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La crise crée un contexte d’urgence en faveur d’un déploiement des dispositifs anticipatifs de gestion de l’emploi. C’est ainsi qu’apparaît la « GPEC Territoriale », principalement à l’initiative des pouvoirs publics. Un guide de la GPEC Territoriale est diffusé par l’Etat depuis mai dernier, et une circulaire DGEFP du 29 juin 2010, signée par quatre ministres, enjoint les préfets de Régions et de Départements ainsi que les DIRECCTE de « constituer, avant la fin de l’année 2010, un dispositif régional dédié à la coordination de la GPEC afin de faciliter les pratiques de GPEC et la mise en cohérence des actions de GPEC sectorielles et des opérations de GPEC territoriale ».

 

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Si l’intention est louable, il y a fort à parier qu’il ne suffira pas de « sensibiliser » les préfets de tous niveaux sur les mérites supposés d’une transposition de GPEC d’entreprises pour qu’une réalité de gestion et de dialogue social s’installe effectivement dans les territoires.

 

La GPEC à la rescousse des territoires…, à moins que ce ne soit l’inverse !
L’avenir de la Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences (GPEC) serait ainsi dans sa territorialisation. Réciproquement, la décentralisation devrait trouver des moyens dans la GPEC. La circulaire citée liste les modalités qui doivent garantir le succès du recours à cette GPEC territoriale :

– L’aspect partenarial qui permet d’assurer une démarche fédératrice et légitime autour des partenaires sociaux,
– La mise en œuvre d’une vision prospective (…),
– La prise en compte du territoire comme espace adapté à une stratégie globale et coordonnée
– Le tout, dans le cadre des Engagements Territoriaux pour le Développement de l’Emploi et des Compétences

C’est des territoires (régions, collectivités de communes…) qu’il serait permis d’attendre la possibilité de combiner moyens et volontés dont on voit bien qu’il n’est pas raisonnable qu’elles émanent des seules entreprises. La territorialisation des enjeux d’emplois serait un gage d’opérationnalité et de résultats, tout simplement parce que cette gestion serait alors impulsée précisément par ceux qui en ont vraiment besoin, sous peine d’en subir localement et durablement les conséquences ; de l’exclusion des plus fragiles, pourtant « libres et égaux devant la loi », mais pas devant l’emploi tant le chômage est massif et la mobilité est difficile, jusqu’au risque de troubles de l’ordre public, avec le retour des intérimaires dans les cages d’escaliers des cités et/ou les conflits à l’occasion d’annonces de fermetures .

 

La GPEC a pourtant toujours besoin d’être soutenue
Du préambule de l’ANI de 1969 à la loi de 2005, la GPEC a été conçue comme un moyen pour les entreprises (enjeu de compétitivité) et leurs salariés (enjeu de sécurité de l’emploi / de sécurisation des parcours) de s’adapter aux changements. Ce sous domaine de la GRH se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale : objet d’un consensus sur son utilité et de pressions des pouvoirs publics sur la nécessité d’en promouvoir la pratique…, la GPEC peine à se diffuser effectivement ! En dépit de ses avancées la GPEC en France souffre de plusieurs handicaps. Sa progression reste lente au sein des entreprises. Il est normal que le temps de mise au point et de déploiement d’un dispositif de politique active de l’emploi soit long. Les comparaisons européennes montrent qu’il en est de même dans d’autres pays. Ainsi, les « Job Security Organisations » suédoises couvraient en 2000, 34 ans après leur création, 60% du marché du travail de ce pays . La diffusion de la GPEC en France ne suit cependant pas ce rythme. Même en prenant le milieu des années 80 comme point de départ, 25 ans après, seulement 16% des salariés appartenant à une entreprise soumise à l’obligation triennale de négocier sont concernés par un accord et moins de 2% des entreprises soumises à l’obligation ont signé un accord. Les acteurs restent évidemment sceptiques sur la nécessité de la GPEC, voire même sur sa possibilité dans un contexte de crise. Cette lenteur traduit les doutes des entreprises quand à son utilité réelle. Ce n’est d’ailleurs pas sans suspicion ou ambivalence, aujourd’hui encore, que les organisations syndicales accueillent et soutiennent les démarches associées. Le fait est qu’il y a des accords, des démarches et des outils, mais pas encore d’évaluation ou de mesure fiable des résultats obtenus, ni même d’indice complètement probant que la GPEC permette d’atteindre effectivement les différents objectifs que lui assignent les différents acteurs qui la promeuvent.

 

Une pondération inversée entre anticipation et prévention

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Encore faudrait-il justement s’entendre sur les objectifs et la finalité principale de la GPEC, régulièrement écartelée entre prévision et prévention. Pour la GPEC d’entreprise, le raisonnement est d’abord de l’ordre de l’anticipation des écarts. Il s’agit d’aligner autant que possible les ressources nécessaires à l’atteinte des objectifs stratégiques. La démarche s’intéresse donc prioritairement aux emplois dits « critiques » ou en tension. Si l’anticipation est rationnelle en entreprise, la prévention n’est pas évidemment nécessaire. Pour les territoires la pondération est largement inversée. L’enjeu est d’abord de l’ordre de la prévention, de la protection des personnes, de la sécurisation de leurs parcours, et cela si possible, sans attendre qu’elles soient privées d’emplois. L’anticipation et la conception de stratégies territoriales de développement est une façon d’y parvenir, mais ce n’est pas la plus spontanément utilisée et sa mise en place doit résoudre plusieurs problèmes. Si le bassin d’emploi semble bien souvent une échelle pertinente, le périmètre du territoire concerné dépend moins de la géographie et des limites administratives que de l’existence d’un projet et de porteurs de celui-ci. L’élaboration de la stratégie dépend alors de la constitution d’un « collectif d’acteurs» au sein duquel se dégagent un leader et un consensus, suffisamment forts pour engager l’action. Enfin, des stratégies de développement et de prévention visent à équiper des personnes dont le territoire n’est pas l’employeur, mais dont l’emploi est à risque, lorsqu’il n’a pas déjà disparu. En d’autres termes : il est hautement improbable que puisse se développer une démarche préventive sur l’emploi qui ne s’appuie pas sur un dialogue multi-acteurs territorial. Il est donc « naturel » que les territoires cherchent à s’appuyer sur les partenaires sociaux, naturellement en charge des négociations en entreprises et dans les branches.

 

Des partenaires sociaux ambivalents, quand ils ne sont pas absents !
Cette évidence ne va pourtant pas de soi. Il faut ainsi se souvenir que la première génération de GPEC d’entreprises (1985-2005) s’est surtout déployée à l’aide d’outils. Elle n’a que marginalement eu besoin de s’appuyer sur le dialogue social et la négociation au-delà des obligations d’information. Négocier n’est en effet pas si évidemment nécessaire pour anticiper, ou simplement, pour prévoir. Inversement, négocier et conclure des accords paraissent des conditions d’autant plus incontournables que l’enjeu intègre la prévention. Celle-ci relève en effet d’une rationalité qui n’est pas prioritairement celle de l’employeur, mais des salariés et des territoires (du bassin d’emploi à la nation). C’est bien la raison pour laquelle, selon nous, le législateur a souhaité imposer la négociation, inventant ainsi un « droit de la bonne pratique ». Il est en effet difficilement évitable d’aborder les enjeux de la prévention sur l’emploi dès lors que le dialogue est engagé avec les représentants des salariés. Les entreprises qui ne souhaitent pas s’engager paritairement sur le terrain de la prévention n’ont plus le choix que de faire en sorte de ne pas aboutir à des accords. Le fait même de la négociation déplace ce qui est en jeu dans la GPEC. L’accord et la négociation sont une incitation pour que la dimension « prévisionnelle » soit accompagnée d’une visée « préventive ». Or, précisément, ce qui fait la spécificité de la GPEC Territoriale est dans sa visée préventive sur l’emploi et non simplement dans une visée anticipatrice ou prévisionnelle. On voit donc mal que son parcours n’intègre pas la case « dialogue social ».

 

Des volontés politiques et des moyens publics sur les territoires à la recherche de leviers
Pour les territoires cependant, il n’y a pas d’obligation légale ou de « bonnes pratiques adéquationiste ». Il y a, plus ou moins, la volonté d’engager des projets et de répondre à une responsabilité politique et sociale que s’attribuent différents acteurs, avec des légitimités diverses (élus, pouvoirs publics). On peut les repérer sur au moins trois axes. La prévention des troubles à l’ordre public (fermeture conflictuelle, trop grande concentration de demandeurs d’emplois dans certaines zones sensibles…), est une motivation que l’on trouve explicitement du coté des préfets de départements par exemple. Le second argument de la GPEC-T est dans la recherche d’une pertinence accrue et d’une meilleure qualité des prestations territoriales de service public, prévues et organisées par les textes et les missions des organismes divers exerçant localement sur le champ de l’emploi : services économiques des territoires (Régions, Communautés de Communes), Pole Emploi, Maison de l’Emploi, CCI, établissements de formation professionnelle…. Leur efficacité (voire leur efficience) est normalement questionnée par les tutelles, les élus des régions et des collectivités territoriales. C’est enfin, inégalement distribuée mais émergente, la volonté de conduire des politiques de développement territorial (renforcer les externalités positives, attirer des employeurs, retenir une main d’œuvre qualifiée, promouvoir des clusters ou pôles de compétitivité…), le plus souvent à l’initiative des élus. Dans tous les cas, les raisons de faire sont distribuées de manières très différentes. Pour la GPEC, l’essentiel découle de la stratégie économique de l’entreprise. Pour les autorités politiques et publiques locales, l’enjeu est d’abord dans le rétablissement d’une égalité des droits et des chances d’accès des citoyens à l’emploi. La performance s’analyse en termes de justice et d’impacts sur les populations les plus fragiles. Ce n’est que de façon encore embryonnaire mais croissante, que s’y ajoutent des éléments de stratégies en termes de développement économique local.

 

Ne pas se tromper de GPEC Territoriale !

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Depuis le guide pratique édité en mai 2010 par la DGEFP, puis la circulaire de juin citée plus haut, l’acronyme GPEC-T s’impose d’autorité…, même si c’est dommage. En effet, l’ajout « accessoire » du T laisse entendre que, sur l’essentiel, il s’agit bien de la même approche ; des GPEC d’entreprises mais territorialisées. C’est indiqué et pertinent pour une petite part de la réalité et des enjeux. Ici, une grande entreprise (chantiers navals, énergie, constructeurs automobiles) domine le paysage de sa taille et de ses moyens d’une manière telle que « son marché » interne influence directement le marché local. Là, quelques entreprises se regroupent pour réagir à une pénurie locale de main d’œuvre qualifiée, pour mutualiser quelques compétences, voire, se lancer dans du prêt de main d’œuvre, au besoin relayées par un groupement d’employeur. Dans ces cas de « GPEC territorialisées », les concepts, les outils, les méthodes, les légitimités, restent bien calées sur la démarche adéquationiste de tradition gestionnaire ; état des lieux sur base de cartographies et de référentiels, analyse d’écarts actuels et prévisionnels, dimensionnement des outils d’adaptation (dont le recrutement et l’offre de formation…).

En dehors de ces cas, et plus encore pour des approches interprofessionnelles, on voit bien le risque d’une transposition de la GPEC d’entreprise dans les territoires, vers ce que l’on pourrait appeler des tentatives de « GPEC de territoires » surtout si cela passe prioritairement par des contrats d’études justement financés par l’Etat ou par les Régions. Rien n’y est comparable. Les finalités diffèrent. Les concepts d’emplois et de compétences ne désignent pas les mêmes réalités ni ne s’appréhendent techniquement de la même façon. Surtout, le « gestionnaire » n’est plus l’employeur et le bénéficiaire n’est pas subordonné. Le risque est grand que le fantasme gestionnaire sévisse en la matière, par la diffusion de simples simulacres. Copions les outils (cartographies, référentiels…), parons nous des attributs de la GPEC et l’on sera des gestionnaires. A défaut des responsabilités et des pouvoirs de l’employeur, l’Etat finance et des acteurs locaux commandent des études, des diagnostics dont on précise toujours qu’ils devront être « partagés ». On sait ce que l’on paye aux cabinets d’études, les cahiers des charges sont faciles à rédiger, le risque est minimum…, même si l’expérience indique que cela ne servira pas vraiment.

 

Inventer, au-delà de la transposition de « bonnes pratiques » auto proclamées
Même formellement partagé, un diagnostic et une étude ne font pas une volonté, un projet, un acteur. Il est ainsi malheureusement trop prévisible que l’ambition de promouvoir des « GPEC de territoires » répète cette dérive instrumentale, appelée « usines à gaz », que beaucoup d’entreprises ont déjà connu et fustigent depuis. En pratique, cette GPEC tant adulée de ceux qui ne la connaissent pas, est bien souvent décriée ou suspecte pour ceux qui en font… Elle n’est pas transposable à des politiques publiques territoriales sans un grand nombre de précautions conceptuelles et méthodologiques et surtout, sans promouvoir d’abord l’émergence d’acteurs et de projets. Ceux-là n’ont guère besoin d’études statistiques approfondies, même cartographiées en couleurs, à l’aide d’une exploitation lucrative des statistiques publiques. Il y a des territoires dont la trop faible attractivité est telle qu’elle constitue une externalité négative. Il y a des intérimaires et des précaires, isolés, dont les missions successives ne permettent pas de construire un parcours ou une réelle « employabilité ». Il y a des entreprises, souvent petites, qui manquent de moyens humains pour conduire des gestions plus préventives et des stratégies de développement techniques et commerciales, faute de pouvoir recourir à des formes de mutualisation. Il y a des milliers de salariés peu qualifiés de l’industrie, dont l’avenir des emplois est malheureusement connu, qu’il est urgent d’équiper par une montée en qualifications au-delà des besoins de leurs employeurs actuels. Ils leur manquent certes parfois des moyens, et parfois simplement, la connaissance des outils existants. Il leur manque souvent aussi la confiance dans les acteurs publics. Mais il manque surtout d’appétence à « se bouger », s’orienter et se former, au risque d’être condamnés, à termes, à une mobilité subie, coûteuse socialement, voire à l’exclusion du monde du travail.

 

Ce n’est pas parce que l’emploi est largement déterminé par l’économique que les territoires peuvent agir sur l’emploi, de manière gestionnaire. Les territoires sont des entités politiques. C’est politiquement qu’ils trouveront un espace pour agir, sinon sur l’emploi directement, au moins sur les situations des personnes les plus menacées, inventant ainsi, au contraire de « GPEC de territoires », des politiques territoriales d’emplois.

 

Pour en savoir plus

– Xavier Baron, Frédéric Bruggeman dans l’AEF Info du 09 Avril 2009 « inventer la GTEC en période de crise ».
– Bruggeman F. et Gazier B., (sous la direction de), « Restructuring Work and Employment in Europe: Management and Policy Responses » (Edward Elgar – 2008).
– Henri Rouilleault « Anticiper et concerter les mutations. Rapport sur l’obligation triennale de négocier »
– Laurent Duclos, « Le droit de la bonne pratique, Enquête sur une norme de gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences », Cahiers Philosophiques, n°116, décembre 2008.
– Xavier Baron, Frédéric Bruggeman dans l’AEF. Info du 22 juin 2010 ; « De la GPEC à la GTEC, des concepts communs pour des usages et des finalités distinctes ».

 

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.