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Pour éviter les suicides il faut prévenir la dépression et travailler sur le management comme sur la résilience estime Karl Kuhn, chercheur allemand en sciences sociales et sciences du travail. À ses yeux, le débat français sur les suicides au travail omet de traiter les causes mentales du suicide

 

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Le débat autour des suicides au travail est-il particulièrement français ?

Je dirais que oui, c’est un débat typiquement français car le débat autour des suicides de France Telecom a été lié directement aux conditions de travail. Les suicides sont la fin amère de parcours psychosociaux dans l’entreprise. En Allemagne nous avons environ 9 000 suicides par an mais aucun cas n’est lié directement au travail ou aux conditions de travail. Nous avons un plan national de prévention des suicides. Le suicide du gardien de l’équipe nationale de football Robert Enke a provoqué un large débat l’année dernière ; il souffrait d’une sévère dépression -qui l’a conduit au suicide- mais aucun de ses amis, collègues ni même son coach n’a détecté sa maladie.

 

Dans le débat public en Allemagne, les suicides sont souvent la fin d’un parcours lié à des maladies mentales. Avant de commettre un suicide vous souffrez souvent de dépression ou de « burn-out ». Nous discutons dans notre pays sur la reconnaissance et sur la détection le plus tôt possible de la dépression. Pourquoi ne pas reconnaître que les suicides à FT sont l’aboutissement d’une maladie mentale comme la dépression ?

 

Il est difficile de dire qu’il y a un lien direct entre les suicides et les conditions de travail, il s’agit plutôt d’un lien indirect où le suicide apparait comme le résultat d’une suite de problèmes psychosociaux. Le « burn-out » est souvent associé à la dépression. La dépression est rarement vue comme une maladie chronique qu’elle est pourtant. Nous savons que la plupart des suicides sont associés à une sévère dépression. Ainsi il est crucial d’analyser les conditions qui ont un lien avec la dépression même si celles-ci sont d’origines diverses : caractère personnel, génétique, environnement externe…

 

Sur quoi porte le débat en Allemagne ?

Le débat allemand est centré sur la reconnaissance des maladies mentales telles que la dépression. Le plus tôt possible afin d’éviter qu’elle ne devienne chronique ou sévère. De nombreuses études montrent que la dépression est la maladie chronique la plus coûteuse. Au cours de la maladie, il existe un point de non-retour où la maladie devient chronique. De nombreuses données américaines sur les coûts de la dépression. D’un point de vue épidémiologique et en se basant sur des données très fiables, nous savons que les désordres psychosociaux sont la première cause d’incapacité et des longs arrêts maladie. C’est l’une des raisons pour laquelle les partenaires sociaux discutent autour des meilleurs moyens de faire de la prévention des désordres psychosociaux, des outils de mesures disponibles et de la façon de les mettre en place.

 

Comment traiter les désordres psychosociaux au sein d’une organisation ?

De nombreux désordres psychosociaux sont « cachés ». Personne ne va dire à ses collègues ou à ses managers qu’il est « malade » de peur d’être stigmatisé. Il faut développer la prise de conscience des employeurs et des salariés sur le fait que la dépression est une maladie et que la personne malade nécessite donc de l’aide et du soutien de la part de ses collègues, du management et de l’organisation. La sécurité au travail et les services de santé doivent être en mesure de mettre ces problèmes à l’ordre de jour.

 

A ce propos, un projet européen s’est mis en place dans la ville de Nuremberg qui vise à réduire le nombre de suicides et réunit l’ensemble des acteurs concernés (entreprises, services sociaux et services de santé, enseignants, citoyens et même prêtres). Ce projet a permis de développer des concepts et a réduit très fortement le nombre de suicides dans la ville. Ce concept a été étendu à de nombreuses autres régions d’Allemagne et transféré en tant que modèle dans différents pays d’Europe.

 

D’après vous, les conditions de travail modernes sont-elles préjudiciables à la santé ?

Nous avons aujourd’hui en Allemagne, une société du 24h/24 où il n’y a plus d’intimité et où vous êtes susceptibles de travailler tout le temps. Le travail ne vous quitte plus au travail, à la maison, pendant le transport, pendant vos temps de repos. Plusieurs entreprises ont introduit ce qu’elles appellent « le temps de travail en confiance » : vous avez un contrat général de travail, des objectifs vous sont fixés mais vous avez la liberté de fixer la manière d’atteindre ces objectifs et le temps que vous y consacrez. Ces méthodes de travail peuvent être préjudiciables à la santé ; la détérioration de  la vie sociale entraine la détérioration de la santé.

 

De telles conditions de travail doivent être accompagnées de mesures préventives et de structures de soutien au sein de l’entreprise. Il est nécessaire d’avoir un équilibre entre autonomie et contrôle. Il faut aussi repenser les concepts de management et de leader. De ce point de vue, les nouveaux concepts de leadership transactionnel et transformateur sont prometteurs : un manager doit se montrer empathique avec ses collègues non seulement en fixant des objectifs mais aussi en développant une vision et en apportant du soutien. Il est très important d’équiper les salariés pour le changement. La promotion de la santé mentale et le développement du concept de résilience dans le management sont cruciaux.

 

Comment voyez vous cette question du  management et du leadership en France ?

En tant qu’observateur de votre pays, je remarque que la hiérarchie est beaucoup plus développée et plus lourde que dans les pays voisins tels que la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne ou encore les pays scandinaves. C’est un aspect qui doit être porté à la discussion concernant les conditions de travail et le management.

 

En mars prochain, se tiendra la conférence Européenne sur la santé mentale au travail à Berlin : qu’en attendez-vous ?

Cette conférence est la cinquième du genre. Elle est organisée dans le cadre du pacte européen pour la santé mentale adopté en 2008 par l’Union Européenne. Ce pacte vise à définir une large stratégie concernant la santé mentale. J’espère qu’il en ressortira que la promotion de la santé mentale doit être une partie implicite du travail afin de rendre les personnes capables de répondre aux nouvelles demandes émergeant de la globalisation et des changements qui en résultent. Bien sûr, il faut adapter le travail à des normes que les personnes supportent, mais les personnes doivent avoir ou acquérir les pré-requis pour faire le travail. Il faut aussi les adapter aux types et aux rythmes des changements. Le secteur des Télécoms en est d’ailleurs un très bon exemple. Il nous faut travailler en profondeur sur la notion de résilience au travail.

 

 

Karl Kuhn a été conseiller principal pour les politiques de santé au travail du BAuA (Bundesanstalt für Arbeitsschutz und Arbeitsmedizin). Professeur à l’Université Griffith de Brisbane en Australie, il préside également le réseau européen de promotion de la santé sur le lieu de travail (ENWHP).

 

Ces propos ont été traduits par Claire Piot

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