Dominique Méda, sociologue et inspectrice générale des affaires sociales présente les conditions nécessaires pour créer une société soutenable, capable de s’inscrire dans la durée, notamment en créant un indicateur de santé sociale.Objectif : revenir sur les principes de l’économie néo classique et sur son refus à distinguer ce qui est utile du nécessaire et du superflu.
Pourquoi faut-il rompre avec l’indicateur PIB et ses déclinaisons si l’on veut forger une société « soutenable » ?
Nos sociétés vivent aujourd’hui complètement sous l’emprise de cet indicateur, le Produit Intérieur Brut, qui est vraiment devenu notre indicateur fétiche, notre veau d’or. Le taux de croissance du PIB (la fameuse « croissance ») semble aujourd’hui déterminer la santé de nos sociétés, leur progrès, leur richesse. J’avais tenté de montrer dans Qu’est-ce que la richesse ?, en 1999, combien cette assimilation du bien-être social et de la croissance économique était réductrice et dangereuse. Car le PIB présente de nombreuses limites parmi lesquelles le fait qu’il compte pour zéro toutes les autres activités que le travail rémunéré (le temps domestique, les activités familiales, amicales, amoureuses, politiques, les activités bénévoles, le loisir…) ; qu’il n’est pas affecté par les inégalités (inégalités non seulement de consommation mais aussi dans la participation à la production, l’accès à l’emploi) ; et qu’il est le résultat d’une comptabilité de flux et non de stock : les dégradations apportées au capital naturel et social à l’occasion de la production ne sont inscrites nulle part !
Qu’est-ce qu’une société soutenable ? Une société qui est capable de s’inscrire dans la durée, et donc d’éviter les facteurs susceptibles de provoquer sa disparition, par exemple, une guerre civile, une pollution majeure. Si ce qui nous intéresse, c’est le caractère soutenable de la société alors ce que nous devons suivre, ce sont les évolutions du patrimoine qui échoit en quelque sorte à chaque génération, que nous devons améliorer ou au moins ne pas entamer. Le PIB ne nous donne pas ces informations et Joe Stiglitz, dans la préface au rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social a bien rappelé que sans les bons instruments de mesure, nous sommes aveugles. Le PIB n’a pas du tout joué le rôle d’alerte lors de l’irruption de la dernière crise.
Quel indicateur physique ou économique pourrait faire le lien entre travail/production et consommation sans pour autant gommer les contradictions inhérentes aux comportements des consommateurs (achat de nécessité,ou de l’accessoire), au monde du travail (économie, rentabilité, productivité), au social (croissance des inégalités) ?
Je crois qu’il est urgent de nous doter d’un indicateur synthétique capable de nous renseigner sur les deux types d’évolution qui importent pour la survie et l’inscription dans la durée de nos sociétés : celle de notre patrimoine naturel, celle de notre santé sociale. Pour la première dimension, un indicateur de stocks en données physiques serait le plus utile. Pour la santé sociale, un indicateur de cette sorte a été calculé, sur le modèle du BIP 40, par Florence Jany Catrice et ses collègues pour la région Nord Pas de Calais : l’accent est mis sur les inégalités de revenus, d’accès à l’emploi et à différents biens et services. Dans ce dernier type d’indicateur, on privilégie l’accès de tous aux biens et services fondamentaux en se fondant sur l’idée, d’une part, que la cohésion de la santé importe (la société n’est pas qu’un mot, un cadre, c’est le ciment qui tient les citoyens ensemble) et d’autre part, qu’un enrichissement au sens d’une augmentation du PIB peut s’accompagner d’un coût social énorme, qui ne figure pas dans la comptabilité nationale, mais qui aura sans nul doute des répercussions à moyen ou long terme et dont il faut absolument tenir compte. C’est vraiment à un renversement complet de perspective qu’il nous fait procéder : cesser de penser que ce qui importe c’est d’avoir la plus grosse production possible, la plus forte rentabilité, les meilleurs ratios, le plus gros PIB et que le reste s’ensuivra logiquement, mais qu’au contraire, ce que nous devons poursuivre, directement, c’est une amélioration de l’indicateur de santé sociale.
C’est seulement si nous changeons d’indicateur de référence que nous pourrons enfin adopter comme objectif réaliste non seulement le développement d’une société soutenable, mais aussi par exemple, celui d’un travail soutenable. Une telle substitution permet, au lieu de tout sacrifier à l’obtention d’une productivité très élevée puis à la distribution de dépenses de réparation pour tenter de recoudre le tissu social déchiré ou le coût social de l’excellence, de s’atteler directement à l’obtention d’une production qui vise avant tout à satisfaire les besoins sociaux de base de tous. Un tel renversement exige que l’on revienne sur les principes de l’économie néo classique et notamment de son refus à distinguer entre ce qui est utile, nécessaire et superflu. Cela nous oblige à repenser aux objectifs de la consommation, à adopter un principe de proportionnalité du moyen aux fins et à réintroduire une idée oubliée depuis bien longtemps : celle d’utilité commune.
Dominique Méda, Travail. La Révolution nécessaire, L’Aube 2009
Laisser un commentaire