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Au sein de l’Union Européenne, vaste marché intérieur, les entrepreneurs se vivent-ils comme des acteurs de la construction européenne ? Et de quelle construction ? Les profondes mutations économiques obligent les organisations d’entrepreneurs à s’interroger sur les perspectives, les champs et les moyens de leur action patronale. Sollicité sur des dossiers transnationaux ou communautaires, les  employeurs ont été obligés de s’organiser au niveau européen. Petit à petit le dialogue social s’est institutionnalisé.

 

lobby

« Les dirigeants d’entreprises sont sortis du provincialisme industriel, résume Jean-Marie Pernot dans Europe. Patrons et patronat, dimensions européennes. A la fin des années 80, ils se mobilisaient en faveur de la relance du marché intérieur et de l’instauration de la monnaie unique. En 2000, une déferlante libérale s’est emparée des traités, des institutions et des esprits ». Alors avec la crise ? Qui défend quels intérêts aujourd’hui au niveau européen ?

 

Archipel de groupements

Les organisations faîtières nationales se regroupent à Bruxelles en un « archipel de groupements » écrit Jean-Marie Pernot. La représentation patronale prend des formes variables à des degrés divers, tentant d’englober des espaces de concurrence toujours plus larges, qui ont rendu obsolète la régulation de branche ajustée à l’espace national.

 

Au niveau européen, une organisation pyramidale agrège la représentation patronale vis-à-vis des institutions et du pouvoir politique, BusinessEurope. L’ex-UNICE est l’un des acteurs majeurs et puissant (comme la CES pour les salariés), reconnu comme tel par la Commission. Elle regroupe 40 organisations patronales et revendique 20 millions d’entreprises en Europe.

 

Les syndicats patronaux ont donc envoyé des permanents chez BusinessEurope, mais ont aussi parfois installé un bureau à Bruxelles. Dans un système d’aller-retour, ils défendent les entreprises nationales aux sein des instances communautaires. De retour dans leur pays, ce sont les politiques européennes qu’ils argumentent.

 

Que ce soit le Medef français, les BDI-BDA allemands, toutes les représentations assument aujourd’hui pleinement le terme de lobbying, qui qualifie les actions d’influence. Dans son rapport sur les organisations patronales en France et en Europe, Marion Rabier dissèque la manière dont les modèles de relations professionnelles s’uniformisent en Europe. Certes, il est difficile de comparer les organisations patronales d’un pays d’Europe à l’autre, mais elles s’investissent toutes auprès des institutions européennes.

 

Des organisations sectorielles « vaquent à leurs intérêts propres, selon M. Pernot, notamment une quinzaine de fédérations européennes de branche (FEBI, fédérations d’entreprises par branches d’industrie) ». Mais les industriels ne dominent plus. La finance et l’assurance ont pris la main depuis la monnaie unique. A l’heure de la crise financière, les banques réclament la mise en place d’un système de contrôle et de sanction des Etats membres qui respecte pas l’orthodoxie budgétaire. En réponse à la régulation financière, l’Institut de la Finance Internationale est monté au créneau contre les taxes bancaires comme l’explique Bernard Maris dans cette chronique.

 

Au début des années 2000, les fédérations de l’assurance s’activaient pour imposer l’idée d’un marché unique de retraites complémentaires par capitalisation (levée d’obstacles fiscaux, nouvelles règles prudentielles, libre circulation et libre prestation). Dans Europe. Défense des intérêts patronaux au niveau européen : le cas des retraites, Antoine Math illustre les méthodes de différentes organisations pour influencer la Commission dans l’élaboration d’un cadre juridique.

 

Les Chambres de commerce ont également leurs instances techniques, appellées Eurochambres (34 organisations nationales et 1300 chambres de commerce et d’industrie). Leurs tâches sont considérées comme « techniques » un qualificatif qui vise à « dépolitiser des enjeux concrets construits au jour le jour de la construction du grand marché intérieur », selon Jean-Marie Pernot.

 

Institutionalisation

Au sein du « dialogue social européen », patronats, chambres de commerce et autres représentants sont consultés (Yourvoice) selon la principale pratique du dialogue social (et la plus ancienne)-(article 152 du TFUE), et sont représentés à travers les instances bipartites  (Comité de dialogue social sectoriel– CDSS) et tripartites (Sommet social tripartite pour la croissance et l’emploi).

 

La création du sommet social tripartite par la décision 2003/174/CE du Conseil a constitué une étape politique importante, car elle inscrit la concertation tripartite à l’échelle européenne dans un nouveau cadre. Elle se déploie dans quatre domaines : le dialogue macroéconomique, l’emploi, la protection sociale et l’éducation et la formation. Chacun d’eux se subdivise en un niveau technique et un niveau politique.

 

Dans plusieurs domaines, la consultation tripartite se fait a travers de comités consultatifs interprofessionnels. Ces comités consultatifs ont pour mission de conseiller la Commission en formulant des avis sur l’élaboration de politiques spécifiques et en contribuant à leur mise en œuvre. Ils sont au nombre de six et sont actifs dans les domaines suivants : l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, la santé et la sécurité au travail, la formation professionnelle, la libre circulation des travailleurs, le Fonds social européen et la sécurité sociale des travailleurs migrants. Cette ouverture a permis d’équilibrer le rapport de force entre les organisations sectorielles et les grandes organisations interprofessionnelles.

 

Depuis 1993 (COM 1993-600 final), les six grandes organisations de partenaires sociaux interprofessionnelles avaient le droit d’être consultées sur les propositions en matière sociale et le droit de demander un traitement conventionnel plutôt que législatif dans le processus dit de « Val Duchesse » : BusinessEurope, Confédération européenne des syndicats (CES), Union Européenne de l’Artisanat et des Petites et Moyennes Entreprises (UEAPME), Centre européen des entreprises à participation publique et des entreprises d’intérêt économique général (CEEP), Eurocadres et la Confédération européenne des Cadres (CEC). « Mais, elles n’ont pas toutes le même poids, et peu participent directement aux négociations ou à la signature d’accords », détaille Marion Rabier dans sa note.

 

Aujourd’hui, des fédérations peuvent demander conjointement que les accords en matière de sécurité au travail, conditions de travail, protection des travailleurs, qu’ils concluent au niveau de l’Union soient mis en œuvre par une décision du Conseil sur proposition de la Commission (article 155, TFUE).

 

10 à 20 000 lobbyistes

Les estimations du nombre de lobbyistes à Bruxelles oscillent entre 10 et 20 000. Regroupés dans les 2 à 3000 groupes de patrons ou d’experts spécialisés, ils sont pourtant soumis à l’enregistrement et en principe au contrôle. Régulièrement dénoncé, le flou artistique autour de ces structures (cabinet, association, comité, etc) perdure. On en trouve à dominante financière ou industrielle ; les grandes entreprises de service public y gravitent ainsi que des groupes ad-hoc destinés à promouvoir tel ou tel aspect de la politique européenne (la monnaie unique par exemple, ou les réseaux de transports). D’ailleurs ces groupes se dissolvent souvent une fois qu’ils ont rempli leur rôle. Un véritable casse-tête.

 

Si leurs efforts portent sur la législation en cours d’élaboration, ils interviennent peu sur les orientations des politiques économiques ou sociales.

 

L’exception à la règle

La table-ronde des industriels fait exception (European Roundtable of Industrialists). Puissant lobby, il recrute par cooptation les plus grands PDG d’Europe. Né en 1983 par transformation de l’ancien « Groupe des présidents » fondé vingt ans plus tôt par Giovanni Agnelli (Fiat), ce club très fermé réunit aujourd’hui 48 membres dans 18 pays européens (sans aucun PECO sauf la Hongrie, mais avec la Turquie et la Norvège. Pour la France, St Gobain, Alcatel-Lucent, Air Liquide, GDF-Suez, Renault, Lafarge. Pour l’Allemagne : Siemens, BASF, ThyssenKrupp, BMW, Deutsche Telekom).

 

« L’ERT a des contacts privilégiés avec des décideurs politiques les plus hauts placés aux niveaux nationaux et européens qui prennent la forme de rencontres privées – de grand dirigeant industriel à décideur politique – ou de lettres envoyées aux lea- ders européens avant chaque sommet » précise Antoine Math.

 

 

Normaliser pour gagner des marchés

Enfin, les entrepreneurs jouent dans les comités de normalisation un rôle « largement sous-estimé » interpelle Jean-Marie Pernot. Une grande partie des standards de fabrication d’objets et de machines se décident au sein d’instances de normalisation. Elles sont au nombre de trois : le comité européen de normalisation (CEN), le comité européen de normalisation électrotechnique (CENELEC) et l’Institut européen des normes de télécommunications (ETSI).

 

Ces normes CE qui sont au départ « volontaires » répondent parfois à des intérêts marchands. Une norme permet d’éliminer un concurrent. « Car du fait de la réglementation, précise l’Association pour la connaissance et l’application des normes (ACANOR), une norme peut devenir obligatoire. les directives BT et achat public et les codes tels que Code des Marché Publics en France, ou bien certains arrêtés et toute la réglementation y faisant références les rendent obligatoires ». Les réponses à la consultation publique sur la manière d’élaborer les normes CE, notamment la faiblesse argumentative de celle du Medef français, vont en ce sens.

 

 

Lire aussi A Bruxelles, les lobbyistes sont « les garants de la démocratie » de François Ruffin, Le Monde Diplomatique juin 2010

 

– Antoine MATH, Europe. Défense des intérêts patronaux au niveau européen : le cas des retraites, IRES 2001, numéro spécial patrons.

– Jean-Marie PERNOT, Europe. Patrons et patronat, dimensions européennes IRES 2001, numéro spécial patrons.

– Marion RABIER (ENS-EHESS), Revue de littérature sur les Organisations patronales en France et en Europe pour le ministère du travail, n°130, décembre 2007

– Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne : TFUE

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