde ouvrier. Mais ces auteurs n’ont pas été identifiés comme experts du travail, et pourtant ils traitaient bien du travail.
Parallèlement, des anthropologues dits « exotiques », car spécialistes de populations et cultures lointaines sur d’autres continents ont mené des recherches dans et pour des entreprises françaises (Vuitton, Évian…), mais par l’intermédiaire de bureaux d’étude Sciences humaines et sociales (SHS), dont celui d’A. Etchegoyen, en tant que consultants (P. Erickson, E. Desveau). Monique Jeudy-Ballini a d’ailleurs décrit son observation d’un site industriel de Vuitton fin 1989 pour ce cabinet dans la revue Le journal des anthropologues. C’est donc en dehors de la recherche institutionnelle et de la reconnaissance universitaire, par l’intermédiaire d’un cabinet de conseil que ces travaux ont pu voir également le jour. Les travaux de thèse en anthropologie sur l’entreprise ne sont cependant pas encore de mises.
Certaines ont été publiées, d’autres non. Cette impulsion et la demande sociale qui en découle ont fait progressivement de l’entreprise, un objet de recherche. À l’époque, même si les chercheurs et chercheures se situant dans une ethnologie de la France, observaient des savoir-faire et des cultures de métier, les études sur le travail ne se pensaient pas comme appartenir à un champ à part entière.
Avec le recul, je peux dire que c’est à travers un éditeur (comme le Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), une collection (comme Ethnologie de la France aux éditions de la Maison des sciences de l’homme (MSH), des revues (comme Ethnologie française et Terrain) autant que les monographies existantes sur les manières de travailler que l’on peut lire la place de l’analyse du travail en anthropologie. J’ai moi-même publié ma thèse « La Sainte-Catherine. Culture festive en entreprise » en 1997 au CTHS. Au cours des années 2000, une nouvelle génération d’anthropologues se met à étudier le monde professionnel à travers une activité précise : le traitement des eaux usées en ville (A. Jeanjean), le fonctionnement d’un music-hall (F. Fourmaux), une approche de l’usine par la parenté (V. Moulinié). Ce sont des démarches qui relient l’espace professionnel à l’espace domestique à chaque fois. G. Gallenga s’est quant à elle intéressée à l’univers des transports (et des grèves de 1995), N. Flamant, à l’entreprise à travers l’analyse du management.
Mais encore une fois, ces recherches n’étaient pas estampillées « anthropologie du travail ». Ce n’était pas un champ de recherche identifié travail en tant que tel. C’est pourquoi, il m’a semblé essentiel de publier un premier manuel d’Anthropologie du travail en 2021, en réalité le premier du genre en France.
Comment se distingue l’anthropologie du travail de la sociologie du travail aujourd’hui ?
AM : L’approche des sociologues n’est pas la même, même si notre méthodologie est proche, notre façon d’aborder les questions est différente (voir « 40 ans d’ethnologie du travail et de sociologie du travail », texte rédigé par Anne Monjaret et Olivier Schwartz). Les sociologues interrogent beaucoup plus le travail salarié et le marché de l’emploi. Les anthropologues ont certainement une vision plus large du travail.
Nos préoccupations sont distinctes, bien que nous partagions aussi des thèmes et parfois nos méthodes.
Pour les anthropologues, il s’agit bien souvent de partir de pratiques ordinaires, d’un objet, pour comprendre toutes les relations qui font société, car la dimension sociale du travail s’articule à tout le reste.
Ils partent souvent aussi de champs classiques de l’anthropologie, comme la parenté, le rituel, la religion, la technique, etc. pour saisir les mondes du travail qu’ils observent. Par exemple, ils peuvent s’intéresser à la famille pour expliquer les réseaux de recrutement. Nous ne cherchons pas la même chose sur le terrain. L’induction est notre démarche. Certains sociologues procèdent par déduction, c’est-à-dire qu’ils ont une hypothèse de départ et veulent voir si elle fonctionne ou pas sur le terrain. Les anthropologues construisent leur objet de recherche d’après le terrain.
Je donne un exemple. Alors que je menais une mission ethnographique et patrimoniale dans le cadre d’une convention entre l’AP-HP et le musée des Arts et traditions populaires (MNATP), j’ai débuté ma recherche par des interviews de soignants, d’administratifs, puis j’ai été happée par le terrain et par ma rencontre avec les services techniques. Finalement, j’ai analysé l’univers ouvrier de l’hôpital. C’est le terrain qui m’a porté. Au début de cette enquête, je ne savais pas non plus que j’allais écrire un livre sur les pin-up. Finalement c’est grâce à ces ouvriers de l’hôpital que cette recherche est née. Une collègue, G. Gallenga, n’avait quant à elle pas prévu la grève des transports lors de son terrain de thèse en contrat CIFRE. Elle pensait mener une ethnographie des chauffeurs de bus à Marseille et a ethnographié finalement le conflit social de 1995 à la Régie des transports de Marseille !
Quelle est l’évolution en France, voire en Europe de l’objet « travail » dans la discipline ?
AM : Aujourd’hui, en tant que nommée de la section 38 du CNRS, je peux mesurer l’arrivée de ces nouvelles approches. J’ai pu remarquer que les jeunes générations abordent la question du travail en citant le manuel dans leurs bibliographies, ils se positionnent sans doute plus ouvertement en anthropologues du travail tout saisissant leur sujet en partant également et surtout d’une anthropologie de la globalisation, du politique ou économique… Les conditions de travail appartiennent aux préoccupations de certain. e. s.
Une jeune chercheure, Giulia Mensitieri a analysé les coulisses de l’industrie du luxe à travers notamment l’objet travail. Elle a étudié ce « milieu fantasmagorique » de la mode en expliquant certes les conditions de travail, mais aussi les imaginaires véhiculés par le milieu et les abus qui en découlent. Elle montre comment l’économie capitaliste génère l’exploitation de ces professionnels grâce aux rêves associés au luxe.
C’est ainsi que la question économique trouve sa place aujourd’hui en anthropologie, et ce dans un monde où la discipline « économie » est forte depuis des décennies. C’est par cet angle économique que des anthropologues reviennent au travail. Comme dans les années 1980, c’est la crise qui aiguise la curiosité et pousse à mieux comprendre les transformations de la société en général. Étudier un milieu, un phénomène social demande de faire cohabiter des champs apparemment distincts.
Penchons-nous sur des publications toutes récentes et qui sont assez révélatrices du mouvement que j’ai pu observer. Dans un ouvrage, Ré-Génération, Marc Abélès et Marine Serre pensent à double voix — celle de l’anthropologue et celle de la créatrice de mode —, l’avenir de cette industrie à travers notamment l’upcycling.
Un autre thème, celui de la globalisation donc parcourt les nouvelles analyses du travail. Par exemple, Sophie Corbillé s’intéresse au concept de « Jouer à travailler » pour les enfants. Le travail n’est pas évoqué dans le titre de son ouvrage La ville des enfants, mais c’est bien le fil conducteur de son enquête. Elle s’intéresse aux industries culturelles pour les 4-12 ans qui s’attachent à leur apprendre le travail, la consommation de biens en jouant, que ce soit au Chili ou à Dubaï.
Boris Pétric en s’intéressant à l’économie globale et plus particulièrement à l’économie du vin, parle des employés, des œnologues, de tous ces acteurs qui participent de la globalisation. Il décrypte les nouvelles formes de travail d’un milieu professionnel en évolution.
Enfin, Éric Gautier socio-anthropologue dans son ouvrage Vers une anthropologie de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises s’attache lui, aux salariés des grandes entreprises du quartier de La Défense travaillant dans les services RSE.
L’absence du champ du travail en anthropologie, est-ce une particularité de l’anthropologie française ?
AM : Non c’est la même chose à l’étranger, il n’existe pas d’anthropologie du travail structurée. L’anthropologie du travail dans le monde et en France est éparpillée à la différence de la sociologie. L’anthropologie du travail a été noyée en quelque sorte dans les autres champs de la discipline : la parenté, le corps, le rite, les techniques, etc.
Des collectifs d’anthropologues du travail existent toutefois en Amérique latine, portés par l’Argentine et le Brésil ; et aux États-Unis et en Allemagne. Mais ce sont des collectifs non une école de pensée proprement dite.
Pourtant le thème du travail a une place importante. Actuellement, un groupe de réflexion à l’initiative de l’Institut des sciences humaines et sociales (InSHS) du CNRS s’est monté pour faire un état de la question de la thématique, toutes disciplines confondues. Je suis la seule anthropologue, ce qui est assez révélateur, comparé aux nombres de sociologues associés.
Comment l’anthropologie décrit les transformations survenues post-Covid ? Quelle anthropologie du travail demain ?
C’est bien la question du travail qui est en arrière-plan des manifestations contre le projet de loi sur les retraites ! On parle de sociologie de l’emploi, du marché, des carrières, mais ce n’est pas seulement çà. Ce que les gens perdent avec la retraite, c’est aussi un lien au travail, au lieu de travail et avec sa sociabilité. Par exemple, les retraités qui ont un atelier à la maison leur permettent pour certains d’exercer leur savoir-faire, de mettre en œuvre leur compétence. On ne peut pas détacher le hors-travail du travail. Comme on ne peut pas ne pas s’intéresser au rapport entre corps et travail. Tous ces aspects, ce sont plus souvent les anthropologues qui les pensent.
Quant à la période de la Covid, elle nous a montré combien le travail est relié au hors-travail et a remis en avant les questions du temps de travail. La retraite aussi, elle oblige à penser toutes ces sphères, professionnelles, privées, et leurs différentes articulations. Le prolongement de la carrière et les conditions de travail, donc la santé et le corps au travail sont autant d’objets d’analyses possibles.
D’ailleurs on observe un glissement et un regain d’intérêt pour l’anthropologie comme outil d’observation des mutations du travail. Une de mes anciennes doctorantes a obtenu un poste au Cnam (Marine Loisy). Elle va s’occuper de l’axe travail dans son laboratoire alors que sa thèse ne portait pas directement sur le sujet, mais sur les habitants et leur rapport aux tourismes, autre thématique d’actualité. C’est exactement ce que j’espère avec l’arrivée des nouvelles générations formées aux méthodes de l’anthropologie. Elles vont apporter des choses nouvelles au champ du travail. Réfléchir par exemple au musée, c’est questionner les métiers du musée, et par là aussi le travail. Comme je le disais précédemment, les jeunes d’aujourd’hui s’emparent de ce champ et de sa question. Quand ils travaillent sur notre propre société, ils l’incluent aux relations sociales existantes en dehors du strict espace professionnel (réseaux sociaux, famille, amis, monde associatif, etc.).
Dans ce contexte, animer des séminaires et des cours en lien avec le travail est un autre moyen de développer une anthropologie du travail en France. Depuis 2022, mon séminaire « Pour une anthropologie du travail » à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) est une autre manière de penser et de s’approprier le sujet et plus encore d’y sensibiliser les nouvelles générations, qu’elles se forment en anthropologie ou dans d’autres domaines.
Il faut former les étudiants à regarder autrement leur environnement. C’est ce que j’ai fait d’ailleurs pendant six ans à l’université de Villetaneuse en Master alternance RH communication en enseignant l’anthropologie du travail. J’ai dû changer ma pédagogie pour cela. Mes interlocuteurs ne cherchaient pas à devenir anthropologue, mais il me fallait leur montrer l’intérêt de cette discipline, leur faire découvrir une discipline que bien souvent ils ne connaissaient pas ou qu’ils connaissaient de façon stéréotypale. Autrement dit, j’ai tenté de faire changer la vision qu’ils avaient de l’anthropologie et montrer son intérêt pour décrypter notre société, les organisations… J’ai également conduit ces étudiants en RH communication à utiliser différentes méthodes pour enquêter, restituer leurs résultats : photographies, croquis, à regarder autrement leur travail et celui des autres, de leurs collègues. En cela, la démarche pédagogique était militante, mon idée étant de les aider à regarder autrement l’entreprise dans laquelle ils travaillaient, de développer un esprit critique.
Mon envie est de faire comprendre qu’en passant par l’étude anthropologique du travail on peut aussi comprendre notre société. Par le prisme du travail et du manque de travail aussi, du hors-travail, de l’articulation du travail et du non-travail, il est possible de comprendre les grandes mutations sociétales en cours.
Mais il ne faut pas s’arrêter à la seule étude du travail salarié. D’autres activités relèvent aussi du travail, même si dans notre société, elles sont bien souvent considérées comme du non-travail (soin, domestique, bénévole, etc.). Pourtant, elles transforment notre environnement. Sans compter la question du loisir qui inclut celle du travail. Ne serait-ce que dans une approche temporelle des activités. Le travail doit se comprendre dans une dimension large et nous avons beaucoup à apprendre de ce qui se passe dans d’autres sociétés que la nôtre, des sociétés extra-européennes par exemple.
En résumé, le travail est cœur des sociétés, et plus encore est le cœur des sociétés, ce qui fait tout leur intérêt pour les anthropologues.
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