Que finance-t-on, et qui paie pour renflouer ? La dette publique est une question hautement politique, dont la résolution va dépendre des luttes sociales. Comment dès lors penser les politiques économiques et sociales des années à venir ? Une gageure relevée à l’EHESS (Rendez-vous de crise), par deux économistes et l’ancienne ministre de l’économie du Japon à partir de l’exemple japonais.
Les Etats ont pris sur leur dos une partie des dettes des banques, comme le Japon dans les années 90. Colossale, la dette japonaise culmine aujourd’hui à 200% du PIB, et atteindra 225% d’ici la fin de l’année. « Nous ne pouvons pas définir de trajectoire-type, surtout dans cette crise généralisée, explique Robert Boyer, théoricien de la Régulation. Mais il existe des analogies entre la ‘décennie perdue’ japonaise des années 90, la ‘grande dépression’ américaine des années 30, et la crise actuelle que certains économistes qualifient de ‘Grande Récession’ » (Dette publique et sortie de crise)
La bonne dette japonaise
Le Japon, comme les pays de l’OCDE a une croissance potentielle très faible et une démographie marquée par le vieillissement. La population active diminue, car les baby boomers partent à la retraite. Les plus de 65 ans seront 30% en 2030 (aujourd’hui 23%). L’assurance santé devrait alors peser 8% du PIB (contre 1% aujourd’hui) et les retraites 11%.
« Rien n’est plus stable que la dette japonaise », martèle Christian Sautter, ancien ministre de l’Économie (1999-2000). « Aussi l’agence de notation Standards & Poors aurait mieux fait de se taire lorsqu’elle a annoncé que la dette pouvait flancher. Car, qui possède la dette ? Ce sont les japonais eux-mêmes« .
Les familles possèdent 94% des obligations de l’Etat japonais. « Les 6% restants sont détenues par de bons gros investisseurs (Banque Postale, Fonds National de retraite, Banque du Japon, grandes entreprises » précise-t-il. « Le financement de la dette fait consensus dans la population car le taux d’intérêt du refinancement (déjà très faible) baisse quand la dette augmente. Comme les Japonais ne paient en moyenne que 1,5% de cette dette et qu’elle représente 200% du PIB, les charges d’intérêt sont de 3% du PIB par année ». Les générations se font en quelque sorte crédit les unes aux autres.
Les Japonais sont méfiants, « ils ne vont pas en Bourse, n’aiment pas les fonds de pensions, donc ils déposent leurs sous en liquidité, et les banques les transforment en achetant un actif particulièrement sûr, des bons du Trésor. Ce financement de la dette en circuit fermé, c’est aussi le secret de la dette italienne. Les Italiens truandent allègrement le fisc, mais ils adorent acheter des bons du Trésor !«
Les mauvaises dettes américaines
A l’inverse, la dette américaine est détenue par des étrangers, en majorité asiatiques. « Le Japon, allié transpacifique fidèle, qui a de l’épargne de manière générale détient aujourd’hui plus de dette américaine que la Chine. Cette dernière a discrètement revendu une partie de ses bons du Trésor depuis mai 2009 ». Est-ce rassurant pour autant ? « Ce circuit peut durer à l’infini, pourvu que des milieux financiers ne comparent à travers de l’emprunt au Japon et du placement aux USA ne déstabilisent cette ordre tout à fait domestique entre l’épargne et l’investissement ».
Quant à la dette de la zone Euro, les banques centrales en détiennent 41%, et le reste du monde 20% . » C’est marginal, mais dangereux et flottant, si vous avez des marchés financiers qui s’y attaquent « , explique Robert Boyer faisant allusion à la crise de la dette grecque (lien). « La crise japonaise nous permet de tirer plusieurs enseignements. Il faut du temps pour résorber l’endettement spéculatif monumental des banques et reconstituer une structure financière stable. Aujourd’hui les banques tentent de reconstituer leurs propres réserves et croulent sous les liquidités, mais le pauvre entrepreneur ne peut pas emprunter ; pourquoi ce paradoxe ? Parce qu’on continue à produire des mauvaises dettes. Observons quel a été le principal déclencheur de la crise : l’impossibilité des ménages américains à rembourser leur crédit immobilier. Le taux de défaut des ménages américains était de 5 en 2008, il est aujourd’hui à 10 ! Le taux de défaut des entreprises de 1 à 14 ! Les Etats-Unis continuent donc à produire de la mauvaise dette« . (lire l’article du New York Times)
Compromis politique
Une mauvaise dette est celle qui consolide un compromis politique qui est arrivé à la limite et un régime de croissance qui a fait faillite. « Paradoxalement, Obama est en train de reconduire une alliance entre les financiers de Wall Street et une partie des classes moyennes supérieures. Observons la destination des fonds de relance, j’aurais pensé un peu naïvement qu’on aurait aidé les ménages américains à payer un peu leur prêts hypothécaires pour ne pas être mis dehors. La loi existe, mais elle n’a pas été utilisée par les banques, parce qu’elle gagnait plus d’argent à mettre en faillite les titulaires de logements qu’à les aider. Les dépenses américaines sont donc improductives. Obama a un vrai problème de relance«
Dans un premier temps, les gouvernements pratiquent une politique keynésienne en compensant le faible dynamisme de la demande intérieure privée par de la demande publique. Au Japon, les grands programmes d’investissement public ont porté leur fruits, d’autres inutiles ont marqué l’imaginaire. « Parfois, vous apercevez des ponts qui ne relient aucune route, ce qui est toujours une curiosité, s’amuse M. Sautter. Mais ces éléphants blancs ont soutenu l’activité« . Et dès le choc pétrolier, et malgré la crise, « le Japon a tenu à pousser l’innovation en matière d’énergie s’assurant la meilleure rentabilité énergétique au monde » précise Robert Boyer.
La comparaison de quelques pays est instructive. La Chine a choisi de « tout faire pour restaurer la croissance, car c’est la meilleure source de légitimité politique, l’Allemagne indemnise le travail partiel pour consolider le compromis capital-travail qui est fondateur. La France, comme d’habitude, joue à l’étatisme en changeant de chemise. Et dans le modèle social-démocrate nordique, on approfondit le modèle en rationalisant la qualité des services publics et en forçant l’innovation« , détaille Robert Boyer.
Politique de relance, oui, mais ni monétaire, ni fiscale
Quelle est la meilleure recette ? La politique de relance japonaise montre selon R. Boyer que « la politique monétaire perd toute influence sur la croissance économique lors d’une crise financière. Lorsque le moteur de la croissance est cassé, les pédales de frein et d’accélérateur ne marchent plus, malgré les plans de relance« .
Contrairement à ce qu’assure Olivier Blanchard du FMI, l’inflation n’épongera pas les dettes ! D’autant que selon M. Sautter « l’inflation ne peut pas se développer à cause de l’énorme surcapacité industrielle. Du côté manufacturier, le seul élément d’inflation serait un retour de la spéculation sur les matières premières, qui ferait augmenter le prix des biens manufacturés chinois, dont le coût direct serait plutôt décroissant, mais ce serait moins une inflation, qu’une torsion des prix relatifs au profit des Etat rentiers« .
En 1996, lorsque la croissance repart au Japon, le taux d’intérêt baisse. Mais le gouvernement décide d’augmenter le taux de TVA, plombant la consommation, ce qui fait repartir de plus belle la récession. « C’est le grand enseignement qui mériterait d’être médité par l’Union Européenne, et par les agences de notation, un relèvement trop précoce des taxes et impôts précipite une récession, soutien M. Boyer. Aussi les plans de relance sont l’expression de compromis politiques très différents. Aussi une sortie de crise dépend d’une coalition politique, ce n’est pas un exercice technocratique« .
Japon, l’alerte sociale
« C’est au marché de juger si les dettes dont bonnes ou mauvaises« , convient Hiroko Ota, économiste (GRIPS, Tokyo), ancienne ministre de l’économie japonaise (2006-2008). Il regarde la taille des dettes et la puissance de recouvrement par la croissance.
Vingt ans après le début de la ‘décennie perdue’ plus tard, les Japonais n’épargnent plus autant, car les entreprises mènent des politiques salariales à l’américaine. Si les jeunes n’ont pas de mal à trouver du travail, ils sont moins payés, bénéficie de moins de hausse de salaire, et par conséquent épargnent moins.
Mme Ota reconnaît qu' »un des plus graves problèmes au Japon est le déséquilibre entre les générations. Ce sont les seniors qui tiennent les rênes du politique, car les personnes âgées votent en masse. Les jeunes se demandent si leur retraite sera assurée, ils n’ont plus confiance dans le système de sécurité sociale. Certains politiques envisagent même de retracer les circonscriptions électorales en fonction de l’âge et des générations« .
Yukio Hatoyama, chef gouvernement actuel, a pris le parti d’augmenter le taux et la durée de cotisation et le nombre de cotisants, notamment en permettant aux femmes de continuer leur vie professionnelle, même si elles ont des enfants. « Les plus de 75 ans cotisent également à l’assurance santé et ceux les seniors frétillants qui le souhaitent peuvent travailler plus longtemps », ajoute Christian Sautter, persuadé que le vieillissement est une aubaine économique pour développer la ‘silver industry’, le service à la personne, conçu comme un vrai business technologique.
L’économiste va plus loin en proposant d’autres solutions fiscales qui en font sursauter plus d’un : majorer les impôts directs, en tenant compte du fait qu’au Japon, le revenu des personnes âgées est en moyenne supérieur à celui des jeunes, majorer les impôts sur les successions, car les héritiers ont en moyenne 50 à 60 ans, lorsqu’ils touchent un héritage et n’ont « plus besoin d’autant d’argent ». Ainsi l’Etat peut rembourser ses dépenses de prestations sur la succession.
Le Japon va s’orienter vers une croissance douce, sobre, tirée par le voisinage de la Chine, esquisse Robert Boyer. « La mesure du bonheur national de Stiglitz y donnera d’excellent résultats ». Tandis qu’en Europe, les efforts d’innovation porteront leur fruits dans 10-20 ans. « Personne ne sait comment sortir de cette crise, parce qu’en prolongeant les tendances actuelles, il n’y a pas de sortie endogène mécanique. Il faudra prendre des décisions excessivement douloureuses ».
Tout va dépendre des formes de ‘lutte sociale’. Au Danemark, un débat public essaie d’organiser les transfert de dette et de créances entre l’Etat, les actionnaires et les individus. Mais, en dehors d’un cadre aussi précis, il est très difficile de » prévoir l’issue de lutte sociale qui sont l’autonomie des groupes sociaux, leur imaginaire, leur pouvoir politique. Ce n’est pas un système physique, c’est un système socio-politique complexe, tout sauf déterministe, surtout maintenant que l’autonomie nationale est grandement diminuée. Les USA dépendent de la Chine, la Chine dépend de l’Asie, le Japon dépend de la Chine, la Grèce de l’Allemagne, ce qui introduit un jeu stratégique d’une complexité sans précédent« .
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