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par François Fontaine

Les neuf versions

 

Il semble que toute la CECA et ses problèmes soient déjà dans ce schéma, mais Jean Monnet se défend d’être un visionnaire. Pour lui, le rêve de 1944 est une chose, la réalité de 1950 est autre chose. En fait, c’est une redécouverte totale du problème, sous l’empire cette fois de la nécessité, maîtresse de l’action. « Action profonde, immédiate et dramatique », a-t-il écrit. Cela lui laisse peu de temps pour consulter peu de gens, si le secret, comme il le croit, doit être total. Il parle à Hirsch, son plus proche confident. Le hasard fait venir rue de Martignac le professeur Paul Reuter, jurisconsulte au Quai d’Orsay. Monnet essaie sur lui une de ses idées, le résultat est si bon que tout le projet y passe. Reuter est séquestré et, pendant le week-end du 16 avril, contribue avec Monnet et Hirsch à la première version de la déclaration lue le 8 mai.

 

D’emblée fuse la formule historique : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques ». Elle subsistera jusqu’au neuvième et dernier projet, daté du 6 mai. C’est donc entre le 16 avril et le 6 mai que fut élaborée une proposition dont chaque mot a été pesé de manière à ne laisser aucun recul, aucune échappatoire à ceux qui l’accepteraient. L’exégèse de ces textes successifs ferait apparaître les progrès apportés à la formulation d’une idée invariable : « Ouvrir une brèche dans le rempart des souverainetés nationales, y entraîner les Etats européens vers l’unité et la fédération ». Cette phrase de Jean Monnet ne figure plus dans les versions suivantes, mais elle les a irradiées. On voit « l’autorité internationale » du 16 avril devenue déjà le 17 avril « l’autorité commune » et, le 27 avril, « Haute Autorité commune » : Reuter est passé par là. Dans le troisième projet, les décisions de la Haute Autorité seront obligatoires, dans le sixième elles seront seulement acceptées par les pays, dans le huitième elle les lieront : Monnet n’a pas cédé. Très vite, Uri a été mis dans le secret : la partie économique prend plus de rigueur, le style devient plus élégant. Le cercle des conjurés est fermé. Il s’entrouvrira pour le directeur de cabinet de M. Schuman, Bernard Clappier.

 

La proposition s’adresse à l’Allemagne au premier chef. Mais dès la seconde version, elle est « ouverte à la participation des autres pays d’Europe ». Son « extension graduelle aux autres domaines de l’économie » figure dans le projet d’origine. Ainsi peut-on mesurer, en sondant les racines, l’ambition de ceux qui ont planté le premier arbre de l’Europe. Le charbon et l’acier ne sont visiblement qu’un moyen. La CECA n’avait pas sa fin en elle-même, elle n’aura pas été, comme on a tendance à le croire aujourd’hui, un rameau desséché de la généalogie européenne. Elle en reste la souche.

 

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Adenauer : « J’accepte de tout cœur »

 

Le vendredi 28 avril, Jean Monnet juge que le moment est venu d’agir. On ne peut attendre un projet parfait, l’essentiel est déjà là, et la réunion de Londres approche. Il écrit à Georges Bidault, président du Conseil, en lui envoyant le texte de la proposition qu’il souhaite voir lancée par le gouvernement français. Il lui demande un rendez-vous urgent. Ce même jour, il voit Bernard Clappier et lui remet le texte pour que Robert Schuman soit au courant.

 

Le soir même, Clappier accompagne à la gare de l’Est son ministre qui va passer le week-end à Scy-Chazelles : – « Lisez ce papier, c’est considérable ». Jean Monnet n’eut jamais le rendez-vous demandé à Georges Bidault, mais en revanche Clappier lui téléphona dès le lundi : M. Schuman est revenu, il a lu le papier, et il m’a dit : – « Je marche ». Il marche résolument, mais toujours à pas feutrés. Il fera vaguement allusion au projet au Conseil des ministres du 2 mai. Bidault reprochera alors à Monnet de ne pas l’avoir informé en temps voulu, et le premier. « Mais je vous ai écrit le 28 avril… ». Bidault cherche dans un tiroir et retrouve la lettre, qu’il n’avait apparemment pas lue. La vérité est qu’il nourrissait au même moment son propre grand projet de Haut Conseil de l’Atlantique.

 

La semaine qui commence le 3 mai est employée à parfaire le texte, qui reste entièrement confidentiel, sauf pour deux ministres, René Pleven et René Mayer, qui promettent de l’appuyer. Les industries concernées ne se doutent de rien, elles n’ont pas été consultées, et pas davantage les administrations de tutelle. Mais qui se préoccupe du principal intéressé, le destinataire direct de la proposition, le chancelier Adenauer ? M. Schuman dira plus tard : « Une telle offre n’avait pas été faite sans qu’on se fût assuré qu’elle serait bien accueillie ». On pouvait certes présumer qu’elle le serait, et dans ses Mémoires, Adenauer ne se souvient que de la lettre que lui fit porter M. Schuman le matin du 9 mai, pendant le Conseil des ministres français. Le Chancelier lui répondit sur le champ : « J’accepte de tout cœur votre proposition ». Mais une légende tenace veut que, dès le samedi 6, un émissaire français ait été vu à la Chancellerie. Ce point mineur reste à éclaircir. Plus étonnante est l’aventure qui arriva à M. Acheson.

 

L’aventure de M. Acheson

 

Le secrétaire d’Etat américain, sur la route de Londres, fit escale à Paris le dimanche et, par courtoisie, demanda à voir Robert Schuman. Ce dernier eut alors à trancher ce cas de conscience : parler de tout et cacher l’essentiel à son collègue américain qu’il rejoindrait deux jours plus tard pour régler le problème allemand sur des bases périmées serait un procédé peu loyal et maladroit – d’autant que l’accord des Etats-Unis serait nécessaire pour autoriser l’Allemagne, encore sous contrôle, à accepter l’offre française. Mais le mettre dans le complot serait l’embarrasser, et discriminer l’autre allié, la Grande-Bretagne. Il fut décidé que M. Acheson devait être informé sous le sceau du secret et, par la même occasion, fortement convaincu. L’affaire ne fut pas si facile, parce que le nouveau conjuré vit des inconvénients à ce qu’il crut être, de prime abord, un nouveau cartel européen de l’acier. Il fallut la persuasion de Jean Monnet pour le rassurer. Mais la leçon avait porté : « Si Acheson a pu penser cela, c’est que nous n’avons pas été assez clairs sur ce point », dit Monnet qui commanda à Uri la note « A l’opposé d’un cartel… », qui fut attachée le mardi au texte de la déclaration.

 

Ce mardi fut douloureux pour Acheson, qui déjeunait avec Bevin lorsqu’on annonça René Massigli. L’ambassadeur de France venait de recevoir, en même temps que le texte dont il entendait parler pour la première fois, la mission d’en informer le gouvernement anglais. Acheson, lié par le secret, simula l’ignorance, mais Bevin n’en crut rien et, laissant éclater une de ses célèbres colères, l’accusa d’avoir comploté à Paris contre l’Angleterre.

 

L’Ambassadeur de France, lui, avait eu droit à une réponse froide et formelle : « Avant d’avoir lu plus attentivement votre proposition, je n’ai rien à en dire » – mais aussi à une réflexion « off the record » : « Je crois bien qu’entre nos deux pays quelque chose vient de changer ». Ainsi débutèrent les conversations franco-anglaises sur ce qu’on appellerait, quelques heures plus tard, le Plan Schuman. Ces conversations, qui allaient prendre rapidement un tour dramatique, et se prolonger jusqu’au 3 juin, constituent un épisode en soi que nous raconterons dans un prochain article.

 

Jean Monnet de Londres à Bonn

 

Le soir du 9 mai, le décor avait changé sur la scène européenne. Des cloisons historiques étaient tombées, sans bruit. Les agences de presse avaient pris de vitesse les ambassadeurs et l’opinion était déjà gagnée quand les gouvernements se réunirent pour délibérer. Encore Adenauer jugea-t-il superflu de réunir ses ministres. « La proposition qui vient de nous être lancée, déclara-t-il dans l’après-midi, est une initiative généreuse à notre égard. Elle n’est pas faite de formules générales, mais de suggestions concrètes qui reposent sur la base de l’égalité des droits ». Le 10 au matin, le comte Sforza, ministre des Affaires étrangères, apportait l’accord de l’Italie. Dès lors, celui des pays du Bénélux ne faisait plus de doute, bien que les gouvernements et les intérêts eussent souhaité des éclaircissements : mais les opinions publiques les pressaient de s’engager. L’Europe des Six s’était constituée quasi spontanément autour de celle des Deux. Il n’en demeure pas moins que dans l’esprit des auteurs de la proposition, seule l’acceptation allemande était nécessaire et elle eût été suffisante pour nouer le pacte communautaire. Monnet et Schuman avaient pris le beau risque de l’union franco-allemande, et l’on a pu les entendre regretter par la suite qu’elle n’ait pas été plus généreuse, plus complète et, s’il l’eût fallu, plus exclusive dès le premier jour, car seule l’audace extrême était la réponse naturelle aux défis de 1950. Alors qu’une idée inconcevable avait été acceptée sans discussion, on allait pendant des années refuser les progrès simplement raisonnables. C’était donc le moment du destin pour l’Europe et les opinions publiques enthousiastes ne s’y trompèrent pas.

 

Désormais, il fallait aller vite. Robert Schuman à Londres est harcelé de questions concrètes par les Anglais, qui s’imaginent que son plan est un monument technique savamment construit. Or, il n’en connaît rien de plus que les trois pages qu’il a lues et, à vrai dire, tout le dossier se borne là. Mais il appelle à l’aide Jean Monnet, qui le rejoint le dimanche 14 mai avec Hirsch et Uri ; leur dialectique sera beaucoup plus dangereuse pour les Anglais que la technique qu’ils redoutaient. Ils comprirent vite qu’il n’y avait pas de plan Schuman, mais une volonté irréductible de changer les relations entre les peuples et, au premier chef, entre la France et l’Allemagne. Poussé par Sir Stafford Cripps, Jean Monnet a alors cette réponse qui donne une des clefs les plus importantes de l’histoire européenne depuis vingt-cinq ans : Mon cher ami, vous connaissez mes sentiments envers l’Angleterre depuis plus de trente ans et vous ne pouvez pas les mettre en doute. Je souhaite de tout cœur que vous vous engagiez dans l’entreprise au départ. Mais si ce n’était pas le cas, nous irons de l’avant sans vous, et je suis convaincu que, réalistes comme vous l’êtes, vous vous ajusterez aux frais lorsque vous constaterez que nous aurons réussi ». Les Français revinrent à Paris.

 

Le 23 mai, Jean Monnet est à Bonn dans le bureau d’Adenauer, avec Bernard Clappier. Les minutes de l’entretien, bien que rédigées par un diplomate, laissent percer l’émotion. Les deux hommes ne se connaissent pas, mais dès ce jour s’installe entre eux une amitié féconde. Ils convinrent que l’essentiel était d’aboutir rapidement à un traité général. Les experts viendraient ensuite. Si cette méthode ne fut pas respectée dans la rédaction du traité, si la primauté du politique dût reculer devant l’exigence technique, Adenauer et Monnet s’efforceront toujours, en accord, de tenir la ligne qu’ils s’étaient fixée ce jour là. « Voyez-vous, Monsieur Monnet, dit le Chancelier en reconduisant son visiteur, si je parviens à mener à bien cette tâche, j’estime que je n’aurai pas perdu ma vie ».

 

Deux jours plus tard, le 25 mai, les Français proposaient aux Anglais, aux Allemands, aux Belges, aux Néerlandais, aux Luxembourgeois, aux Italiens de se réunir avec eux pour négocier sur la base des principes et des engagements de la déclaration du 9 mai. Cette première salve allait déclencher avec Londres une bataille de communiqués exprimant et dissimulant à la fois un conflit majeur de principes et d’intérêts qui n’a connu, depuis un quart de siècle, que des trêves armées et que le vote des Anglais, dans les prochains jours, viendra clore officiellement.

 

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