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par François Fontaine

Les diplomates se lèvent trop tard

 

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Or, ce jour-là, les diplomates professionnels s’étaient levés trop tard, à Paris comme à Londres, à La Haye et à Bonn. Ils avaient déjà perdu la course de fond ouverte par des « amateurs » de génie – mais certains mirent vingt ans à s’y résigner. Est-ce pour cela qu’ils furent toujours si peu empressés à renforcer les pouvoirs de la Communauté ? Cette explication serait désobligeante à leur égard, mais la véritable raison ne l’est pas moins : c’est parce qu’on les savait hostiles, par atavisme, au principe même de la Communauté qu’on les tint à distance de cet accouchement délicat. Pour des semaines, un mot, un seul mot en plus ou en moins pouvait changer le cours d’une idée incomplètement formulée, et à peine sortie du domaine de l’intuition. Seule la diplomatie britannique, comme on le verra, soupçonna la fragilité de cette création improvisée et la bombarda aussitôt de ses neutrons pour tuer en elle le germe supranational. Elle y serait parvenue, et se fût épargnée vingt-cinq ans de combats de retardement, sans la vigilance des inventeurs de l’idée qui lui firent savoir : « Pour rompre avec la fatalité de l’Histoire, il faut d’abord tourner le dos aux traditions des rapports internationaux. La proposition française n’est pas négociable. La méthode qu’elle suggère est à prendre ou à laisser ».

 

D’où venait ce ton nouveau ? Quelle somme d’expériences nourrissait cette certitude ? C’était une histoire à la fois très ancienne et très récente.

 

L’histoire très ancienne était celle des guerres qui ravageaient périodiquement l’Europe, et du cycle sans fin des revanches. Tout a été dit là-dessus. Mais on n’insistera jamais trop sur cette réalité oubliée aujourd’hui : cinq ans après la guerre, les Français et les Allemands n’étaient pas sortis de l’ère de la méfiance ni de la dialectique de la force. Le relèvement de l’économie allemande, toute pacifique fût-elle, inquiétait ses voisins. Les plafonds de production d’acier autorisés par le statut d’occupation étaient atteints. La France s’opposait seule à leur relèvement, contre ses alliés anglo-saxons, peu soucieux de freiner les résultats du travail d’un peuple à nouveau tenu par une main ferme – ferme et démocratique désormais. Les arguties juridiques françaises ne pouvaient rien contre cette évolution naturelle, mais quel gouvernement à Paris, aurait eu le courage d’y renoncer et de s’exposer aux attaques conjuguées de la droite et de la gauche nationalistes ?

 

L’enjeu d’une rivalité pour la domination du monde

 

De l’autre côté de la frontière cependant, le Chancelier allemand, avec une égale habileté, et une plus grande pugnacité, revendiquait pour son peuple tous les droits à la personnalité internationale. S’il y eût manqué, une opposition socialiste vigoureuse l’eût appelé à l’ordre. Robert Schuman et Konrad Adenauer avaient, plus que la majorité de leurs concitoyens, le désir et quelques raisons personnelles profondes de s’entendre, mais la raison d’Etat les opposait. Quatre mois plus tôt, ils s’étaient heurtés, à Bonn, à propos de l’imbroglio sarrois. Le ministre français en avait été d’autant plus affecté qu’il ne pensait pas vraiment que la Sarre pût devenir française, comme il était tenu de le réclamer dans toutes les conférences diplomatiques. Il savait que la bonne solution serait l’européanisation des ressources charbonnières de la Sarre, mais comment l’organiser, il se le demandait en vain.

 

Divisée en elle-même, l’Europe était également l’enjeu d’une rivalité pour la domination du monde entre les Américains et les Soviétiques. La guerre menaçait périodiquement de dégénérer en conflit planétaire, Berlin était une poudrière, et le relèvement trop rapide de la puissance de l’Allemagne occidentale pouvait en être le détonateur. Quand les Russes firent exploser la bombe A, ce ne fut pas cette sorte de soulagement que nous puisons aujourd’hui dans le concept de l’équilibre de la terreur mais, au contraire, le sentiment que l’Apocalypse menaçait réellement une humanité qui ne savait plus se conduire. L’ONU n’avait déjà plus de crédit. Les conférences des quatre Grands étaient des affrontements et, même en formation restreinte, les trois Alliés occidentaux trouvaient difficilement un point d’accord. C’est ainsi que leur réunion du 10 mai à Londres promettait d’être orageuse, car les Anglais et les Américains allaient demander à la France de s’associer à la levée des plus pesantes tutelles sur l’Allemagne, solution qu’ils appliqueraient à défaut de suggestion constructive de Paris.

 

Robert Schuman se souvenait qu’à la précédente rencontre des Trois à Washington, à l’automne 1949, Dean Acheson avait conclu : « Nous sommes tout à fait d’accord pour confier à notre collègue français le soin de définir notre politique commune à l’égard de l’Allemagne ». Depuis ce jour, il cherchait une formule, interrogeait ses visiteurs : « Que faire ? ». Paradoxalement, les conseils les plus généreux lui venaient d’outre-Rhin. Par deux fois Adenauer, en mars 1950, lance à travers son porte-voix, Kingsbury Smith, directeur de la grande agence américaine INS, un appel grandiose : « Une union entre la France et l’Allemagne donnerait une vie nouvelle et une puissante impulsion à l’Europe, qui est gravement malade. Cette union complète devrait entraîner la fusion des économies, des parlements et des nationalités ». C’était la transposition continentale de la proposition faite à la France par Churchill en 1940, à l’initiative de Jean Monnet.

 

Et Adenauer de conclure : « Ainsi, le désir français de sécurité serait satisfait et le réveil d’un nationalisme allemand empêché. »

 

En France, l’écho de cette suggestion fut vite étouffé. « Pas vous ou pas cela », répondit-on au Chancelier allemand. « Et en tout cas pas maintenant ». Ce n’était, à vrai dire jamais le moment pour des propositions audacieuses et même M. Schuman déclarait alors : « Nous devons sans doute envisager des transferts de souveraineté mais ce n’est pas pour demain… ». L’Allemagne n’avait pas droit à la parole parce qu’elle était mineure, et personne ne voulait prendre l’initiative de l’affranchir. La situation était bloquée. C’est alors, comme l’a écrit de Gaulle, que vint l’Inspirateur.

 

Changer les choses pour changer les esprits

 

En avril 1950, Jean Monnet est comme tous les ans dans les Alpes, où il fait de longues promenades. Dans les gîtes, à l’étape du soir, il écrit ses réflexions :

« De quelque côté qu’on se tourne, dans la situation du monde actuel, on ne rencontre que des impasses, qu’il s’agisse de l’acceptation grandissante d’une guerre jugée inévitable, du problème de l’Allemagne, de la continuation du relèvement français, de l’organisation de l’Europe, de la place même de la France dans l’Europe et dans le monde. D’une pareille situation, il n’est qu’un moyen de sortir : une action concrète et résolue, portant sur un point limité mais décisif, qui entraîne sur ce point un changement fondamental et, de proche en proche, modifie les termes mêmes de l’ensemble des problèmes ».

 

C’est la méthode qui a toujours été la sienne : « changer le contexte ». Il y revient avec son obstination légendaire et nous devons le suivre dans sa pensée, même lorsqu’elle semble se répéter, si nous voulons comprendre l’origine de la Communauté :

« Il faut changer le cours des événements. Pour cela, il faut changer l’esprit des hommes. Des paroles n’y suffisent pas, seule une action immédiate portant sur un point essentiel peut changer l’état statique actuel. Il faut une action profonde, réelle, immédiate et dramatique qui change les choses et fasse entrer dans la réalité les espoirs auxquels les peuples sont sur le point de ne plus croire ».

 

Jean Monnet décrit ensuite les scénarios probables de la guerre froide, « dont l’objectif essentiel est de faire céder l’adversaire, première phase de la guerre véritable ». Les Américains voudront intégrer l’Allemagne, en tant que nation souveraine, dans le système occidental. Les Russes ne l’accepteront pas. Les Français réapprendront la peur. Il développe les conséquences absurdes de cet enchaînement, qui se brisera vite sur quelque action violente. Et à nouveau : « Il ne faut pas chercher à régler le problème allemand, qui ne peut l’être avec les données actuelles. Il faut en changer les données en les transformant ». Comment ? « … à la fois par la création de conditions économiques de base communes et par l’instauration d’autorités nouvelles acceptées par les souverainetés nationales ».

 

C’est tout, quant au dispositif. Mais Jean Monnet est ainsi fait que lorsque sa réflexion continue l’amène à une conclusion sur un problème, l’action vient naturellement. S’il ne voit pas clair, il n’insiste pas ; c’est que le problème n’est pas mûr. L’essentiel pour lui est d’être convaincu que le moment est venu de faire quelque chose. Quoi exactement, il le précisera peu à peu au cours de consultations, il l’essaiera sur son entourage. Quand il revient à Paris, le 28 avril, avec cinq pages de réflexions, il n’a pas d’idée sur la forme de cette « autorité nouvelle », sauf qu’il se souvient d’en avoir discuté pendant la guerre à Alger avec René Mayer, Marjolin et Hirsch, à un moment où l’on commençait à rêver d’un avenir possible. On trouve ce rêve dans une interview qu’il donne à Fortune en 1944 : c’était la mise en commun des grands gisements d’acier et de charbon sous une autorité européenne à laquelle les nations délégueraient leur souveraineté, dans une union qui pourrait supprimer les douanes, créer un grand marché, empêcher les rivalités nationales. « Mais où commencer et jusqu’où aller ? l’Angleterre pourra-t-elle être embarquée ? Sans elle l’Europe unie redeviendrait trop vite à une Europe allemande ».

 

Suite et fin

 

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