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Frédérique Gérard, propos recueillis par Carine Chavarochette

Frédérique Gérard, consultante accompagnatrice d’entreprise, vient de publier en décembre dernier, La formation en situation de travail. Le cas d’une grande entreprise de l’énergie, fruit de sa thèse de doctorat en Sciences de l’éducation réalisée chez ERDF (Enedis). Son ouvrage enrichit les travaux de la recherche en sciences humaines et sociales sur l’impact de l’Afest (Actions de formation en situation de travail) sur le développement des compétences et s’inscrit dans la continuité des expérimentations menées par l’Aract Haut-de-France. Carine Chavarochette l’a rencontré pour Metis.

Cet ouvrage documenté et illustré nous plonge dans la formation sur le terrain des techniciens d’intervention réseau. En s’appuyant sur ses propres observations et analyses, mais aussi sur les travaux francophones (Pastré 1999 ; 2006, entre autres) et anglophones (dont Billett 2001 ; 2006, un des chefs de file du Workplace Learning), l’auteure répond à des questions fondamentales : À quelles conditions, l’AST (Apprentissage en situation de travail) est-il efficace sur le plan pédagogique ? Comment les acteurs la mettent en œuvre ? Comment l’AST ou l’Afest sont-elles vécues par les apprenants ? Quels seraient ses processus d’apprentissage singuliers ? Et en quoi fait-il évoluer les pratiques pédagogiques ?

 En lisant ton ouvrage, on voit comment le dispositif AST (Apprentissage en situation de travail) a dépassé aujourd’hui le cadre expérimental pour devenir une modalité de formation à part entière et de transfert des apprentissages. Pourquoi préfères-tu ce terme à celui de l’Afest (Actions de formation en situation de travail) ?

Sur le plan scientifique, j’ai effectivement préféré parler de « dispositif AST ». Pour le comprendre, il faut revenir quelques années en arrière, au moment où j’ai commencé ma recherche. À l’époque — en 2013 —, je suis partie de l’approche de l’association Entreprise&Personnel qui cherchait à expérimenter « l’apprentissage en situation de travail ». Le terme d’AFEST n’était alors pas encore reconnu sur le plan légal. Dans le cadre de mes travaux, il m’a semblé important d’ajouter le fait qu’il s’agissait d’un dispositif, c’est-à-dire « un ensemble de moyens réunis en vue d’atteindre une fin déterminée ». Cela me permettait de souligner le fait que cette démarche se distingue bien de ce que l’on appelle communément « apprentissage sur le tas ».

Plus généralement, quand on travaille sur la FEST (retenons ici ce terme), il est intéressant de voir que différentes langues se « percutent » :

  • celle du législateur qui parle de « AFEST », de « phase réflexive », « de formateur ayant une formation tutorale » ;
  • celle des OPCO ou encore des régions qui cherchent à promouvoir, mais aussi à tracer et financer la FEST ;
  • celles des professionnels de la pédagogie qui insistent souvent sur la « réflexivité » ;
  • et celle des organisations qui s’emparent de cette façon de former et élaborent leur propre lexique de façon à ce que l’approche soit le plus intelligible possible pour les acteurs terrain. À Enedis, on ne parle ainsi pas de FEST, ni d’AST, mais de « PST » pour « professionnalisation en situation de travail ».

Selon ce double profil chercheure-consultante en entreprise, en quelques mots que faut-il retenir du dispositif AST en entreprise et plus particulièrement dans une entreprise d’un secteur crucial comme celui de l’énergie ?

Transformations technologiques, sociales, règlementaires, géopolitiques, sanitaires, climatiques, transition écologique… Dans notre société actuelle, il faut pouvoir s’adapter en continu. Traditionnellement, en entreprise, face à un besoin de compétence, le premier réflexe est « d’envoyer en formation ». Face à « cette transition permanente » (pour reprendre un concept de Sandra Enlart (ma directrice de thèse), une autre approche monte en puissance, et ce, dans de nombreux pays (1) : faire en sorte que le travail soit source d’apprentissages. En France, cela s’incarne avec la reconnaissance légale de la formation en situation de travail (FEST), avec la promulgation de la Loi Avenir en 2018.

La vocation de cette façon de former n’est pas d’acquérir les fondamentaux d’un métier, ni de se familiariser avec une nouvelle tâche ; mais de gagner en autonomie sur des compétences critiques de son métier. Il s’agit d’aider l’apprenant à mieux analyser la situation dans laquelle il se trouve ; et à mieux s’y adapter. Bref, à développer son « intelligence de situation ».

Cette façon de former s’appuie sur des piliers des sciences de l’éducation : le fait que l’on apprend en faisant ; la prise de recul ; la sécurité psychologique (Edmondson, 1999). L’objectif de ma recherche a été d’en éprouver l’efficacité.

Aujourd’hui, 7 ans après avoir achevé mon doctorat, je dirai que c’est une solution qui peut être très puissante sur le plan pédagogique sous réserve de la mettre en œuvre dans les règles de l’art. Pour des entreprises dans le secteur de l’énergie, particulièrement bouleversées par la transition énergétique, et donc, « challengées » sur la question des compétences, cette solution peut donc potentiellement est très pertinente.

Notre époque est marquée par les innovations technologiques, comment inscris-tu l’AST par rapport aux formations électriciens en réalité virtuelle (casque VR pour l’habilitation, etc.) ? Quelle est la plus-value pour des entreprises de l’énergie ? Face à l’IA générative et ses promesses pour l’apprenant, quelle complémentarité entre ces deux modalités verrais-tu ?

Déjà, j’aimerais souligner que la FEST est un dispositif « pensé » pédagogiquement. Ce n’est pas le cas des innovations technologiques. Pour chaque technologie créée, l’usage pédagogique est à inventer, expérimenter.

En ce qui concerne la réalité virtuelle, elle a en commun avec la FEST la « mise en situation ». Une fois que la réalité virtuelle est conçue et développée et sous réserve d’avoir les équipements à disposition et fonctionnels (ce qui ne va pas nécessairement de soi !), la mise en situation peut se déclencher n’importe quand. Ce qui n’est pas le cas de la FEST où on est tributaire de l’activité de l’entreprise. Dans de nombreux métiers, c’est le cas pour les techniciens d’intervention à Enedis, il y a des situations qui sont critiques et très rares. La FEST n’est pas pertinente dans ce cas. La réalité virtuelle présente aussi l’avantage de permettre « totalement » le droit à l’erreur. De son côté, la FEST a celui d’être plus « légère », il n’y a pas d’équipement à avoir autre que celui nécessaire pour réaliser l’activité en situation réelle. Il n’y a pas non plus de développement à réaliser pour concevoir la simulation. Dans le cadre de la FEST, l’apprenant travaille « pour de vrai », ses actes ont un « réel » impact. Cela peut susciter plus d’engagement de sa part. Dans la FEST, il y a aussi une part d’inconnu. L’apprenant peut « tomber » sur des situations particulièrement intéressantes et variées. Il peut aussi être confronté à des situations beaucoup moins apprenantes.

L’IA générative, c’est un tout autre sujet. Parce qu’elle permet d’avoir une réponse immédiate à sa question, elle permet certainement de se dispenser de certains apprentissages ; sous réserve, d’être suffisamment compétent pour repérer et corriger ses « hallucinations », cependant. D’un autre côté, l’IA générative peut aussi être une source d’inspiration pour l’apprenant quand il travaille. Savoir utiliser l’IA générative en situation réelle est d’ailleurs une compétence à part entière. On pourrait imaginer d’en faire des FEST ! Une autre possibilité serait aussi d’utiliser l’IA générative pour alimenter la réflexion de l’apprenant pendant le débrief FEST. Bref, je dirais que les deux solutions pourraient aussi se combiner. C’est à explorer.

Dans une société confrontée à la transition écologique et d’autant plus pour une entreprise de l’énergie, quels sont les principaux atouts de la FEST pour développer de nouvelles compétences, vertes, verdissantes ?

J’en identifie au moins quatre. Face à un besoin de compétence, le réflexe habituel est d’envoyer en formation. Or, on le sait depuis longtemps dans la recherche en sciences de l’éducation (et on l’a tous vécu en tant que professionnel !), être formé ne suffit pas à être compétent. Ce n’est pas parce qu’on sort de formation, que l’on sait faire ! Mettre en œuvre de ce que l’on a appris en formation en situation réelle est loin d’être évident et ce, d’autant plus pour des métiers avec un haut degré de complexité comme celui de technicien d’intervention à Enedis. La vocation de la FEST, sous réserve que l’apprenant ait déjà acquis les fondamentaux, est de l’aider à gagner en « intelligence des situations », et ce, pour des gestes métier critiques. C’est un résultat non négligeable au vu des défis écologiques qui sont les nôtres.

Par ailleurs, la FEST va de pair avec une grande attention portée à l’apprenant. « Avec la PST, je ne suis pas lâché dans la nature. On s’intéresse vraiment à moi », me disait un collaborateur d’Enedis à l’époque. Or, pour mener à bien la transition énergétique, il va falloir recruter et former massivement. Par exemple, la filière « réseau électrique » (près de 100 000 salariés en France), estime que plus de 8 000 postes par an seraient à pouvoir (2). Il va aussi falloir fidéliser et s’assurer de l’engagement des nouvelles recrues dans la durée. En favorisant « une expérience apprenant » de qualité, pour reprendre un terme à la mode, la FEST peut certainement y contribuer.

Un autre avantage que je vois à la FEST est qu’elle invite l’apprenant à réfléchir à voix haute à la façon dont il a procédé pour identifier ce qu’il a bien fait et moins bien fait. Dans les années à venir, il y a fort à parier que de nouvelles solutions vont apparaître pour répondre aux défis de la transition énergétique. Qui dit solutions nouvelles, dit probablement nouvelles situations de travail. Au vu de l’urgence écologique qui est la nôtre, parvenir à identifier précisément et rapidement ce que signifie être compétent dans ces situations est crucial. Parce que la FEST incite l’apprenant à expliciter le raisonnement par lequel il passe en situation de travail réelle, cela peut être un dispositif intéressant à mobiliser.

Enfin, la FEST a le mérite d’être « légère ». Contrairement à l’IA générative, elle ne nécessite pas de dépenses énergétiques considérables pour être « entraînée » ni d’équipements sophistiqués comme les casques de réalité virtuelle (3). À l’ère où la sobriété est de mise, c’est un atout qui a son importance.

En quoi cette approche scientifique te distingue-t-elle d’un consultant ou expert Afest « classique » pour accompagner les entreprises ?

Le doctorat m’a permis d’élaborer une vision originale de ce que signifie être compétent et apprendre pour un professionnel. Je développe cette vision et en particulier mon cadre théorique, dans l’ouvrage que je viens de publier.

Cette recherche a aussi été une formidable opportunité pour voir concrètement comment la FEST se met en œuvre dans la « vraie vie ». Grâce aux nombreuses observations et entretiens réalisés au sein d’Enedis, j’ai pu identifier la diversité des postures possibles de la part des managers, accompagnateurs, apprenants, ainsi que les aléas qui peuvent se produire lors des accompagnements FEST.

Plus généralement, la démarche scientifique va de pair avec une rigueur dans la méthode, mais aussi les discours tenus. Pour ne donner qu’un exemple, il est important de souligner qu’aussi prometteuse que soit la FEST, elle n’est pas une solution miracle. Elle ne peut « que » faciliter les apprentissages (Carré, 2015) et à certaines conditions.

Quel bilan fais-tu aujourd’hui ?

Après 10 ans, d’abord, essentiellement en tant que chercheur et puis, après le doctorat majoritairement en tant que consultante, mon analyse est la suivante : au vu des défis qui se présentent aux entreprises aujourd’hui notamment sur le plan de la transition énergétique, la FEST, une solution qui aide à « être plus intelligent en situation », garde toute sa pertinence.

Déployer la FEST de façon durable et à grande échelle est loin d’être un long fleuve tranquille. Un peu plus de 5 ans après la promulgation de la Loi Avenir, je suis impressionnée par l’engagement de professionnels de la formation (pilotes, chefs de projet, chargés de déploiement FEST) qui malgré un certain nombre d’embûches continuent de porter le sujet au sein de leurs organisations respectives.

Au fil des formations que je suis amenée à animer sur le sujet dans les entreprises que j’accompagne, je vois aussi que la spécificité de la FEST suscite souvent beaucoup d’intérêt de la part des « accompagnateurs » (qu’ils travaillent à temps plein dans le domaine de la formation ou pas, d’ailleurs). Je perçois aussi une appropriation de la posture et des techniques, pourtant souvent contre-intuitives. Cela témoigne d’une maturité en ce qui concerne la sélection des accompagnateurs.

Pour autant, plusieurs défis doivent encore être à mon sens relevés. J’en citerai deux.

  • « En quoi consiste la FEST ? » « Très concrètement, quelle valeur ajoutée a cette façon de former ? » « À quelles conditions fonctionne-t-elle ? » Ces questions en apparence simples font trop souvent l’objet de réponses obscures pour des non spécialistes de la formation. Cela nuit bien évidemment à la mobilisation des acteurs terrain (managers, apprenants, accompagnateurs) — acteurs qui sont pourtant au cœur du dispositif… En tant qu’acteurs de la formation, à mon sens, on a collectivement un effort à faire sur le sujet.
  • Dans les entreprises et autres organisations qui veulent déployer la FEST à grande échelle se posent la question de l’intégration de la FEST au catalogue de formation, de la traçabilité et plus largement du pilotage de la FEST. Plusieurs acteurs (éditeurs de logiciel, start-up) se sont d’ailleurs positionnés sur le sujet. Dans la mesure où les SI déployés à ce jour n’ont pas été conçus au départ pour la FEST, répondre à ces questions sans perdre l’esprit de la modalité est loin d’être aisé…

Plus largement, la prise en compte des vertus formatives du travail (et leurs conditions de déploiement) n’est jamais acquise une fois pour toutes. Elle suppose un portage et un suivi dans le temps (Enlart, 2018), que ce soit à l’échelle locale, à l’échelle d’une entreprise ou même d’une filière métier.

Références bibliographiques

  • Billett, S. (2001). Learning in the Workplace: Strategies for Effective Practice. Allen & Unwin.
  • Billett, S. (2006). Constituting the workplace curriculum. Journal of Curriculum Studies, 38(1), 31‑48.
  • Carré, P. (2015). De l’apprentissage à la formation. Pour une nouvelle psychopédagogie des adultes. Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, 190, 29‑40.
  • Edmondson, A. (1999). Psychological Safety and Learning Behavior in Work Teams. Administrative Science Quarterly, 44 (2), 350‑383.
  • Enlart, S. (2014). La transition permanente (236 ; Note d’orientation). Entreprise&Personnel.
  • Enlart, S. (2018). De la formation à la Learning Company. Eyrolles.
  • Pastré, P. (1999). La conceptualisation dans l’action : Bilan et nouvelles perspectives. Education Permanente, 139 (2), 13‑36.
  • Pastré, P., Mayen, P., & Vergnaud, G. (2006). La didactique professionnelle. Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, 154, 145‑198.
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Carine Chavarochette est anthropologue pour la recherche publique (chercheur associée au CREDA CNRS UMR 7227 questions environnementales en Amérique) comme dans le cadre de programmes d’innovation dans le champ de la formation et de l'emploi (Centre Inffo en France).

Elle a co-créé et animé le think lab Entreprise&Société (E&P), laboratoire d'innovation pour faire dialoguer les différents acteurs de la recherche, de la société civile et ceux de l’entreprise. Pratique et méthode d'anthropologue lui ont permis de questionner des projets d'entreprise (nouveaux espaces de travail, transition écologique, cultures managériales, transformations organisationnelles) en réalisant observations et diagnostics du travail auprès de directions RH notamment.