– Claire Neltner, propos recueillis par Fanny Barbier et Carine Chavarochette –
Les jeunes issus des quartiers prioritaires et les grandes entreprises sont souvent perçus comme éloignés. L’association Sport dans la ville (SDLV) et sa composante Job dans la ville (JDLV) œuvrent depuis 1998 à faire rencontrer ces mondes, à décloisonner les expériences, à faciliter le dialogue afin de faire évoluer les représentations, en déconstruisant les clichés et les incompréhensions mutuelles, de la classe de troisième jusqu’à l’université. Claire Neltner, directrice de JDLV, répond aux questions de Metis.
Introduction
D’un côté, il s’agit de lutter contre la méconnaissance de la grande entreprise et de faire valoir ses métiers, ses relations au travail, sa culture, ses us et coutumes, de l’autre côté, d’apprécier une classe d’âge hétéroclite et hétérogène, diverse par ses profils, expériences et riche de ses aspirations.
Quelques chiffres issus du Rapport 2022 : 2 085 jeunes ont été accompagnés en 2021 par JDLV, 51 centres sportifs en activité́ dans 4 régions françaises. Moins de la moitié des jeunes arrivant dans le programme (43 %) déclarent pouvoir s’appuyer sur leur entourage pour trouver un stage ou un emploi avant le début du programme. Seuls 37 % des jeunes déclarent avoir un projet d’orientation bien défini au moment d’intégrer le programme. 87 % des Jobbeurs déclarent que JDLV leur a permis de rencontrer des personnes utiles à la réalisation de leur projet professionnel — après un an ou plus de participation au programme. 72 % des jeunes en recherche d’emploi expliquent que JDLV a renforcé leur maîtrise des codes de l’entreprise. 70 % des étudiants déclarent que JDLV leur a permis d’accéder à des expériences professionnelles dans l’année qui vient de s’écouler (stage, alternance, petit boulot).
Claire, pouvez-vous nous résumer en quelques lignes l’activité de JDLV et la particularité de sa mission dans les quartiers prioritaires ?
SDLV a pour philosophie de créer un lien avec des jeunes par une présence physique dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) via le sport. En proposant des activités sportives gratuites, l’association construit une relation de confiance avec les jeunes de 6 à 25 ans. Elle s’intègre dans un écosystème, noue des relations avec les familles de ces jeunes et d’autres acteurs associatifs ou le Service public de l’insertion et de l’emploi implantés dans les mêmes territoires.
Une fois la confiance établie grâce au sport et grâce à cette présence physique dans un même lieu, JDLV va un cran plus loin : nous allons vers les jeunes et leurs familles pour les amener sur les problématiques de l’orientation, de la formation et de l’accès à l’emploi.
Nous proposons à chaque jeune un accompagnement individuel depuis la classe de troisième jusqu’à l’emploi, y compris pour ceux qui ont décroché du système scolaire ou professionnel, et des actions collectives (visites, ateliers, rencontres, etc.). Pour ce faire, nous avons conçu des ingénieries pédagogiques adaptées à l’âge et à la situation de chacun qui font plus ou moins appel au jeu ou au sport. Dans tous les cas, il s’agit d’un accompagnement qui facilite les rencontres en présentiel.
Pouvez-vous nous donner quelques chiffres en termes d’accompagnement ?
L’association est présente pour l’instant dans quatre régions : Auvergne-Rhône Alpes, PACA, Hauts-de-France et Île-de-France. En 2021, 10 000 jeunes ont été accompagnés par l’un des trois programmes Sport dans la Ville, Job dans la ville et Entrepreneurs dans la ville. Les seuls « jobbeurs » étaient 2 000. L’accompagnement peut durer un an ou 10 ans, avec 1/3 de renouvellement chaque année.
Pouvez-vous nous décrire les missions du responsable insertion (RI) ?
Le responsable insertion a un profil et une mission particuliers. Il est en charge d’une promotion de jeunes sur un territoire donné, il crée des partenariats avec les associations, les services publics de l’insertion et de l’emploi (SPIE) et les entreprises du territoire. Il accompagne les jeunes individuellement et leur propose selon leurs besoins, et les opportunités, des ateliers ou des visites organisés par l’association. Ce peuvent être des visites de découverte d’une entreprise, des ateliers pour se perfectionner en anglais ou exister sur LinkedIn. Il incite les jeunes à être parrainés par un collaborateur en entreprise.
Quels sont vos parcours principaux ?
– Le parcours « Découverte » donne une meilleure information sur les métiers et les parcours d’études et de formation, et facilite en général l’orientation scolaire des jeunes tout en facilitant l’augmentation de l’ambition scolaire des jeunes.
– Le parcours « Ambition » favorise la poursuite ou la prolongation du parcours d’études, et l’acquisition de premières expériences professionnelles (par l’alternance notamment) et le développement des compétences utiles sur le marché de l’emploi (anglais, numérique, expression orale, etc.).
– Le parcours « Emploi » améliore la maîtrise des codes du monde du travail et de la recherche d’emploi, tout en facilitant l’accès à des emplois correspondant aux projets personnels du Jeune et à son niveau de qualification.
– Le parcours « Passe décisive » aide à remobiliser les jeunes autour de leur projet, et lève les freins au retour à la formation et/ou à l’accès à l’emploi.
En quoi consiste la combinaison JDLV et entreprises ?
« La première vocation du soutien des entreprises est de contribuer à favoriser l’égalité des chances en soutenant des acteurs du territoire qui agissent au plus près des publics les plus éloignés du monde de l’entreprise », précise Claire Neltner. De plus, dans un contexte sociétal où de plus en plus de salariés cherchent à donner un autre sens à leur vie professionnelle et personnelle, et par l’intermédiaire de leur employeur, ce type de partenariat avec une association leur permet de soutenir des jeunes éloignés du monde de l’entreprise et de faciliter ainsi leurs choix et expériences professionnelles.
Le partenariat avec les entreprises
Il y a d’abord et quelquefois uniquement un lien financier entre notre association et l’entreprise. Celles qui souhaitent aller plus loin dans le partenariat peuvent le faire de différentes manières et à différents niveaux :
- à travers leurs collaborateurs à qui elles offrent la possibilité de s’engager dans le parrainage d’un jeune, l’animation d’un atelier ou un coup de pouce ponctuel ;
- en ouvrant leurs portes pour faire visiter un site ou rencontrer des équipes dans l’objectif de faire découvrir leur métier ;
- via le recrutement pour un stage, un job étudiant, une alternance ou un emploi.
Le parrainage, un format cadré et souple
Quand nous présentons leur rôle aux futurs parrains, nous disons qu’il s’agit de créer une « amitié professionnelle » avec un jeune. Cela se passe sur la base d’une rencontre par mois, en présentiel, dont le contenu est à la main du jeune et de son parrain — rédiger une lettre de motivation ou visiter une exposition — ainsi que sur des moments collectifs de réunions de binômes pour favoriser les échanges. Les parrains reçoivent une formation sur la posture d’accompagnement et les filières de formation et ont l’occasion de partager leurs pratiques. En 2021, près de 500 binômes ont fonctionné. Dans leur très grande majorité, les parrains travaillent dans les entreprises partenaires de Job dans la Ville.
L’un de vos forts enjeux est le recrutement pérenne de ces jobbeurs ou alumnis au-delà des stages de 3e et des « petits jobs ». Comment cela se concrétise-t-il ?
Pour nous, même si l’entreprise au niveau des directions de la RSE ou des RH est partenaire, il s’agit d’un côté, de convaincre les opérationnels du recrutement qu’ils peuvent donner leur chance à des profils qu’ils auraient pu écarter sans notre recommandation et, de l’autre côté, faire en sorte que les jeunes soient le mieux préparés possibles par les équipes de Job dans la Ville à leur candidature et à leur prise de poste.
Nous cherchons à développer les contrats en alternance, les stages, et à faciliter l’emploi pour ces jeunes. Pour mener à bien cette politique, nous développons des liens avec les services RH des entreprises, nous les aidons à embaucher des jeunes « non normés, mais plein de talents et ne sortant pas toujours des filières les plus connues », pour que leur CV passe en haut de la pile. C’est un processus qui peut être long.
D’un point de vue RH, comment faites-vous rencontrer ces mondes et quelles répercussions en termes RH ces rencontres ont-elles ?
Tout d’abord, on essaye d’emmener les jeunes en entreprise, de faire témoigner les collaborateurs sur leurs métiers. Nous amenons les entreprises à parler aussi de leurs modalités ou process de recrutement. C’est un véritable travail de fond pour faire bouger les lignes côté recruteur, mais aussi pour préparer toujours mieux un jeune aux entretiens d’embauche et à son intégration. Nous sommes dans une logique vertueuse.
Comment travaillez-vous sur la marque employeur des entreprises partenaires ?
Nous le faisons en organisant des visites d’entreprise et des forums de découverte-recrutement, qui sont une occasion pour les entreprises qui le souhaitent de valoriser leur marque employeur auprès des jeunes qui ne les connaissent pas forcément.
Nous organisons des forums dans les quartiers emblématiques du sport et nous aidons les organisations à travailler leur marque employeur auprès des jeunes. Nous faisons de la communication et du sourcing pour cibler également des jeunes en-dehors de nos quartiers d’implantation, mais qui ne sont pas nécessairement accompagnés par SDLV (ex. en Auvergne Rhône-Alpes), du job d’été au CDI.
Par ailleurs, nous travaillons avec certaines entreprises (Bouygues Construction, Socotec, Destia, etc.) pour monter des dispositifs sur mesure de découverte et préparation à leurs métiers, en particulier pour des jeunes qui ont quitté le système scolaire avec peu ou pas de diplômes.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples des évènements sportifs solidaires que vous organisez ?
En 2022, nous avons pu organiser un bel évènement à Roland Garros avec des jeunes et des collaborateurs d’entreprise. Chaque année, nous organisons aussi « Jogg dans la ville », des tournois de foot à Clairefontaine par exemple, des temps forts pour engager des collaborateurs de l’entreprise et pas seulement ceux des services RH afin de créer du lien et de décloisonner. Ce sont aussi des occasions de levée de fonds pour nous. Le sport est vraiment utilisé dans nos liens avec les entreprises, et c’est une modalité efficace. Une pratique sportive commune puis un temps de partage, et des échanges sur des métiers entre collaborateurs et jeunes.
Quel est votre modèle économique ?
Sport dans la ville est une association à 60 % financée par les entreprises avec un budget de 16 M€ en 2021 auxquels s’ajoutent des financements publics (Ville, Région, État, Europe FSE), la Région ou la BPI. L’association est en pleine croissance, avec des enjeux financiers importants pour consolider l’existant et permettre les développements. Les soutiens financiers tant publics que privés permettent de relever les défis et de rester toujours connectés à ces deux sphères essentielles à notre action opérationnelle.
Les contacts avec les entreprises sont très importants et structurants pour nos équipes et les jeunes que nous accompagnons. Pour les entreprises, ces aides s’inscrivent souvent dans des politiques de mécénat, mais peuvent aussi répondre à un souhait de renforcer la diversité des équipes ou de contribuer à résoudre des besoins de recrutement sur des métiers en tension. Ces entreprises travaillent sur leur marque employeur dans une logique de long terme tout en voulant renforcer l’engagement de leurs collaborateurs. Nous développons aussi des missions pro-bono avec des entreprises partenaires qui mobilisent des salariés pour des missions pour l’association (conseil, contrôle de gestion, etc.). Une tendance de fond qui s’amplifie aujourd’hui alors que les collaborateurs exigent que leur entreprise s’engage dans la société. Ce que l’on fait avec les entreprises doit être en premier dans l’intérêt des jeunes et pour les entreprises, favoriser l’engagement de leurs collaborateurs est primordial.
Qui sont vos les jeunes que vous accompagnez ?
Ils ont des profils et des aspirations très variés, de la 3e au Master 2 ; sont en étude, diplômés ou sortis du système scolaire. Parmi les jeunes qui étudient, le nombre de Bac + 5 est en augmentation. À long terme, nous avons la capacité à faire bouger leur niveau d’ambition et de projection. On leur donne cette capacité à s’engager dans leur projet de formation et d’accès à l’emploi.
Selon la DARES (août 2022), les jeunes seraient « davantage en emploi en 2021 qu’en 2020 avant la crise ». Cette amélioration de l’accès à l’emploi ne reposerait pas uniquement sur le recours démultiplié aux contrats d’alternance. Qu’en pensez-vous ? Quel a été l’impact de la pandémie sur vos programmes d’insertion professionnelle ?
Beaucoup de jeunes ont été touchés par le Covid, ont lâché leurs études, d’autres ont dû prendre des jobs alimentaires et pourtant ils sont titulaires d’un Bac + 5. Le soutien à l’alternance a été un levier énorme pour les aider à poursuivre des études et faciliter leur insertion professionnelle derrière, même si, de leur côté, les entreprises n’ont pas toujours pu mettre les ressources nécessaires en termes d’accompagnement. Mais nous constatons aujourd’hui que le Covid a cassé certaines dynamiques et des trajectoires individuelles qu’il est difficile de relancer.
Avez-vous noué des relations partenaires avec des centres de formation ou des universités ?
Nous travaillons en forte proximité avec des CFA, des universités, des écoles, en formation initiale ou via des établissements particuliers de formation comme L’Industreet par exemple (voir dans Metis « Réconcilier les jeunes et l’industrie : l’école Industreet », septembre 2022). Nous souhaitons aller plus loin dans les partenariats avec ces établissements, les universités de nos territoires d’implantation pour mieux faire connaitre les filières de formation et faciliter les passerelles étudiants – entreprises pour les jeunes. Cela se construit progressivement… Cela demande de travailler tous ensemble, entreprises, centres de formation, SPIE, associations.
Pour terminer pouvez-vous nous qualifier/définir les « jeunes » avec lesquels et pour lesquels vous travaillez ?
Il est impossible de faire un portrait-robot de la jeunesse au travail, je préfère parler de multitudes de profils et d’aspirations.
En guise de conclusion
À l’heure où la question de la sécurisation des parcours des jeunes (rupture de contrat d’apprentissage ou facilitation des passerelles avec la voie professionnelle) est débattue par les politiques, JDLV permet aux Jobbeurs et Alumnis d’améliorer leur estime de soi, mais aussi leurs capacités (relationnelles par exemple), leurs compétences, de renforcer leur engagement dans leur propre projet scolaire et professionnel, d’apprendre à sortir de leur quartier en facilitant leur mobilité et de créer ou renforcer leur propre réseau. Enfin, la mission de JDLV permet aux entreprises de développer leur marque employeur tout en offrant à leurs collaborateurs en quête de sens, une nouvelle forme d’engagement en soutenant ces jeunes et en leur permettant d’accéder aux différents métiers de l’entreprise.
Enfin, la réussite de ce programme s’inscrit dans la durée, le jobbeur comme l’alumni devient à son tout un ambassadeur des parcours auprès des autres jeunes de son quartier.
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