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L’abondance d’information et de communication rendu possible par les nouvelles technologies nous ont fait entrer dans une civilisation de l’impatience. Au travail, en premier lieu. Entretien avec Yves Lasfargue, directeur de l’OBERGO (Observatoire des conditions de travail et de l’ERGOstressie).

 

routine

L’arrivée des nouvelles technologies a-t-elle modifié en profondeur les organisations du travail en Europe ?

Les organisations conçues par les Américains et les Japonais n’ont pas vraiment évolué depuis les années 80/90. Elles s’attachent toujours aux problèmes de qualité, de flux-tendu, ou encore de benchmarking. Les indicateurs chiffrés se sont multipliés. L’Europe n’est pas très à l’aise dans l’utilisation de ces indicateurs. Les pays du Nord, où le travail s’inscrit dans une logique contractuelle (de résultat) les maîtrisent mieux. Les pays du Sud les discutent toujours parce que le travail s’inscrit davantage dans une logique de l’honneur. La scission entre le Nord et le Sud sur la véracité de ces indicateurs s’est atténuée, étant donné que les cadres sont formés sur le modèle de gestion anglo-saxonne et que les grandes entreprises la plupart anglo-saxonnes, ont imposé leurs normes.

 

Ces indicateurs définissent-ils en quelque sorte la place des hommes dans l‘organisation ?

Aujourd’hui la plupart des services « Organisation » ont disparu des entreprises françaises. Quand vous demandez qui est chargé de l’organisation dans l’entreprise, personne ne répond, c’est le grand vide. Le service « organisation » a existé jusque dans les années 80, puis il s’est transformé en une direction « informatique et organisation ». Aujourd’hui, c’est informatique tout court.

 

Prenons l’exemple de SAP. Ce PGI (progiciel de gestion intégrée) est le véritable « organisateur » de l’entreprise. SAP, logiciel européen mais conçu sur une logique anglo-saxonne d’intégration, s’est imposé aux grandes entreprises dans les années 90, aux PME depuis l’an 2000, et entre aujourd’hui massivement dans le Service Public. SAP provoque une véritable révolution silencieuse. On re-structure les services pour s’adapter aux contraintes du logiciel. C’est terrible, car on ne prend pas en compte la dimension des conditions de travail.

 

Si une entreprise est rachetée, elle change de PGI, si elle est restructurée, elle change encore. C’est d’autant plus difficile de gérer ce changement que ce sont des sociétés de services extérieures qui le mettent en place. Elles ont des méthodes spectaculaires, opérationnelles, qui plaisent. Une fois mis en place, plus personne n’est là pour analyser son impact au quotidien.

 

En France, les sociétés de service informatique sont puissantes. Entreprises et administrations ont une vraie culture de l’externalisation, sous-traitant volontiers les réorganisations. Soit parce qu’elles ne sont pas très courageuses, soit parce qu’elles n’ont tout simplement pas les moyens de payer des experts à plein-temps.

 

Pourquoi le mot « organisation » a-t-il disparu au profit du terme « psycho-social » dans les accords sur le stress ?

Le mot « organisation » chapote toutes les conditions de travail et pas seulement ce qui est psycho-social. Chez France Télécom, quand le scandale des suicides a éclaté, tout le monde a accusé l’organisation du travail. Il aurait fallu se tourner vers un « Monsieur Organisation », mais il n’y en avait pas. Force est de constater que, dans les accords récents sur le stress, la plupart des entreprises se sont engagées à désigner un « Monsieur Stress » plutôt qu’un « Monsieur Organisation ».

 

 

 

portable suisse

Les nouvelles technologies sont aussi une opportunité de transformer le travail. Comment les organisations utilisent-elles le télétravail et la portabilité ?

La première expérience de télétravail date déjà des années 70-80. Le télétravail salarié n’est pas vraiment adapté à notre culture, car un contrat salarial en France repose sur du temps de travail. C’est le résultat de longues luttes ouvrières du 19ème, faisant passer le salaire à la tâche au salaire à l’heure. Aujourd’hui dans le télétravail chacun fait semblant de mesurer les heures de travail. Or, si on commence à mesurer les heures du télétravail avec précision, on perd le principal avantage qui est la liberté et la flexibilité des horaires. C’est pourquoi le télétravail exige, dans les cas les plus fréquents la gestion par objectifs.

 

Commerciaux et cadres forment une exception. Les cadres ont accepté la gestion par objectifs dans les années 90, avec des contrats au forfait, un peu ambigus. Pour l’instant, c’est une menace théorique, mais toute entreprise rêverait de transformer son employé en indépendant, avec lequel elle aurait des rapport commerciaux.

 

On entre d’ailleurs dans une deuxième phase du télétravail. En principe, il est basé sur le « volontariat », alors que dans les faits, c’est souvent une alternative au licenciement, à la fermeture ou au déménagement d‘un site. C’est le cas dans les accords Hewlett Packard et Air France. C’est assez grave, car si l’on est obligé de télétravailler sans être volontaire à 100%, on risque de se lasser du télétravail au bout de quelques mois. La réussite du télétravail passe par l’acceptation des contraintes et des exigences du paradoxe : « Plus de temps et de charge de travail/ plus de qualité de vie ». Or, tous les salariés ne peuvent pas, et parfois ne veulent pas, accepter de vivre et supporter ce paradoxe car les conditions nécessaires sont très difficiles à réunir. Cela exige des profils de salariés très spécifiques ainsi que des rapports sociaux salarié/entreprise peu répandus. (rapport « Télétravail rêvé, rejeté, réel ? Halte aux illusions dangereuses ! » sur le site http://www.ergostressie.com/)

 

Internet, les téléphones et ordinateurs portables offrent la possibilité d’envoyer des mails à tout moment, cela engendre-t-il des effets négatifs sur les conditions de travail ?

Il faut modérer les discours qui affirment que ces outils sont générateurs de stress chez tous les salariés, En effet, aujourd’hui, la majorité des salariés ne sont pas sollicités par ces outils (43% des salariés français n’utilisent pas de micro-ordinateurs et 57% n’ont pas accès à une messagerie). Ce sont d’ailleurs souvent des outils de loisir qui s’imposent comme des outils professionnels. Donc créent à la fois plaisir et stress.

 

Depuis l’arrivée en 1995 d’Internet et du téléphone portable, nous devons gérer une « surcharge informationnelle » liée à l’accumulation d’information. Voilà le grand enjeu actuel : l’organisation doit apprendre à gérer cet afflux. Jusqu’à présent, les managers avaient été formés à gérer la pénurie d’information. Aujourd’hui, ils ont un problème de trop-plein ! Il faut à la fois inventer des règles collectives de gestion de l’abondance, plus ou moins imposées par l’entreprise, et un changement de nos comportements individuels.

 

Nous n’avons pas encore d’outils performants pour sélectionner l’information, excepté les moteurs de recherche. Le DRH n’a pas de méthode, donc il a inventé une charte de bonne conduite : ne pas envoyer trop de mail, trop long, à trop de personnes en copie, à n’importe quelle heure. Ce que la Netiquette a échoué à édicter à une certaine époque.

 

Ces changements ont pris une dimension culturelle, on est entré dans une civilisation de l’impatience. Chaque fois que l’on reçoit un mail, comme le temps de transmission se fait à la vitesse de la lumière, on considère que le temps d’analyse et le temps de réponse doit être réduit. On veut aussi montrer qu’on maîtrise cet outil. Intellectuellement, nous n’avons pas de méthode. Ni en Europe, ni en France. La recherche devrait se pencher plus activement sur cette question complexe des conditions de travail qui peuvent engendrer à la fois plaisir et stress.

 

 

 

Voir

Rapport « Télétravail rêvé, rejeté, réel ? Halte aux illusions dangereuses ! » téléchargeable sur le site http://www.ergostressie.com/)

Blog sur le télétravail : http://teletravail-negociation.blogspot.com/

 

 

 

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