Les relations entre le travail et la politique ont mal commencé. Aux esclaves, le travail. Aux hommes libres, la vie publique et la philosophie. Pour les penseurs grecs, l’esclavage n’est pas une entorse au régime démocratique. Il en est la condition. Le travail est avilissant. Ceux qui travaillent ne sont donc pas capables et pas dignes de participer aux décisions politiques.
L’esclavage est une « nécessité éternelle » car lui seul peut libérer de la contrainte du travail ceux qui ont besoin de temps libre, de loisir, pour faire vivre la démocratie. Le Moyen Âge, dans l’ensemble des sociétés indo-européennes, n’accordera pas plus de valeur au travail. Les ordres supérieurs se consacrent à Dieu ou à la guerre. Ils sont dispensés et même interdits de travail. Le travail est réservé aux laborantes. Il est pour eux une nécessité absolue en même temps qu’une indignité extrême. Avec le développement des villes, de l’artisanat et du commerce, une part de ces « travailleurs » s’enfoncera un peu plus dans la précarité (nous parlons bien de ce qui se passait avant la révolution industrielle !). Il deviendra difficile de distinguer le sort de ceux qui n’ont que leurs bras pour vivre de celui des indigents, mendiants, vagabonds et autres « inutiles au monde » pour reprendre le titre d’un des livres de Bronislaw Geremek. L’autre part va pourtant se libérer des tutelles féodales grâce aux premières organisations professionnelles, les guildes qui deviendront les corporations et définiront les droits et devoirs des gens de métiers.
Les Lumières, mouvement européen s’il en fût, puis la révolution industrielle et politique, peuvent alors « officiellement » réhabiliter le travail. Cela se fera en deux temps. Dans un premier temps, ceux que le travail a enrichis, et qui donc paient l’impôt, peuvent voter et accéder, contre les privilèges de la naissance, aux responsabilités sociales et politiques. Le suffrage censitaire est de règle dans la plupart des pays européens au 18ème siècle et dans la première moitié du 19ème siècle. Dans un deuxième temps, la participation de tous les adultes (masculins, puis bien longtemps après, masculins et féminins) à la vie politique advient en liaison étroite avec l’instauration de garanties collectives, droit du travail et protection sociale. Ces droits conquis souvent de haute lutte permettent de sortir le travail d’une stricte relation marchande et interindividuelle. Ces droits sociaux, contrairement au « contrat de louage » du Code napoléonien, donnent un statut public au travail et au travailleur. Au même titre que le patrimoine dans les démocraties censitaires, ils symbolisent et fondent en même temps l’appartenance des travailleurs à un espace public, celui des citoyens.
Par un étonnant raccourci, les garanties attachées au salariat moderne permettront aux travailleurs de relativiser la place du travail dans leur emploi du temps et de revendiquer aussi le « droit à l’oisiveté », le droit aux loisirs, à la culture, à la vie associative. Droits à vrai dire relatifs, non seulement parce que la charge de travail de ceux qui ont un emploi peut les conduire à n’envisager leur temps de repos que comme un temps de reconstitution de leur force de travail, mais aussi parce que ce loisir est refusé à ceux qui n’ont pas d’emploi et risquent d’être considérés comme les nouveaux « inutiles au monde », sous-citoyens sommés de travailler, quelles qu’en soient les conditions.
Lendemains qui déchantent
Ce parcours et le schéma harmonieux auquel il conduit, citoyenneté pour tous et équilibre des temps et des investissements sociaux, ne dit pas toute la réalité. Le vingtième siècle, dans sa folie, a été marqué par deux expériences politiques extrêmes et tragiques. Dans les régimes nazi et communiste, deux régimes qui -chacun à sa manière- ont glorifié le travail, la légitimité politique n’est plus fondée sur le statut social et sur la liberté qu’il autorise, mais sur l’appartenance à un peuple ou à une classe. La politique abandonne la construction d’un « vivre-ensemble » au nom de la soumission à une évolution historique pensée comme inéluctable et grosse de lendemains qui chantent. La menace de régimes totalitaires n’a pas disparu, mais elle n’est pas dominante aujourd’hui en Europe. Gueule de bois ou retour de balancier, nous sommes plutôt menacés d’une dépolitisation générale.
A l’expérience de la politisation totale, propre aux formes d’Etat totalitaires, pourraient bien avoir succédé la suspicion désabusée à l’égard du politique et la domination de la rationalité technicienne ou gestionnaire, l’omniprésence de la pensée calculante et l’envahissement de la vie par les considérations économiques. La sphère politique n’est plus seulement mise au service exclusif du développement des forces productives. Elle est elle-même conçue et organisée selon les normes et valeurs de l’économie. Aux élections présidentielles de 2007 en France, Alain Minc peut tranquillement faire la publicité de son candidat favori en disant « il est le meilleur pour le job » et la politique peut être revendiquée comme un choix de carrière donnant des droits à exercer de hautes responsabilités dans de grandes entreprises.
La pensée d’Hannah Arendt pourrait bien encore nous être de quelque secours pour sortir de cette confusion. Réfléchissant dans un contexte dominé par les drames du totalitarisme et par la menace atomique, elle ne distingue pas seulement ce qui, dans nos activités, est soumis aux contraintes et à la répétition, le travail proprement dit, de ce qui est le produit de notre créativité et que chacun aime revendiquer comme étant son œuvre. Elle établit également une distinction nette entre ces deux activités et l’action dans « la mesure où elle se consacre à fonder et maintenir des organismes politiques », et pour cela « met directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière ». Hannah Arendt peut alors penser la politique comme ce qui correspond « à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes, et non l’homme, qui vivent sur terre et habitent le monde ». Elle peut écrire que, en opposition aussi bien au totalitarisme qu’au pouvoir des technocrates, sondeurs ou faiseurs d’opinion, « les hommes au pluriel, c’est-à-dire les hommes en tant qu’ils vivent et se meuvent et agissent en ce monde, n’ont d’expérience de l’intelligible que parce qu’ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes ».
Cette distinction, qui fonde aussi celle qui doit exister entre domaine privé et domaine public, nous permet peut-être de sortir des impasses dans lesquelles nous sommes. Le travail et la politique ne sont pas antinomiques ou adversaires. Ils ne sont pas non plus la même chose. S’occuper des affaires de la cité est une activité humaine noble, sans qu’il soit nécessaire d’assimiler la politique à un travail. Le travail de son côté a une valeur individuelle et collective (et doit la conserver) sans exiger pour autant qu’il fonde l’ensemble de nos droits et de notre « présence au monde ». Il ne serait pas raisonnable d’instaurer une nouvelle démocratie censitaire dans laquelle les droits du citoyen dépendraient de l’heure d’embauche du salarié.
Laisser un commentaire