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par Pierre Tartakowsky

L’édition de Dakar du Forum social mondial qui s’est tenue du 6 au 11 février confirme la vivacité d’un processus original ; la participation s’est située à un niveau dépassant les espérances des organisateurs. Elle s’est développée dans un contexte africain, caractérisé par une situation criante de manques logistiques, entre autres.

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La participation de chefs d’État, la polémique publique engagée par le président Wade sur l’inutilité supposée des altermondialistes en ont fait, pour des raisons opposées un objet politique à part entière et incontournable, qu’on soit ou non d’accord avec ses objectifs. Enfin, les efforts réalisés pour faire « sortir » le Forum de son lieu de réunion et pour légitimer un rôle d’organisateur informel ont été confirmés par des avancées concrètes, mesurables. Le « Dakar étendu » – via les NTIC – a rayonné sur plus de vingt pays et le nombre des « assemblées thématiques de convergence » est monté à trente-huit, avec, au final, un contenu à la fois réaliste et concret.

 

Donc, tout va bien. Tout va bien dans la mesure où cette dynamique, soupçonnée d’essoufflement dès le deuxième Forum a manifestement de la réserve, tout va bien puisqu’elle continue à assumer son rôle d’arpenteur critique de la globalisation. Il n’en demeure pas moins utile de réfléchir sur quelques paradoxes qui lui sont inhérents.

 

Pas de zoom sur les luttes démocratiques arabes

Le premier de ces paradoxes tient au rapport pour le moins décalé que le Forum aura entretenu avec l’actualité politique. On pense évidemment à la vague démocratique qui balaye et secoue de façon parfois victorieuse et toujours salutaire les régimes autoritaires du monde arabe. L’alliance gagnante entre les différents acteurs des sociétés civiles – organisations syndicales, associations, jeunesse chômeuse diplômée, avocats et magistrats- le rôle offensif des réseaux sociaux, tout cela valide le « discours de la méthode » des Forums sociaux mondiaux (Fsm). Pourtant ce discours sous-jacent aura été éclipsé – du moins dans la scénographie des organisateurs- par la place faite aux chefs d’État dans le Forum, singulièrement à Evo Moralès, chargé d’une sorte de discours de parrainage. Une scénographie décalée, forcément décalée, d’autant que le Forum, en tant qu’entité, n’aura pas su manifester de façon visible, éclatante, sa solidarité avec les peuples en lutte pour la démocratie.

 

Est-ce parce que, justement, les avancées démocratiques apparaissent, dans l’inconscient collectif altermondialiste, comme « has been », hors sujet globalisation ? Est-ce au contraire parce que « cela va sans dire » ? Ce serait oublier que cela va toujours mieux en le disant. Est-ce plus simplement parce que le Forum n’a pas de voix officielle, pas de porte-parole ni d’identité unique ? On est tenté de le croire. Il n’en demeure pas moins que ce décalage paradoxal pourrait, à terme, indiquer une certaine difficulté à passer de l’implicite à l’explicite quant à la nature universelle des valeurs sur lesquelles il se développe.

 

Dépasser la figuration

Le second paradoxe se nourrit également d’un implicite à terme insatisfaisant. Il concerne les droits fondamentaux. Comme les éditions précédentes, celle de Dakar a été traversée par la thématique des droits ; biens communs de l’humanité, droit à l’éducation, à l’autosuffisance alimentaire, à la dignité des personnes face aux violences sexistes, racistes, sociales, droit à la terre, à un autre développement… Pour autant, cette « production de droits » aussi profuse que légitime n’aura pas trouvé son expression globale, voire globalisée, en termes de représentation auprès des acteurs des institutions de la gouvernance mondiale telle l’organisations des Nations unies. Corrélativement, des victoires marquantes sur le terrain de la défense des droits de l’Homme – on pense à la libération d’Aung San Suu Kyi par la junte Birmane – n’ont été – de fait – ni présente ni représentée. Là encore, on s’interroge : est-ce le rôle du FSM, à qui en incombe la responsabilité ? Mais ce type de déficit peut finir par fonctionner comme une limite à la capacité du Forum de se poser comme acteur global.

 

L’emploi aux dépens du travail

Le troisième paradoxe touche l’enjeu du travail et de ses acteurs institutionnels que sont les organisations syndicales. Comme les droits, le travail est omniprésent dans les thèmes du Forum ; mais il n’en constitue que rarement une porte d’entrée, au bénéfice d’approches de type « consumériste », « développementistes » voire « solidaristes », certes souvent intéressantes mais rarement en capacité de permettre des alliances ou des convergences revendicatives avec les organisations syndicales. Ces dernières portent d’ailleurs une part de responsabilité dans cette situation. À une configuration politique des associations dans laquelle le travail semble avoir perdu sa centralité répond souvent une priorité exclusive de l’emploi, point final. Paradoxalement, cette situation s’avère en net décalage d’avec les rapports construits au plan national ou européen entre organisations syndicales et associations. Tout semble se passer comme si les acteurs – syndicats, grands réseaux associatifs, le Forum en tant que tel – s’accordaient pour ne pas valoriser ces coopérations, pourtant importantes, voire les minimisaient comme pour ménager – au cas ou – une bien hypothétique « porte de sortie » du processus.

 

L’agenda du FSM au G20

S’agit-il de difficultés structurelles, de limites passagères – après tout, le processus n’a guère que dix ans – ou encore de difficultés exogènes, caractérisant davantage des forces militantes que le Forum lui-même ? La difficulté à apporter des réponses ne saurait empêcher qu’on pose la question. D’autant que, malgré ces limites, ces difficultés, l’agenda altermondialiste, tel que porté par les Forums paraît avoir une bonne décennie d’avance sur les penseurs gouvernementaux et les experts de l’orthodoxie globalisée. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil sur l’agenda du G20 ; il reprend, toute honte bue et quasiment à la lettre près, celui du premier forum de Porto Alegre en 2001.

 

Sur fond de crise systémique, ce sont donc les thématiques altermondialistes qui l’ont emporté ; on pourra même risquer l’idée, au vu des avancées démocratiques en Amérique latine et, peut-être au Maghreb et au Machrek, que certaines d’entre elles se sont construites en objet politique. Quels sont dans ce processus, les poids respectifs des crises et du Forum ? Bien malin qui pourrait apporter une réponse plus précise que « les deux sont liés ». Peut-être d’ailleurs est-ce là un ultime paradoxe du Forum social mondial : lorsqu’on met en regard l’extraordinaire degré de désorganisation qui a régné à Dakar (1) et son bilan somme toute très positif, on est conduit à penser que le Forum constitue d’ores et déjà une sorte d’objet autonome de ses promoteurs. Un processus toujours plus riche en personnages, plus que jamais en quête d’auteurs.

 

(1) Une désorganisation totalement due aux autorités politiques sénégalaises et dont le Forum n’est en aucune façon responsable.

 

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