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par Armand Braun

Face à l’éventualité d’une mise en péril du système de protection sociale, Armand Braun, président de la Société internationale des conseillers de synthèse, propose une toute autre piste : les Associations de solidarité familiale

 

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Jusqu’ici, les Associations de solidarité familiale étaient imaginées comme un moyen pour les familles, en complément des dispositifs nationaux existants, de mieux faire face aux accidents de la vie et de contribuer au financement de projets de formation pour les jeunes à partir d’un fonds géré en commun à cet effet par les membres d’une famille.

 

Mais voilà que se présentent les immenses incertitudes qui découlent des épreuves économiques et de la situation des comptes publics. L’éventualité d’une mise en péril de notre système de protection sociale ne peut plus, alors même que celui-ci est si essentiel à la vie de la société française, être écartée. On connaît les données : endettement, vieillissement de la population… Un aléatoire redressement de l’économie n’y changera que peu de choses.

 

Elargir la réflexion est un devoir. Mais l’exercice n’est pas facile : alors que notre société est aujourd’hui si différente de ce qu’elle était au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le cadre institutionnel de la solidarité mis en place à l’époque continue de formater les comportements et les attentes des Français ; les instruments de la solidarité ou de la prévoyance (complémentaires, mutualisme, assurances…) ne sont pas à la dimension du problème ; les autres pays ont tous peu ou prou les mêmes inquiétudes. Il faut chercher. Mais dans quelle direction ? L’observation du réel pourrait en révéler une.

 

C’est de solidarité de long terme qu’il s’agit aujourd’hui

L’époque antérieure était placée sous le signe du social, l’époque actuelle projette en avant les questions sociétales. Les problèmes de financement qui se posent aujourd’hui ont toutes sortes d’explications mais, en amont de toutes les autres, il y a le changement culturel. L’emploi salarié tel qu’il était ne peut plus constituer à lui seul le socle des systèmes de protection sociale. Nos interprétations de la solidarité et nos idées sur la manière de la mettre en œuvre ne cessent de s’étendre à des territoires nouveaux. La solidarité était et reste traitée par catégories (la santé, la vieillesse, etc.) ; notre époque la veut déspécialisée. Elle était organisée principalement autour de la dimension financière ; celle-ci reste essentielle mais révèle ses limites. Enfin, c’est de solidarité de long terme qu’il s’agit aujourd’hui : ni l’entreprise, ni l’univers associatif, ni notre système de protection sociale ne sont équipés pour la prendre en compte. C’est ainsi que j’en suis venu aux familles.

 

Les raisons de douter sautent aux yeux. Les familles sont le lieu de crises multiples. Les unions se succèdent, des noyaux familiaux s’inscrivent dans des ensembles plus vastes, fluctuants, en intersection avec d’autres. Les couples ont moins d’enfants, les fratries sont plus étendues. Les relations entre les générations changent avec l’allongement de la durée de la vie. Nombreuses sont les personnes qui optent pour l’individualisme ou y sont contraintes, en rupture de fait avec des environnements familiaux devenus instables.

 

Et pourtant ! Quel autre lieu que les familles pour prêter durablement attention au développement des personnes ? Pour une solidarité de proximité, humaine, sans bureaucratie ? Pour fonctionner en réseau et en interface entre elles et avec le système de protection sociale ? Pour reprendre ses esprits dans la fuite en avant de tous dans l’incertitude, élaborer des plans d’action, rendre possible la réussite des jeunes, alors que l’on sait que l’éducation des enfants coûtera cher, que les adultes pourront connaître le chômage et les personnes âgées la dépendance, que des membres de la famille peuvent subir, à un moment ou à un autre, les misères de la vie ?

 

Un projet au confluent du social et du sociétal

C’est un fait d’évidence même s’il n’est pas encore accepté : il devient indispensable de parier sur les familles, sur leur capacité à s’organiser et à se responsabiliser dans l’intérêt de tous leurs membres, présents et à venir. Chaque famille doit pouvoir créer en son sein un dispositif de solidarité. Je ne fais qu’esquisser les principales caractéristiques d’une Association de solidarité familiale (ou d’un Fonds familial, la dénomination reste à fixer) : dans un cadre familial ouvert, mettre en commun des ressources dédiées qui généreront des revenus, à fond perdu pour garantir dans la durée l’égalité entre les membres et les prémunir contre toute captation éventuelle ; cette ressource ne doit être pré-affectée ni à un domaine, ni à une personne, ni à une époque ; un membre serait élu pour exercer la fonction de gérant.

 

Un tel projet, au confluent du social et du sociétal, soulève toutes sortes de questions. Il ne concerne pas les familles aisées, qui ont leurs propres réponses aux questions posées. Il est fait par contre pour les familles à revenus faibles ou moyens. C’est à elles que les Associations de solidarité familiale font vraiment défaut aujourd’hui.

 

Bien sûr, de nombreuses questions restent à approfondir : qu’est ce qu’un cadre familial ouvert ? (pas les familles du Code civil, les familles de la vie). Comment des familles aux ressources limitées ou dénuées de ressources peuvent-elles constituer un capital à fond perdu et le développer pour en faire un bien commun ? Paradoxalement, cet aspect est peut-être l’un de ceux qui posent le moins de problèmes, c’est peut-être au sein des familles que le lien entre solidarité, fraternité et égalité peut être cultivé dans la longue durée, alors que de fait il ne l’est plus ailleurs. On sait que c’est dans les pays les plus pauvres d’Afrique et d’Asie qu’existent depuis longtemps des précédents (tontines…).

 

Lever deux tabous

Pour que les Associations de solidarité familiale puissent exister et se multiplier, il faut le concours des Pouvoirs publics. C’est de ces derniers que relève la mise en place de statuts types et l’élimination des difficultés fiscales (impôt à l’entrée et à la sortie) et autres qui empêchent aujourd’hui leur création. Mais il y a plus important encore !

 

Deux tabous font obstacle aux Associations de solidarité familiale, il faut les prendre en considération. Il y a d’une part l’idée de l’argent que les Français n’aiment pas ; or les Associations de solidarité familiale utiliseront l’argent pour atteindre leurs objectifs. D’autre part, la solidarité nationale s’est créée en opposition avec la solidarité de proximité ; or depuis Vichy, tout ce qui fait appel au sentiment de la famille est devenu suspect. Si ces tabous ne sont pas levés, si les Associations de solidarité familiale ne sont pas politiquement légitimées, la force des choses qui est en train d’entraîner notre organisation sociale ne sera pas freinée.

 

Comprenons qu’il y a urgence. Pour que notre système de protection sociale puisse être mis en place au lendemain de la seconde Guerre mondiale, il a fallu dix ans de préparation, depuis le précédent anglais de Beveridge, puis les travaux du Conseil national de la Résistance. Or, d’une certaine manière, il se retrouve en 2010 là où il en était en 1946 : tout est à réinventer ! Mais nous n’avons pas derrière nous dix ans de réflexion. Nous n’avons pas le temps et les idées sont rares. Seule l’expérimentation d’innovations sociales nous donne une chance de nous sauver. Ne tardons pas avec les Associations de solidarité familiale !

 

 

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