5 minutes de lecture

par , Claude Emmanuel Triomphe

Le point de vue de Perrti Koistinen, professeur à l’université de Tampere (Finlande). Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet IRENE (Innovative Restructuring- European Networks of Experts) soutenu par la Commission Européenne et piloté par l’association ASTREES

Comment les Finlandais ont-ils perçu la décision de fermer Nokia à Bochum ?

disconnecting

L’événement a été majeur. Il ya eu beaucoup de reportages à la télévision, dans la presse. L’événement a choqué les Finlandais qui ont été surpris non seulement par l’annonce elle-même mais aussi par tout ce que cela a suscité comme mouvements et résistances en Allemagne, non seulement du coté des syndicats mais des politiciens, des sous-traitants, des habitants de la vile de Bochum. Jusqu’à présent, la Finlande qui a connu elle aussi nombre de restructurations et de fermetures, n’avait pas vraiment vu de résistances aussi fortes. Dans les années difficiles autour de 2005 marquées par de nombreuses délocalisations, une nouvelle loi est entrée en vigueur afin d’apporter de meilleures compensations aux travailleurs touchés par de telles stratégies. Notre société a donc accepté de payer les coûts de tels changements structurels. Mais l’affaire de Bochum est peut-être un tournant. Car elle a coïncidé avec la fermeture de plusieurs usines d’une grande entreprise papetière, Stora Enso. Et dans une des villes, cela a provoqué une véritable révolte : toute la société s’est organisée, les gens ont envoyé des délégations dans les écoles d’Helsinki pour expliquer pourquoi ils ne pouvaient pas accepter cela et pourquoi il fallait les soutenir. C’est tout à fait nouveau dans notre pays.

L’image de Nokia a-t-elle souffert ?

En 2007, à la suite des restructurations de Nokia, il y avait eu un premier choc avec la décision d’un de ses principaux sous-traitants de restructurer et de délocaliser. Mais aussi de transférer à son tour les risques sur ses propres sous-traitants. Ceci dit, il faut comprendre que Nokia est regardé avec précaution. Cette entreprise, comme toute la Finlande, a connu une grave récession dans les années 90, récession plus grave que dans la plupart des pays européens. Mais depuis 1995, la croissance a repris notamment grâce au boom de l’électronique et des télécommunications. Toute l’économie nationale a été tirée par ce secteur et, en premier lieu, par Nokia. D’où la prudence de nos politiciens et des syndicats face à cette entreprise dont ils perçoivent les forces mais aussi les faiblesses structurelles qu’elle représente pour l’économie nationale qui en est très dépendante. Enfin, sachez que Nokia a réagi en montrant comment elle finançait des campagnes anti-pauvreté en Roumanie et combien elle se sentait responsable de ces populations et de ces régions peu développées.

En quoi l’affaire Nokia est-elle un tournant ?

Pour moi, elle démontre qu’un nouveau type de flexibilité est à l’œuvre, c’est ce que j’appelle la flexibilité géographique ou la flexibilité locationnelle dont peuvent user à grande échelle les multinationales. Ces entreprises sont devenues à la fois plus fortes, plus rapides tout en élargissant considérablement leur rayon d’action. Les stratégies de délocalisation/relocalisation ont d’abord été utilisées au service d’un changement structurel. Elles sont devenues un moyen de la compétition entre ces compagnies. Cela a peut-être été efficace du point de vue économique mais est-ce soutenable à moyen et long terme ?

La nouveauté c’est le rôle des investisseurs financiers, notamment depuis la libéralisation des marchés qui a eu lieu dans toute l’Europe depuis les années 1990. Ils se livrent à des jeux autonomes, sans rapport avec les jeux économiques et industriels, et leur influence dans la stratégie des entreprises comme Nokia est majeure. Nokia ne pourrait pas développer tous ses projets sans leur aide, sans leurs moyens qui sont sans commune mesure avec ce que le budget d’un Etat comme la Finlande peut se permettre de faire. En d’autres termes, le traditionnel rapport entre le capital et le travail a changé. Il faut absolument distinguer le rôle des industriels et managers de celui des investisseurs. Ces derniers jouent sur des marchés très peu contrôlés et leurs actions comportent des risques économiques nouveaux, comme le démontre la crise financière actuelle. Il y a là un défi politique mais aussi intellectuel majeur. Il faut comprendre ce que l’ancien secrétaire au travail américain, Robert Reich, appelle le « supercapitalisme ». C’est à cette condition que l’on peut un jour pouvoir prétendre en contrôler les effets. Ce supercapitalisme met en scène de nouveaux acteurs, les investisseurs mais aussi les consommateurs car c’est eux qui plébiscitent les produits à bas prix. Et c’est à nos sociétés pour l’instant d’en assumer toutes les conséquences et tous les coûts. Le fait qu’une résistance puisse émerger, dépassant les travailleurs et les syndicats, est un signe positif. Mais le supercapitalisme exige des réponses d’un autre niveau et une nouvelle génération de protections sociales.

Propos recueillis par Claude-Emmanuel Triomphe

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Haut Commissariat à l'engagement civique